15 mai 2024

Temps de lecture : 9 min

Pierre Petillault (L’Alliance) : « Le pluralisme de la presse d’information peut disparaître. Nous y perdrions beaucoup collectivement »

Le financement de la presse d’information a été au cœur du colloque « Démocratie, information et publicité » organisé le 23 avril à La Sorbonne par l’UDECAM et l’ACPM en collaboration avec INfluencia. Pierre Petillault, directeur général de l’Alliance de la presse d'information générale, revient sur les enjeux économiques de cette famille de presse qui regroupe la presse quotidienne nationale et régionale, ainsi que la presse hebdomadaire régionale.
Pierre Petillault colloque Démocratie, Information et Publicité Alliance Apig

INfluencia : quels sont, pour les titres de presse représentés par l’Alliance, les enjeux et conséquences concrètes du lien entre information, démocratie et publicité ?

Pierre Petillault : traiter tous les aspects de l’information politique et générale, qui est la spécificité des titres de l’Alliance, nécessite des rédactions de grande taille. Les éditeurs que nous représentons emploient 42 % des journalistes français. C’est aussi chez eux que l’on trouve un haut niveau d’exigence sociale, en convention collective ou en accord d’entreprise. La première difficulté consiste à continuer à financer ce journalisme avec un haut niveau d’exigence sociale et déontologique. Aujourd’hui, en France, sans apport de capitaux extérieurs, on ne paie pas les journalistes ou, en tous cas, pas au tarif de la convention collective et des accords d’entreprises. C’est ce constat qu’il faut arriver à dépasser. Or, depuis l’année 2023, beaucoup de groupes sont de nouveau en difficulté, y compris parmi ceux qui allaient plutôt bien, qui s’étaient restructurés ou qui avaient fait de bons choix stratégiques et étaient revenus à l’équilibre. C’est le cas de Ouest-France ou d’Ebra. Il n’y a malheureusement pas grand monde à l’Alliance qui gagne de l’argent en ce moment… Pour qu’un groupe de presse ou qu’un titre puisse être indépendant, le financement de l’info doit reposer sur plusieurs piliers : la publicité, les abonnements, la vente au numéro, parfois la diversification, les revenus numériques quand on arrive à en dégager auprès des plateformes… Plus les sources de financement sont diversifiées, plus on est indépendant. C’est une évidence mais il est toujours bon de le rappeler.

Aujourd’hui, en France, sans apport de capitaux extérieurs, on ne paie pas les journalistes ou, en tous cas, pas au tarif de la convention collective et des accords d’entreprises. C’est ce constat qu’il faut arriver à dépasser.

IN : le secteur est pourtant dynamique.  Le Figaro s’est diversifié dans le numérique, ce qui le place dans les grands de ce domaine, Le Télégramme dans l’événementiel et le recrutement sur Internet… Le Monde a réussi sa mutation numérique et franchit chaque mois depuis le début de 2024 le cap des 500 000 ex. diffusés par jour. Tout cela n’est donc pas suffisant ?

P.P. : la diversification peut connaître des effets cycliques, mais c’est plutôt positif sur le long terme. La presse d’information connaît une vraie dynamique de diffusion, autant sur les abonnements que sur les audiences des sites et applications. En volume, nos éditeurs vendent davantage d’abonnements papier et numérique qu’il y a dix ans. La difficulté réside dans la valeur qui y est associée. Les abonnements numériques sont vendus trois à cinq fois moins chers, parfois encore moins, et c’est tout le problème. Quand un lecteur se numérise, le revenu est divisé par trois et, en général, par beaucoup plus. Même Le Monde, qui a de beaux succès en numérique, a encore besoin du papier et de ses recettes publicitaires.

IN : les études montrent qu’il y a en France une faible propension à payer pour l’info. Qu’est-ce qui explique cette réticence ?

P.P. : la France n’a jamais été un grand pays d’abonnement à la presse écrite, à la différence de la Grande-Bretagne par exemple. A cet historique, se sont ajoutés les débuts du numérique où beaucoup de contenus ont été proposés gratuitement. Aujourd’hui, les éditeurs essaient de remonter la pente avec des paywall mais, d’une certaine manière, le mal est fait dans l’esprit du consommateur. La France a aussi un important service public bien financé, avec une énorme offre d’information en radio, en télé et maintenant en ligne. C’est une offre de qualité qui renforce encore l’idée que l’on n’a pas forcément besoin de payer pour l’info. D’ailleurs, dans les débats sur les Etats généraux de l’information, en dehors des éditeurs de l’Alliance, on n’a pas beaucoup entendu parler du pluralisme. Comme si, pour une partie du public, il ne serait pas très gênant de n’avoir que deux médias de service public. C’est un vrai sujet, plus civilisationnel, qui va avec la polarisation de la société. On n’admet de moins en moins qu’il puisse y avoir plusieurs visions d’un même sujet.

