21 mars 2024

Temps de lecture : 8 min

Natacha Polony : « Les news-magazines sont dans un cercle vicieux profondément malsain »

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, détaille les enjeux de la nouvelle formule du news-magazine, lancée jeudi 21 mars 2024 par CMI France. Resserré sur l’essentiel et moins cher, l’hebdomadaire entend donner aux lecteurs les clés pour mieux comprendre le monde et se forger leur opinion, continuer à « aller chercher la vérité au nom des citoyens », et avancer sur sa transition numérique.

(c) Hannah Assouline

INfluencia : quelles réflexions ont présidé au lancement du « nouveau Marianne », qui sort ce jeudi le 21 mars 2024 ?

Natacha Polony : nos lecteurs nous disaient que Marianne est très riche mais qu’ils n’ont pas le temps de tout lire. Une bascule s’est produite au moment du Covid dans le lectorat des news-magazines. Pendant toute l’année 2020, les gens ont voulu s’informer puis, dès janvier 2021, ils ont commencé à ressentir une saturation face à trop d’éléments dans lesquels ils ne savaient plus faire le tri, ce qui a amené une forme de fatigue informationnelle. Dans les modes de vie, la presse est par ailleurs en concurrence avec d’autres types d’abonnements (Netflix, Deezer, Spotify…). C’est dans ce temps de cerveau disponible que nous devons essayer de donner de l’information et de former les citoyens. Pas pour dire aux gens ce qu’ils doivent penser mais en leur donnant les éléments de façon claire pour qu’ils puissent penser par eux-mêmes, et en étant efficace puisqu’ils sont submergés. Les news-magazines sont par ailleurs dans un cercle vicieux profondément malsain : pour compenser la baisse tendancielle du lectorat, on augmente le prix et on fait baisser encore plus le nombre de lecteurs. Des journaux sont vendus à 6,90 € (qui est le prix de L’Express et du Point quand Le Nouvel Obs, qui sort aussi une nouvelle formule le 21 mars, est à 6,50 €, ndlr). C’est une folie totale ! Nous avons voulu prendre le contre-pied absolu de ces tendances en baissant notre prix de 4,40 € à 3,50 € pour faire revenir les gens chez les marchands de journaux et en inventant un nouveau modèle de news-magazine.

La structure d’un news-magazine avec des pages politique, économie, monde, culture… n’a plus aucun sens. Nous avons reconstruit le journal sur des éléments Marianne décrypte, révèle, débat et propose.

IN : comment voulez-vous vous singulariser sur ce marché des news-magazines en profonde évolution ?

N.P. : aujourd’hui, la structure d’un news-magazine avec des pages politique, économie, monde, culture… n’a plus aucun sens. Les sujets sont transversaux et s’entrecroisent. Quand on parle d’énergie, il est à la fois question d’économie et de géopolitique. Le vrai classement n’est plus sur des thématiques mais sur la façon dont on traite l’information. Nous avons donc reconstruit l’ensemble du journal sur des éléments « Marianne décrypte », « Marianne révèle », « Marianne débat » en mettant face à face des opinions différentes pour que le lecteur se fasse son idée, « Marianne propose » avec notre dimension d’engagement dans la cité. Quand nous critiquons quelque chose, ce n’est pas pour le plaisir de critiquer mais parce que nous avons des propositions à faire valoir. Le journal a aussi été adapté au besoin d’avoir à la fois des clés de compréhension dans des petits papiers d’actualité qui proposent « l’angle Marianne » sur tel ou tel sujet, et aussi des grands papiers d’enquête, d’investigation ou de décryptage avec une dimension pédagogique car nous voulons nous adresser à toutes les générations.

IN : la pagination a fortement baissé, passant de 88 à 52 pages…

N.P. : 52 pages mais avec un format plus grand, qui sera aussi plus visible en kiosque. La maquette est devenue plus élégante et claire, ce qui permet d’être encore plus mordant dans l’editing. Parce que l’on n’aura plus le côté un peu foutraque, les couleurs parfois assez criardes et un peu fatigantes de l’ancienne maquette, on pourra se permettre d’être plus percutants sur le fond. Le logo garde la Marianne car ce symbole d’une femme qui guide le peuple vers la liberté est magnifique. C’est notre responsabilité de dévoiler et d’expliquer ce qui peut parfois détourner les lecteurs de leur rôle de citoyen, s’attaquer à la démocratie ou se mettre à ressembler à une oligarchie. Le numéro de la nouvelle formule propose une enquête sur l’emprise de Lactalis, mais cela fait aussi des années que le journal montre le scandale absolu qu’a été la privatisation des autoroutes. C’est aussi la rédaction qui a sorti l’affaire du fonds Marianne. Combattre le communautarisme et défendre la laïcité est fondamental et il faut justement être irréprochable quand on le fait. Ces enquêtes sont essentielles pour nous !

