5 mars 2023

Temps de lecture : 9 min

Jérôme Fenoglio (Le Monde) : « Les abonnés numériques plébiscitent aussi nos formats longs et élaborés »

Le Monde ne cesse de recruter de nouveaux abonnés, notamment sur le numérique, grâce à une ligne éditoriale exigeante. Jérôme Fenoglio, son directeur depuis 2015, détaille les ressorts de cette proposition qui, lentement mais sûrement, se rapproche des 500 000 exemplaires diffusés chaque jour en France. Un entretien accordé peu après les révélations de Story Killers sur les entreprises de désinformation, coordonnées par l’organisation Forbidden Stories, dont le quotidien fait partie.

INfluencia : défiant la crise de la presse, la diffusion du Monde progresse depuis plusieurs années et vient encore de croître de 6 % en 2022 à 472 767 exemplaires selon l’ACPM. Sur quels partis pris éditoriaux et d’organisation s’appuie cette dynamique ?

Jérôme Fenoglio : depuis toujours, Le Monde déploie une proposition généraliste en s’appuyant sur une rédaction assez importante pour pouvoir couvrir tous les champs de l’actualité, en dehors de ce qui relève très directement du divertissement. La taille de la rédaction, qui a longtemps été vue comme un problème ou comme un coût insupportable quand nous étions enfermés dans une économie du papier, s’est vite révélée une excellente nouvelle sur le numérique. Le fait d’avoir une périodicité historique sur 24 heures et d’y avoir déjà ajouté une dimension magazine nous prédisposait à aller vers le temps continu. Selon le temps dont ils disposent, nos lecteurs et abonnés savent qu’ils trouvent chez nous des informations inédites et pointues sur leur domaine privilégié mais aussi le grand paysage de l’actualité avec ses temps forts et ses différentes temporalités, où chaque chose sera bien à sa place. Au-delà des 500 journalistes de la rédaction, nos correspondants sont un autre point fort et un élément constitutif de notre identité. Les solutions globales ne pouvant pas se réduire à être enfermées dans un seul pays, regarder au-delà de nos frontières fait aussi partie de nos traits distinctifs.

La taille de la rédaction, qui a longtemps été vue comme un problème ou comme un coût insupportable quand nous étions enfermés dans une économie du papier, s’est vite révélée une excellente nouvelle sur le numérique

IN : comment cette proposition a-t-elle contribué à amplifier la bascule du modèle vers le numérique ?

J.F. : assez tôt dans notre histoire, nous avons eu l’intuition que la qualité de notre travail généraliste et qu’une rédaction nombreuse qui embrasse différentes temporalités avaient une valeur et que les lecteurs seraient prêts à s’abonner massivement pour les points de repère que nous pourrions leur proposer dans une actualité multiple et variée. Petit à petit, cette proposition éditoriale nous a permis de construire sur le numérique un modèle qui nous a sauvés. Tous supports confondus, nous avons aujourd’hui 560 000 abonnés, ce qui est de loin le plus grand nombre de lecteurs et de lecteurs abonnés de toute l’histoire du journal. La publicité reste une contribution majeure qui n’est nullement remise en cause mais le centre du développement de la valeur se situe autour du travail des journalistes et d’une proposition éditoriale extrêmement complète. Ce qui contribue très directement à notre chiffre d’affaires, ce sont les abonnés qui sont là parce qu’ils lisent nos articles. La moitié des lecteurs recrutés pendant toute la période du Covid avait moins de 34 ans. C’est un rajeunissement massif, lié au fait que l’on prend contact avec eux assez tôt sur les supports qu’ils suivent ou sur les réseaux sociaux. Par exemple avec un podcast sur Spotify où les journalistes expliquent leur travail, des éditions sur Snapchat, TikTok, des mises en avant sur Instagram, des vidéos sur YouTube

La moitié des lecteurs recrutés pendant toute la période du Covid avait moins de 34 ans. C’est un rajeunissement massif, lié au fait que l’on prend contact avec aux assez tôt sur les supports qu’ils suivent ou sur les réseaux sociaux

IN : Le Monde a publié à partir du 14 février les révélations de Story Killers, la dernière enquête du collectif Forbidden Stories dont le quotidien fait partie, sur les rouages d’une industrie de la désinformation, avec des officines qui ont d’ailleurs réussi à infiltrer plusieurs médias français comme BFM TV ou Valeurs actuelles. La réalité dépasse-t-elle la fiction ?

