18 mars 2024

Temps de lecture : 12 min

Maurice Lévy: « Dans la publicité, s’il y a une chose qui est constante, c’est le changement ! »

« L’homme à la tête de lion », du logo de l’agence du 133 (avenue des Champs-Élysées) créée par Marcel Bleustein-Blanchet il y a un siècle à deux ans près, Maurice Lévy n’a porté Publicis que sur… cinq décennies. Soyons clairs, publicitaire depuis les années 1970, c’est un peu le parrain du secteur. Un article à retrouver dans la revue 45 d’INfluencia.

L’un de ses derniers faits d’arme, avant de laisser les rênes à Arthur Sadoun en 2017, fut le lancement de Viva Technology Paris, l’événement mondial startup et tech incontournable depuis 2016. S’il s’est retiré de la pub (il reste toutefois président du conseil de surveillance de Publicis), son trop d’énergie le retient dans le business : il a initié il y a trois ans L’Escalator, un incubateur et depuis peu un fonds dédiés à la création de startups, et cette année, un projet de passion, avec son fils, la plateforme art et tech YourArt.

INfluencia : vous êtes entré chez Publicis en 1971. Quel est votre regard sur ces plus de cinquante années dans la publicité ?

Maurice LévyJ’ai en effet le défaut ou le bonheur d’être dans la publicité depuis très longtemps… et s’il y a une chose qui est constante, c’est le changement ! Dans notre secteur, les choses ont beaucoup changé : l’arrivée de la publicité à la télévision, l’utilisation de la photo pour l’affichage, puis dans les années 1980 la vidéo… Il y a eu également des transformations sur le plan des structures des agences, avec l’arrivée des agences médias face aux agences de création. Mais le vrai changement qui a conduit à une remise en cause de toutes les dimensions de la publicité fut bien sûr le numérique, puis plus tard la data. Et la prochaine frontière, c’est l’intelligence artificielle, qui est à nos portes.

On a assisté également à un bouleversement des grands acteurs en place. Quand nous avons commencé notre internationalisation, nous étions 16e ou 17e dans le classement des groupes mondiaux, aux côtés d’Havas. Devant nous, il y avait tous ces grands réseaux : Young & Rubicam, Leo Burnett, Saatchi, JWT, etc. Puis le marché a bougé, par petites étapes de consolidation dans les années 1980, et ensuite au début de l’an 2000 par des grands mouvements. Depuis, le paysage est à peu près figé. On se retrouve avec grosso modo quatre grands groupes dans un mouchoir de poche : WPP, Publicis, Omnicom, Interpublic, et puis suivent un peu plus loin Dentsu, Havas, Hakuhodo. La situation est à peu près stable, même s’il y a des petits mouvements à l’intérieur au travers d’acquisitions ou de performances plus ou moins accentuées. Et à l’occasion du séisme provoqué par le numérique, la configuration au sein des groupes est redevenue holistique, permettant d’appréhender le problème dans sa globalité et d’apporter des solutions mesurables et spécifiques à chaque annonceur. Le tout avec des compétences et des moyens qui n’ont plus rien à voir avec ce que l’on a connu dans les années 1970 ou même plus tard. Grâce à la data, on est non seulement capable de cibler de manière extrêmement précise, mais aussi de quasiment séquencer, comme on le fait pour le génome, le groupe de gens auquel on s’adresse en fonction de critères spécifiques, et bien sûr de mesurer le feedback. Cette quête du Graal que recherchent tous les publicitaires… Le tout s’est accompagné de la disparition des Mad Men, qui vendaient une idée pour faire un « coup » publicitaire, presque pour la beauté du geste. Je ne dirais pas que le « coup » nous est interdit, mais l’urgence dans laquelle se trouvent les annonceurs, leur propre organisation, la nécessité de répondre à des problématiques de plus en plus tentaculaires font que le métier s’est beaucoup complexifié et plus rien n’est laissé au hasard. Même si l’imagination et l’intuition jouent toujours un grand rôle.

Il y a au moins trois choses qui ne changeront pas avant longtemps, même avec l’arrivée de l’intelligence artificielle : le rôle des hommes et des femmes capables d’intégrer un problème dans toute sa complexité et de bien voir comment positionner un produit par rapport à un concurrent ; le formidable flair de marketeur dont dispose le publicitaire pour aider à bien positionner la marque et le produit, et à créer la relation avec le consommateur ; enfin bien sûr la force de l’idée, et cette partie restera la plus magique pour longtemps.