C’est la responsabilité de Marianne de dévoiler et d’expliquer ce qui peut parfois détourner les lecteurs de leur rôle de citoyen, s’attaquer à la démocratie ou se mettre à ressembler à une oligarchie

IN : la diffusion a baissé en 2023 côté abonnements (-13 %) et vente au numéro (-15 %), un poste très important pour le journal. Comment vont se répartir les efforts et les moyens entre le print et le digital, encore peu développé ?

N.P. : la baisse de notre diffusion est plutôt dans l’étiage du marché. On s’en tire plutôt bien mais il fallait bouger maintenant puisque le modèle du news-magazine s’essouffle. La formule que nous inventons fait à la fois le pari du papier et du web. Nous voulons reconquérir des lecteurs papier en leur proposant un produit qui leur convient mieux et, puisque la formule est déployée à effectifs constants, dégager des forces pour avoir sur le web une offre premium qui soit véritablement novatrice. Nous allons développer des enquêtes exclusives et des podcasts. Notre chaîne Marianne TV a plus de 100 000 abonnés sur YouTube et se développe avec des grands entretiens réalisés par le service Idées, avec un podcast de géopolitique avec des ambassadeurs, une rubrique « L’idée à la con » qui démonte les fausses bonnes idées écologiques. Elle permet de dire ce qu’est vraiment la défense de l’écologie, ce qui est assez réjouissant.

La nouvelle formule étant déployée à effectifs constants, la diminution de la pagination dégage des forces pour avoir sur le web une offre premium véritablement novatrice

IN : le journal compte seulement 12 000 abonnements numériques. Quels sont les objectifs en la matière et sur les autres relais de croissance ?

N.P. : il faudrait arriver d’ici un ou deux ans à 20 000 abonnés numériques. Ils ont déjà pas mal progressé ces dernières années mais il y a encore une bonne marge de progression car nous sommes partis un peu plus tard que les autres sur le numérique. Nous voulons veut aussi nous faire connaître auprès de publics plus jeunes. On travaille notamment à des conférences pour les attirer des étudiants qui sont un futur public. Pour le moment, nous avons des propositions pour les écoles de commerce ou des après-midis de colloque de très haut niveau comme ce que nous avons organisé le 5 mars dernier sur le thème « A la recherche de nos souverainetés perdues » avec des tables rondes industrie, agriculture et énergie. Tout cela se développe mais c’est un début.

IN : avec ses prises de position souvent acérées, peut-on dire que Marianne est un journal d’opinion comme l’est par exemple Franc-Tireur également publié par CMI France ?

N.P. : on ne veut être pas être un journal d’opinion mais un journal engagé avec des combats qui nous sont propres : l’éducation, la laïcité, une vision un peu différente de l’écologie, de la géopolitique… Nous ne sommes pas sur les positions mainstream. Dans son histoire, Marianne a toujours fait attention à des phénomènes qui passaient en-dessous des radars et qui, si on y avait justement prêté attention, auraient par exemple limité la montée du Rassemblement national, dont le vote est corrélé à la distance avec la gare la plus proche ou au taux de vacance commerciale dans les centres-villes. Nous traitons depuis toujours les questions d’aménagement du territoire et nous tenons beaucoup à avoir une dimension de proposition. C’est par exemple le cas de la rubrique « C’est son combat », qui met en avant le combat de citoyens engagés partout en France, qui essaient de faire évoluer les choses sur le terrain et à leur niveau.

Marianne n’est pas un journal d’opinion mais un journal engagé avec des combats qui lui sont propres, loin des positions mainstream. Son rôle a toujours été de briser le conformisme absolu des médias

IN : est-ce aussi une manière de redonner confiance aux Français dans la politique, voire dans les médias ?