Il faut réaliser collectivement la chance et la richesse d’avoir des médias pluralistes mais aussi leur fragilité. Sur certains territoires, notamment l’Outre-mer, les quotidiens disparaissent

IN : la presse française est pourtant très plurielle et pluraliste…

P.P. : c’est un énorme non-dit de tous les débats qui se sont tenus ces dernières années sur la concentration ou l’indépendance des médias. On parle toujours des milliardaires qui seraient à la tête de toute la presse. Ce couplet populiste et même complotiste est mensonger ! Au conseil d’administration de l’Alliance, il y a de petits entrepreneurs, notamment en PHR, du capitalisme familial comme à Sud-Ouest, des fondations à l’instar de Centre France-La Montagne, des associations avec Ouest-France… Ce sont des modèles extrêmement divers. Sur le plan éditorial aussi. Ceux qui disent que des médias mainstream racontent tous la même chose ne lisent pas la presse. Il faut réaliser collectivement la chance et la richesse d’avoir des médias pluralistes mais aussi leur fragilité. Sur certains territoires, notamment l’Outre-mer, les quotidiens disparaissent. Aux Antilles et en Guyane, Xavier Niel a repris France-Antilles en 2020, mais en Nouvelle Calédonie, à Tahiti et à La Réunion, la presse écrite est en train de mourir et leurs habitants n’auront bientôt plus de choix qu’entre le service public audiovisuel et les réseaux sociaux. Le pluralisme peut disparaître et nous y perdrions beaucoup collectivement.

IN : dans les débats, la question de l’indépendance des rédactions est aussi régulièrement avancée. À juste titre ou en vertu de réflexes corporatistes ?

P.P. : pour que les journalistes puissent travailler en toute indépendance, le sujet n’est pas tellement l’actionnaire mais de pouvoir le faire dans des conditions qui les préservent justement des préoccupations économiques. Et pour que son travail soit diffusé ou mis en valeur, toute rédaction a besoin des autres équipes en charge du référencement en ligne, de l’abonnement, de l’impression du journal, du portage pour les mettre en boîtes aux lettres à 5 h du matin… Ces autres catégories de personnels, qui constituent la moitié des salariés de la presse, ont subi l’essentiel des restructurations des dix ou quinze dernières années, qui ont accentué leur productivité pour compenser les départs… Il ne faut pas l’oublier. On ne peut donc pas dire que l’on puisse être indépendant de tout et de tout le monde, du lecteur, de l’actionnaire, des autres salariés… La véritable indépendance, c’est celle du titre.

Pour que les journalistes puissent travailler en toute indépendance, le sujet n’est pas tellement l’actionnaire mais de pouvoir le faire dans des conditions qui les préservent justement des préoccupations économiques

IN : quand on évoque ces sujets autour du modèle économique, certains peuvent penser que l’on joue à se faire peur. On entre dans le dur mais, souvent, personne n’y croit…

P.P. : le débat a longtemps été piraté par des idéologues. Dans nos échanges avec l’Etat, les élus ou les personnes en charge des Etats généraux de l’information, on a eu l’impression d’une prise de conscience. Il devient de plus en plus clair que la vraie question est économique et que l’on est au bord du précipice. J’espère que cela sera pris en compte dans les recommandations des Etats généraux de l’information et dans les projets législatifs ou réglementaires qui en sortiront. Il a fallu remonter la pente de ces débats autour des milliardaires puis du JDD… On a beaucoup travaillé à ramener de la rationalité économique et des chiffres dans le débat.

IN : les secteurs interdits sont aussi une source importante de désaccord entre les différents médias, qui défendent tous auprès des pouvoirs publics leurs attentes ou les spécificités de la structure de leurs revenus. Avance-t-on sur un équilibre, dans une vision qui intègrerait l’ensemble des médias ?

P.P. : dans le débat sur les secteurs interdits, nous avons défendu l’idée que nous étions en train de nous répartir la pénurie. La télé a – comme d’habitude – été très bonne dans son lobbying, de sorte qu’en tant que représentants de la presse, on a parfois eu l’impression que les sujets étaient clos avant de lancer le débat. Nous avons là aussi fait valoir fortement nos arguments contre l’ouverture de la publicité pour la promotion à la distribution à la télévision. Ce média va bien et leurs recettes publicitaires n’ont pas baissé depuis 20 ans. Celles de la presse ont été divisées par deux. Il serait lunaire de dire qu’on va nous prendre des recettes pour éviter qu’il ne leur arrive la même chose. Certains de nos titres (Libération, Le Figaro, Le Monde…) ont une couverture éditoriale importante de l’édition littéraire, en partie financée par la publicité. L’expérimentation ouverte début avril sur la publicité pour l’édition littéraire à la télévision va peut-être poser question.