 

IN: dès le début des années 2000, les cabinets de conseil – dont les Big Four et les SSII comme Accenture – ont commencé à racheter des agences créatives. Récemment Peugeot a choisi Accenture Song au niveau mondial… La menace s’accentue. Vous fait-elle peur ?

ML : vous dites que la menace s’« accenture » (sourire) ? Parmi les grandes tendances que j’avais pressenties il y a des années était le risque de voir ces grands cabinets de consulting, avec des moyens très largement supérieurs à ce que nous publicitaires pouvions réunir, s’intéresser à notre marché, et nous nous sommes préparés assez tôt.

Quand j’ai pris la décision d’acquérir Sapient (groupe américain spécialisé dans la tech, le consulting et la transformation numérique, ndlr) en 2014, je me souviens avoir rappelé aux membres du conseil de surveillance – j’étais président du directoire à l’époque – que nous avions deux avantages décisifs face aux cabinets de conseil. Le premier est que nous comprenons bien mieux les besoins marketing de nos clients ; le second est que nous connaissons les consommateurs beaucoup mieux que les cabinets de consulting – beaucoup mieux qu’ils ne les connaîtront jamais. En partant de ces deux actifs immatériels extrêmement puissants, j’expliquais que si nous avions les moyens techniques de pouvoir servir le client, nous avions toutes les chances de non seulement préserver notre assiette, si j’ose dire, mais de manger dans la leur, plutôt que de mener une stratégie de défense pour protéger notre business. Et qu’il valait donc mieux passer à l’offensive et à la conquête plutôt que d’avoir en permanence à nous protéger. Et c’est ce qui s’est passé grâce au rachat de Digitas (2006), de Razorfish (2009), de Sapient (2014) puis d’Epsilon en 2019. Publicis est désormais tout à fait capable de gérer de manière intégrée le marketing d’un côté et la transformation technologique de l’autre. Nous sommes persuadés que l’avenir de notre industrie est ce modèle de convergence entre d’une part la transformation technologique et d’autre part l’expérience consommateurs totalement bouleversée par les outils digitaux.

En toute modestie, il était évident que s’ils voulaient occuper une place de choix sur l’échiquier publicitaire, ils seraient amenés à un moment donné à acheter à prix d’or un Droga5 (Accenture a racheté en 2019 la pépite créative créée en 2006 par David Droga, ex-directeur de création monde de Publicis Groupe, ndlr) ou toute autre agence créative. Ils auraient pu d’ailleurs acquérir un grand réseau, voire une holding avec la force de frappe d’un Accenture, qui pèse en Bourse près de 200 milliards de dollars. Débourser 15 ou 20 milliards ne leur posait pas de vrai problème. Ils ne l’ont pas fait pour des raisons qui leur sont propres. Maintenant, il faut bien voir qu’un Droga5, quel que soit son talent, n’a pas transformé l’univers Accenture. Donc Accenture, ou un autre, peut effectivement prendre des budgets et réussir à battre les agences sur une campagne ou une opération, mais il aura beaucoup de mal à être un concurrent complet et de plain-pied. De même que nous, nous ne pourrons jamais – et ne le souhaitons pas – les concurrencer sur l’ensemble de leurs prestations. L’avantage que nous avons est qu’il est plus facile d’intégrer une composante technologique dans un monde de créatifs que l’inverse. Donc nous pouvons, sur la partie qui est la nôtre, grignoter des parts de marché, prendre des parts de revenus assez substantiels et réussir à battre les cabinets de consulting, mais nous ne le ferons pas sur la partie qui est la leur, c’est-à-dire les infrastructures et les grands projets. Nous n’allons même pas essayer, et bien souvent nous sommes leurs partenaires sur certains clients, au cas par cas, et notre organisation en plateforme facilite ces partenariats. Pour l’instant, nos vrais concurrents restent, et pour longtemps, les groupes de communication, qui ont la capacité de traiter l’ensemble des problématiques des marques.