N.P. : Evidemment ! Beaucoup de Français ont perdu confiance en les médias parce qu’ils ont l’impression que les médias sont d’un conformisme absolu et ils n’ont pas complètement tort. Le rôle de Marianne a toujours été – et va continuer – de briser ce conformisme et cette espèce d’unanimisme. Ce n’est pas pour rien que son fondateur Jean-François Kahn a été le premier à utiliser le concept de pensée unique, qui fonctionnait comme une bulle médiatique. Même s’il y a des journaux de bords politiques différents, il y a des sujets que l’on n’ose pas aborder parce que beaucoup de journalistes écrivent pour leurs confrères et pas pour leurs lecteurs. Marianne tient à cette indépendance-là. Nous nous sommes choisis pour slogan « La vérité n’a pas de maître ». Nous ne prétendons pas détenir la vérité, qui n’appartient à personne, mais nous ne renonçons jamais à aller la chercher. Cette notion d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers et politiques est essentielle, comme la capacité à aller fâcher les grands intérêts parce que nous cherchons la vérité au nom des citoyens.

Nous avons choisi pour slogan « La vérité n’a pas de maître ». Nous ne prétendons pas détenir la vérité mais nous ne renonçons jamais à aller la chercher

IN : les élections sont des périodes de fortes ventes pour le journal. Comment la rédaction aborde-t-elle les élections européennes ?

N.P. : notre rôle de journaliste est d’en faire comprendre les enjeux. Là aussi, nous devons avoir une dimension pédagogique. Il y a cinq ans, lors du précédent scrutin, nous avions fait un gros dossier sur ce que serait une Europe qui protège. Il s’agissait de décliner toutes les souverainetés que l’Europe devait récupérer : souveraineté énergétique, alimentaire, militaire, monétaire… Nous disions que la France ne pouvait pas rester seule dans un monde de retour des empires mais qu’il fallait que l’Europe protège, soit solide et indépendante. Quand on relit cela avec le recul, on se dit qu’on n’avait pas complètement tort.

IN : à l’occasion de ces échéances électorales, on craint un regain d’opérations de désinformation. Les sites de plusieurs journaux ont déjà été hackés ces derniers mois. Dans ces circonstances, comment protéger sa marque et le contrat de confiance avec ses lecteurs ?

N.P. : La première manière de prévenir la désinformation, c’est de ne pas se précipiter à sortir une info. Marianne a toujours été obligé de faire avec sa petite taille et nous ne serons jamais en concurrence avec ceux qui sortent des dizaines d’infos par jour. Cela nous apprend aussi à travailler sur notre différence. Jean-François Kahn parlait même de « radicaliser la différence ». On ne se précipite pas sur une info parce que ce qui compte pour nous c’est l’enquête, l’analyse. Nous avons cette culture de la méfiance, du recul, de la réflexion sur le sujet. Le temps long est un des éléments essentiels dans le combat contre la désinformation. Il y a aussi notre capacité à former nos lecteurs à ne pas gober immédiatement les choses les plus énormes, à se nourrir d’une forme d’esprit critique, à être capables aussi de ne pas sombrer dans une radicalité hystérique. Un des slogans auxquels on a réfléchi pour le journal est « la passion des idées, la mesure des arguments ». C’est fondamental pour nous d’être dans cette juste mesure, dans une forme de nuance, de maîtrise de soi et de rationalité. C’est la meilleure arme contre les fake news.

Marianne ne se précipite pas sur l’info. Nous avons cette culture de la méfiance, du recul, de la réflexion sur le sujet. Le temps long est essentiel dans le combat contre la désinformation

IN : on connait votre attachement à l’éducation. L’éducation aux médias est une autre arme, qui s’ajoute aux missions de l’école et à ce que l’on demande aux professeurs, qui ne sont pas toujours formés à ces enjeux…

N.P. : C’est pour cela que nous développons sur le web beaucoup de contenus sur l’éducation. Cette dimension sera encore amplifiée dans l’objectif d’avoir une verticale Education qui permettra de traiter vraiment tous ces sujets. Dès qu’on le peut, on se rend dans les écoles. Nous avons quelques journalistes qui aiment le faire et c’est aussi un devoir en tant que média. Les professeurs sont d’ailleurs demandeurs que des personnes extérieures viennent expliquer le fonctionnement de l’information et des médias.

 

En savoir plus

La diffusion de Marianne s’est établie en 2023 à 128 898 exemplaires (-1,33 % sur un an), selon l’ACPM.

Le titre est le deuxième news-magazine en vente au numéro (23 151 ex. derrière Le Point à 28 543 ex. et loin devant L’Obs, devenu Le Nouvel Obs le 21 mars 2024, à 13 496 ex.).

Il compte aussi 48 539 abonnés et 57 207 versions numériques.

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