6 mai 2024

Temps de lecture : 6 min

Les journalistes, premier poste de dépenses qui représente 40% du coût d’un grand journal d’information 

Quelle est l’économie (P&L) d’un grand journal d’information ? Louis Dreyfus, CEO du groupe Le Monde et Marc Feuillée, Directeur Général du groupe Le Figaro nous présentent les grands axes et les enjeux de leur modèle, lors du colloque, « Démocratie, information et publicité » organisé par l’UDECAM et l’ACPM en collaboration avec Influencia, à la Sorbonne Université, le 23 avril 2024. Acte 2 de la série d’interventions extraites de ce forum. Chiffres à l’appui.

journalisme

D’entrée de conversation, on entre dans le vif du sujet avec la question de savoir quel est le premier poste d’investissement dans un grand journal d’information. La réponse est unanime pour les deux dirigeants. Les journalistes, ceux qui font l’information à travers des reportages, des enquêtes, des interviews réalisés en France et à travers le monde. Une information de qualité, précise et vérifiée sur des supports numériques ou/et papier. C’est d’ailleurs « par l’information que se fait la croissance », d’un journal, souligne en introduction Marc Feuillée, directeur général du groupe Le Figaro. Et, cette information a un coût qui a fortement augmenté depuis plus de dix ans en raison de plusieurs facteurs conjugués. En effet, les journalistes travaillent dans un environnement qui s’est profondément transformé en raison des avancées technologiques (numérique…) donnant naissance à de nouvelles pratiques d’information et de nouveaux modes d’accès aux médias. Parmi lesquels une diversité de formats digitaux (texte, vidéo, podcast, réseaux sociaux…) qui ont démultiplié la production et l’offre de contenus avec une couverture plus large de l’information, 7 jours sur 7 pour Le Monde et Le Figaro.

On sait qu’il y a un lien entre les grands journaux, les grands médias, l’excellence éditoriale, la qualité journalistique et les moyens. Marc Feuillée

« Le cahier des charges des grands sites d’information comme les nôtres ont profondément changé depuis 10-15 ans ce qui explique que nous ayons nous-mêmes profondément changé et que nos rédactions se soient profondément renouvelées et développées. Cela a abouti à une nécessité d’expertise, d’excellence éditoriale, ça suppose évidemment un gros investissement, des rédactions comme les nôtres c’est 500 journalistes à peu près. On sait qu’il y a un lien entre les grands journaux, les grands médias, l’excellence éditoriale et les moyens. Je rappelle par exemple, la BBC considérée comme un des plus grands médias de l’information au monde c’est 5000 journalistes, le Wall Street, le New York Times et le FT (Financial Times)… c’est 1500, 2000, 2500 journalistes c’est vous dire la puissance de ces grands médias d’info et c’est ça la clé pour nous », explique Marc Feuillée.

Le Monde a une structure de coût de 180 millions d’euros dont 76 millions qui correspondent aux salaires des journalistes, soit 40% des coûts. Louis Dreyfus

Les moyens, les rédactions ont dû étoffer leurs équipes avec des profils qualifiés mais également des journalistes basés dans d’autres pays et continents. « En 2010, Le Monde avait 300 cartes de presse, on en a aujourd’hui 550, ça veut dire que c’est un coût, si on ajoute les frais de reportage et de piges, c’est un coût de 76 millions d’euros, il a quasi-doublé en 15 ans de manière volontariste, c’est dire en termes de recrutement, expose Louis Dreyfus, CEO du groupe Le Monde qui a également ouvert des bureaux à l’étranger. On fait partie des grands groupes qui travaillent sur plusieurs horaires. Ce sont des investissements considérables. Donc, Le Monde non le groupe, c’est une structure de coût autour de 180 millions d’euros dont 76 millions qui correspondent à la rédaction, soit 40% des coûts. On a entre 20 et 25% de nos revenus qui sont publicitaires, c’est-à-dire que 3/4 de nos revenus viennent de nos lecteurs. Nos lecteurs au Figaro comme au Monde, ils nous achètent pour l’exclusivité de nos contenus, pour la diversité de nos contenus donc il faut être capable de produire plus, d’avoir des reporters qui peuvent travailler longtemps avant de sortir une histoire. Ça donne plus d’électeurs, plus d’abonnés, plus de revenus qu’on réinvestit donc il y a un cycle vertueux ».

Tout l’environnement de nos développeurs, du marketing digital c’est 150 personnes pour Le Figaro. Marc Feuillée

Après la rédaction, ce sont les coûts supplémentaires qui représentent le deuxième poste d’investissement. « Tout l’environnement de nos développeurs, du marketing digital c’est 150 personnes pour Le Figaro. L’investissement marketing digital est un poste plus important que le papier et l’impression maintenant. Les dépenses technologiques des développeurs, il faut rajouter 30% au coût éditorial pour compléter notre effort proprement sur le digital », indique Marc Feuillée.