J.F. : ces officines de désinformation sont un phénomène assez récent et un danger majeur pour le fonctionnement de nos démocraties. Elles ont pu être identifiées et mises en avant grâce à ce collectif de journalistes et à la puissance de l’investigation à l’international. L’enquête démontre à nouveau qu’assembler des rédactions dans le monde entier démultiplie l’efficacité du journalisme. Sans cette taille critique et la mise en commun des informations, nous attrapons de petites histoires mais nous ne pouvons pas bien décrire ces phénomènes planétaires. Elle montre aussi à quel point la vigilance est encore plus vitale car nous sommes, comme dans d’autres secteurs, face à des entreprises organisées de fabrication de faux et de journalisme falsifié au sens de contrefaçon, faite pour gagner de l’argent et se mettre au service d’agendas idéologiques, de manipulations… C’est d’autant plus important d’y opposer un journalisme de qualité, conçu par des rédactions indépendantes. J’espère que ces informations serviront d’alerte pour les rédactions et aussi dans l’esprit des lecteurs pour qu’ils se tournent vers les rédactions les plus fiables afin que les débats démocratiques ne soient pas faussés.

Les officines de désinformation sont un phénomène assez récent et un danger majeur pour le fonctionnement de nos démocraties. J’espère que ces informations révélées par Story Killers serviront d’alerte pour les rédactions et aussi dans l’esprit des lecteurs

IN : quel type de pares-feux vous semblent essentiels à mettre en place par rapport aux tentatives de manipulation désormais systémiques ? 

J.F. : c’est un travail permanent car, dans le camp d’en face, sur le terrain de la manipulation et de la désinformation, ça bouge tout le temps et qu’il faut savoir s’adapter. La manipulation n’est pas apparue avec le numérique et le meilleur pare-feu reste de savoir que le journalisme est un métier. On a beaucoup entendu que tout le monde pouvait être journaliste mais la réalité prouve le contraire. Si on s’applique individuellement une pratique professionnelle très cadrée et définie depuis longtemps, on réunit déjà pas mal de conditions pour éviter d’être manipulé. Au niveau collectif, nous avons au Monde une charte de déontologie sur laquelle veille un comité d’éthique et de déontologie et nous travaillons souvent sur l’amélioration de nos processus. Il y a tous les jours un travail collectif de relecture, d’encadrement, de discussion… Qu’on soit sur les réseaux sociaux, le papier, dans le magazine ou sur le site, c’est toujours le journalisme du Monde qui est pratiqué avec les mêmes règles de publication, de vérification et de fiabilité. Cela ne veut pas dire que l’on ne fait pas parfois des erreurs mais on prétend au moins à l’honnêteté et, quand on se trompe, on le reconnait.

IN : les articles rédigés pour le journal ou pour le numérique ont-ils la même fonction dans la construction de l’audience ?

J.F. : je ne fais pas trop le distinguo entre ce qui est fait pour le papier et pour le numérique. Le Monde est un seul média qui s’exprime selon différentes temporalités avec différents formats qui ont tous leur utilité et contribuent à une visibilité globale dans une proposition multiforme. Selon le sujet, chaque format éditorial rencontre le succès qu’il doit rencontrer. Privilégier les sujets qui marchent le plus est un piège dans lequel certains sont certainement tombés mais c’est un mauvais calcul. On perd son identité en route et, à la fin, on n’a plus rien à dire de différent des autres médias. Notre nombre d’abonnés n’a cessé de croître mais nous sommes aussi très heureux d’avoir énormément de personnes non abonnées qui s’estiment bien informées par notre plateforme de dépêches, ce que nous postons sur les réseaux sociaux ou des formats éditoriaux immédiats comme les Live qui jouent un rôle majeur dans la discussion avec un public large sans qu’il n’ait à payer pour y accéder. C’est aussi notre mission de pouvoir informer le plus grand nombre au moment de grandes crises, des mouvements d’angoisse… Le Live sur la guerre en Ukraine a été ouvert il y a plus d’un an et ne s’est jamais arrêté. C’est la première fois de notre histoire que cela arrive.

Je ne fais pas trop le distinguo entre ce qui est fait pour le papier et pour le numérique. Le Monde est un seul média qui s’exprime selon différentes temporalités avec différents formats qui ont tous leur utilité

IN : lors de la présidentielle 2022, six journalistes à plein temps avaient été dédiés à ce format. Combien sont-ils sur le Live Ukraine ?