Dans le débat sur les secteurs interdits, nous avons défendu l’idée que nous étions en train de nous répartir la pénurie. Nous avons fait valoir fortement nos arguments contre l’ouverture de la publicité pour la promotion à la distribution à la télévision

IN : lors de son intervention au colloque, Pierre Louette, PDG du Groupe Les Echos-Le Parisien, a appelé à davantage d’interopérabilité entre les régies. Quelle forme cela pourrait-il prendre et pour quels enjeux ?

P.P. : la question se pose surtout sur les outils programmatiques, sur lesquels Google est en monopole et qui ne permettent pas d’interopérabilité avec le reste du marché. Cet acteur, qui a déjà un inventaire important avec YouTube, tend donc à capter une part de plus en plus importante du marché. Ils sont à la fois, intermédiaire, régie, média avec des outils non interopérables. La plupart des acteurs du marché, hors Google, estime que la solution viendra d’une forme d’obligation d’interopérabilité des outils. Le marché de la publicité physique est extrêmement régulé avec la loi Sapin, avec des obligations de transparence importantes pour les intermédiaires – alors même que ce marché est atomisé et concurrentiel. De l’autre côté, le marché de la publicité numérique est très concentré, pas régulé du tout et pas transparent. À un moment, il faut rééquilibrer les choses.

IN : on le dit depuis des années sans que cela ne change…

P.P. : cela n’a pas bougé en effet. C’est un sujet compliqué, technique, difficile à comprendre… Ces acteurs internationaux ont des outils séduisants, déploient un lobbying effréné auprès des acteurs publics français et européens… Ils ont aussi très bonne presse auprès du public, qui utilise gratuitement leurs outils au quotidien. Au-delà du droit de la concurrence classique, on pourrait s’appuyer sur le Digital Market Act qui est en cours de déploiement.

IN : ne faut-il pas non plus faire évoluer la commercialisation de la presse, notamment au niveau des agences médias ?

P.P. : on essaie de les convaincre mais elles sont souveraines dans leurs choix, même si ceux-ci dépendent aussi de la manière dont elles sont rémunérées par les annonceurs pour aller acheter en programmatique ou dans les différents contextes que la presse commercialise. Il faut aussi valoriser le gré-à-gré en numérique et le contextuel, car les sites de presse offrent un contexte sans rival en termes de fiabilité, de qualité et de sécurité des marques. On y travaille avec des sujets comme les blocklists, dont on essaie de limiter la portée. Les annonceurs et les agences sont assez conscients du problème.

IN : des exemples étrangers, par exemple en Australie ou au Canada, sont-ils inspirants dans les relations à mettre en place avec les Gafa ?

P.P. : à chaque fois, ces lois se situent dans la même logique que nos droits voisins, avec des mécanismes qui compensent la captation des recettes publicitaires, sans régler la question de l’opacité et de la domination du marché publicitaire. Il faut le faire néanmoins et nous sommes très heureux à l’Alliance d’avoir signé avec Google un accord sur ce point, dont on espère qu’il sera reconduit. En Australie et au Canada, les groupes de presse sont bien plus importants que les groupes français, ce qui aide à négocier. En France, les plus grands groupes – Les Echos-Le Parisien, Le Figaro, Ebra ou Ouest-France – réalisent autour de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. En Suisse romande, Ringier est à 2,5 milliards. Springer, c’est 4 milliards, NewsCorp. 8 milliards… Dans des groupes comme Schibsted ou Ringier, 80 % du chiffre d’affaires est numérique. Pour réussir leur numérisation, ils ont investi et ont dû en trouver les moyens.

Avec l’IA, les plateformes produisent du contenu. Il serait intéressant de réussir à sous-traiter et à valoriser économiquement cette fonction de responsabilité, qui est par essence le métier du journaliste et de l’éditeur

IN : beaucoup de groupes de presse d’information ont testé l’IA. Quel bilan cela vous inspire-t-il ?

P.P. : les grandes plateformes ont toujours affirmé qu’elles étaient seulement des hébergeurs. Avec l’IA, elles produisent du contenu. Aujourd’hui, elles ne prennent pas la responsabilité de ces contenus car elles sont toujours dans la même posture. A un moment, il faudra bien que quelqu’un prenne cette responsabilité, qui est par essence le métier du journaliste et de l’éditeur. Dans ces conditions, ces plateformes ont davantage besoin des éditeurs. Il serait intéressant de réussir à sous-traiter et à valoriser économiquement cette fonction de responsabilité.

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