Alors combien pèse dans l’équation économique la commercialisation ? Louis Dreyfus tient d’abord à souligner que ce qui est important est « qu’on arrive à montrer chacun d’entre nous notre singularité, l’idée qu’on peut vendre la presse au kilo en se rassemblant tous, je pense que c’est prendre le risque d’étouffer les singularités de chacun, on a des politiques éditoriales qui sont très différentes, on a des relations avec des annonceurs qui dépendent de nos cibles, c’est important que nos régies arrivent à commercialiser de manière très individuelle, identitaire (…) Le marketing de nos offres est effectivement fondamental ». Le dirigeant dit ainsi investir beaucoup dans la commercialisation comme son confrère du Figaro.

Prenons le New York Times, la publicité c’est un peu plus de 500 millions de dollars. L’entreprise gagne 250 millions de dollars. Donc sans publicité, le journal serait en perte ou alors devrait augmenter de 50% le prix de ses abonnements digitaux. Marc Feuillée

« C’est 15% le coût de la commercialisation, de notre effort publicitaire », indique Marc Feuillée qui fait deux remarques. La première, « c’est que sans publicité il n’y a pas de grand site, il n’y a pas de grands médias d’information à part le service public. Si je prends l’exemple du New York Times puisque c’est la plus grande réussite de notre profession en termes d’audience et d’abonnements digitaux, la publicité c’est un peu plus de 500 millions de dollars, l’entreprise gagne 250 millions de dollars donc sans publicité le New York Times est en perte ou il faut qu’il augmente de 50% le prix de ses abonnements digitaux ». La deuxième est de « réfléchir aussi sur l’organisation de ce marché (…) Ce qu’on souhaite c’est une concurrence par les mérites, une concurrence par la transparence, par l’équité, pas une concurrence faussée. On a le sentiment qu’à l’heure actuelle elle est faussée. Il faut savoir que sur 100 euros facturés aux annonceurs l’éditeur se voit ponctionner par toutes les cascades d’intermédiaires de ce marché (…). Il y a 60% à peu près de prélèvements entre la cascade d’intermédiation par les plateformes elles-mêmes, il faut savoir que le plus gros acteur par exemple du programmatique dans ce pays c’est évidemment Google. Toutes ces solutions technologiques et ces intermédiations prélèvent de la valeur et à l’arrivée évidemment l’éditeur doit financer à la fois son coût de commercialisation et sa rédaction ».

l’IA peut très probablement décupler nos capacités d’investigation, on y travaille, on a signé à cet égard un accord avec Open AI pour décupler nos capacités en journalisme. Louis Dreyfus

À l’heure où les rédactions se sont renforcées pour répondre aux différents enjeux et défis du secteur des médias, comment les grands journaux abordent l’intelligence artificielle (IA) générative ? Danger ? Opportunité pour le modèle économique ? « Pour les médias comme les nôtres qui vivent en grande partie des revenus de notre diffusion, qu’elle soit numérique ou print, nos lecteurs achètent parce qu’on a de l’information exclusive, de l’information très diversifiée, très incarnée. Si vous demandez à l’IA de vous sortir ce qui se passe actuellement sur le front ukrainien vous n’aurez pas la qualité d’analyse et de reportages qu’on peut proposer , explique Louis Dreyfus indiquant que le groupe Le Monde s’est doté d’une charte sur l’utilisation de l’IA. On a tous intérêt à veiller à ce que la publication reste une publication journalistique en revanche l’IA peut très probablement décupler nos capacités d’enquête, on y travaille, on a signé à cet égard un accord avec Open AI pour décupler nos capacités journalistiques. À aucun moment on ne publiera des contenus produits par de l’IA, ça serait prendre un énorme risque pour nous ».

Il faut que des groupes qui ont plus de 500 journalistes arrivent à défendre l’idée que le journalisme c’est d’abord des femmes et des hommes. Louis Dreyfus

Le dirigeant appelle à la vigilance « On va avoir très vite beaucoup d’informations produites à la volée de manière automatique qui auront l’apparence, le sens et le goût d’une information réelle et journalistique mais ça ne sera pas le cas. Il faut que des groupes qui ont plus de 500 journalistes arrivent à défendre l’idée que le journalisme c’est d’abord des femmes et des hommes. » De son côté, Marc Feuillée  insiste sur la rigueur et la nécessité d’un système de régulation. « il y a un contrat de confiance entre nos lecteurs et nos publications, il y a un contrat d’adhésion de reconnaissance donc évidemment il ne faut pas tromper son public. J’ajoute que c’est quand même un paradoxe que de publier des papiers qui seraient élaborés avec nos propres papiers et avec les papiers des autres, ce qui serait quand même de notre point de vue un manquement déontologique. De ce point de vue, il faudrait aussi comme pour les droits voisins que les plateformes règlent d’abord le copyright parce que l’IA est entraînée avec nos contenus, notamment sur l’actualité. Il faudrait déjà régler les droits voisins (…) ; on aurait besoin là aussi d’une régulation plus stricte ». Toujours est-il que l’IA arrive très très… vite d’où la préconisation de Louis Dreyfus d’avoir des réflexions sur des développements communs en termes de publicité ou en termes de commercialisation entre les grands journaux.

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