J.F. : ce live est désormais tenu par le desk numérique. La vingtaine de journalistes chargés de couvrir l’actualité en temps réel peuvent y participer à tour de rôle, y compris le desk que nous avons à Los Angeles pour couvrir l’actualité 24h/24 et boucler les éditions du matin, comme La Matinale. Tous se relayent pour tenir ce format particulier, qui est d’ailleurs très intéressant. Depuis un an, nous proposons aux lecteurs qui le suivent des informations qui donnent du sens à ce qui se passe, des contenus plus approfondis accessibles sur abonnement… Nous avons beaucoup de questions et des lecteurs très bienveillants, qui cherchent à être bien informés. Ils comprennent quand on leur répond qu’on ne sait pas, sans faire semblant pour meubler d’avoir une information que l’on n’a pas encore. L’ambiance sur nos live n’est pas celle que l’on voit sur Twitter où les gens se détestent, prennent des postures, ne s’écoutent pas…

Nous avons sur nos Live beaucoup de questions et des lecteurs très bienveillants, qui cherchent à être bien informés. L’ambiance n’est pas celle que l’on voit sur Twitter

IN : les sites d’information bénéficient d’une bonne qualité d’attention. Au point de pouvoir proposer des formats aussi longs que dans le quotidien papier ?

J.F. : certains lecteurs sont tout à fait disponibles pour passer du temps sur des formats plus élaborés et plus approfondis et à les lire jusqu’au bout. Ce sont souvent ceux que nos abonnés plébiscitent alors que, dans les parties gratuites, la rapidité et la concision priment. Les lecteurs s’abonnent de plus en plus jeunes et se convertissent assez rapidement à des temps de lecture de plus en plus longs.

IN : quel rôle jouent les newsletters dans l’élargissement des thématiques couvertes par la rédaction ?

J.F. : après la newsletter Le Goût du Monde sur le lifestyle, lancée à la rentrée 2022, nous venons de créer Darons Daronnes dédiée à la parentalité. Nous avions des choses à dire sur ce sujet majeur qui connaît des changements sociologiques importants ces dernières années. Faire du bon journalisme autour ces thématiques permet aussi de dire que nos vies ne tournent pas seulement autour de la désespérance habituelle ou d’un modèle qui s’essouffle comme le montrent la crise climatique et la guerre… On ne cessera de raconter ces aspects et de faire les constats les plus inquiétants que l’époque mérite, mais nos vies évoluent, il est important de bien couvrir les aspects de vie quotidienne et familiale dans tous leurs aspects, le rapport à la culture et aux objets que nous consommons dans une approche durable et compatible avec la crise que nous connaissons aujourd’hui. Au sein des pages Société, nous développons aussi une rubrique sur la ruralité en écho au malaise que ressentent les populations rurales. Le mouvement des retraites montre à quel point les petites villes et les villes moyennes ont le sentiment d’être mal traitées. Les Gilets jaunes l’avaient aussi montré…

Nous développons une rubrique sur la ruralité. Le mouvement des retraites montre à quel point les petites villes et les villes moyennes ont le sentiment d’être mal traitées.

IN : à la fin des années 90, vous avez tenu au Monde une rubrique Exclusion. Vous est-il resté une sensibilité particulière sur ces sujets, au moment où les crises successives ne cessent de montrer la fragilité des plus défavorisés ?

J.F. : j’ai eu la chance de tenir cette rubrique à une époque où beaucoup de journaux avaient développé des chroniques de ce type. Le Monde défend des valeurs, dont l’une d’entre elles est la solidarité entre les classes sociales, les générations… Nous devons avoir une vigilance particulière sur ces sujets à travers nos rubriques et dans la manière dont nous couvrons ce phénomène de creusement des inégalités. Pour moi, c’est consubstantiel au journalisme du Monde. Il faut comprendre, sans stigmatiser, et raconter au mieux ce qui se passe.

IN : quels sont les sujets à creuser encore davantage ?

J.F. : Le Monde a été le premier journal à lancer un service Planète, qui ne cesse de se renforcer. A un autre moment de ma carrière, j’ai aussi été au service Sciences et je tiens beaucoup à ce que l’on continue à avoir un supplément Science&Médecine et que l’on traite aussi ces sujets sur le numérique car il y a une vraie demande. Ce qui fait la grandeur de nos pays, c’est aussi d’avoir des recherches scientifiques importantes et de faire de la recherche fondamentale, qui n’a pas forcément vocation à se transformer en quelque chose d’immédiatement utile économiquement. Être du côté de la connaissance et de l’intelligence est un combat central, qui passe par une attention particulière à la science et à la recherche, d’autant que ces dernières années nous n’avons pas de politique publique à la hauteur de ces enjeux. J’ai envie que Le Monde se distingue davantage en traitant et en mettant en avant ces sujets.

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