Dans nos métiers, de toute façon, il faut s’attendre à ce qu’il y ait encore des changements, des transformations, et ce pour une raison très simple : tout corps vivant se transforme en permanence, et les groupes de communication sont des corps extrêmement vivants qui sont appelés à s’adapter de manière régulière à la matière la plus vivante qui soit, le comportement des consommateurs et des consommatrices. Ce sont des hommes et des femmes dont les comportements évoluent, fluctuent en fonction de leur situation économique, émotionnelle ou simplement du moment. C’est d’une richesse humaine inouïe.

 

IN : à quel type de transformation peut-on s’attendre ?

ML : la plus importante est celle qui est à notre porte : l’intelligence artificielle. Ce que l’on en connaît aujourd’hui est peu de chose par rapport à ce que l’on verra dans dix ans. Actuellement, on compte six ou sept solutions d’IA générative : OpenAI, xAI qui vient d’être lancée par Elon Musk et dont on verra bientôt ce qu’il advient, Bard de Google, Mistral AI qui est en train d’être testée et qui semble-t-il est très prometteuse. Il y a également un système coréen qui est en cours de développement par Samsung, et encore deux ou trois autres systèmes à travers le monde. Et enfin la petite merveille de DeepMind, Gemini.

Y aura-t-il une invention tellement radicale, ou une façon tellement nouvelle d’aborder les choses, que cela va faire vieillir rapidement OpenAI ? Je n’en sais rien, mais il est certain qu’on va assister à des évolutions profondes. Aujourd’hui, l’IA est un assistant habile qui apporte beaucoup de choses et qui simplifie le travail. Mais bientôt, dans huit ou dix ans, l’outil sera doué de créativité. Ceux qui disent que cela ne se produira pas se trompent. Cela va arriver. Il n’apportera pas le produit fini, mais grâce à lui le talent humain sera plus enrichi.

Ce qui est intéressant – et c’est là qu’aura lieu la vraie fusion entre l’IA, la technologie et la créativité – c’est qu’aujourd’hui les créatifs s’emparent peu à peu de ces outils, qui sont assez faciles. Mais demain, en faisant la synthèse entre la créativité du cerveau droit et la rigueur du cerveau gauche, ils vont pouvoir dépasser ce que l’IA va leur apporter. Et ceux qui sauront bien s’en servir réaliseront un vrai saut quantique, en en faisant un coefficient multiplicateur de leur puissance créative.

Cela dit, pour moi, le saut créatif restera toujours humain. Nul ne sait de quoi demain sera fait, mais j’ai du mal à imaginer, en tout cas à l’horizon des années 2040-2050, que le cerveau humain ne sera pas toujours le déclencheur et le formateur des idées.

 

IN : pensez-vous que le développement de la technologie va pousser les jeunes qui s’éloignent un peu de la publicité à y revenir ?

ML : on les voit revenir d’une autre façon. Ce sont ceux qui sont en train de développer des modèles financés par la publicité, que ce soit dans des startups de la Silicon Valley, à Shanghai, en Corée ou en Israël, ou même à Paris. Vont-ils revenir au cœur du métier ? S’il évolue comme je l’imagine, s’il devient de plus en plus « rupturiste » et s’il fait appel de plus en plus à la technologie, à l’innovation, à l’intelligence artificielle et bien sûr à la créativité, je crois qu’il sera alors de plus en plus attractif. D’autant plus que c’est un métier qui donne, par son mode de fonctionnement, une très grande liberté aussi bien au travail individuel qu’au travail en équipe, et une belle gratification intellectuelle.

 

IN : les jeunes attendent de plus en plus des marques qu’elles s’engagent. La publicité ne devrait-elle pas jouer un rôle plus sociétal en s’engageant davantage pour des causes ?

ML : méfions-nous, car à une époque, on a reproché à la publicité sa trop grande puissance. Il ne faut donc pas exagérer son pouvoir, mais elle peut en effet jouer à la fois sur la corde émotionnelle et sur la corde rationnelle pour influencer les comportements et même les courants de la société.

Après son « expérience », Arthur Sadoun s’est beaucoup intéressé à ce qui se passait sur le cancer et en particulier sur le cancer au travail ; pourquoi une personne sur deux – et dans certains pays plus d’une sur deux – n’ose-t-elle pas en parler ? Alors il a lancé la campagne « Working with Cancer », où les problèmes sont abordés sans complexe. Les premiers résultats sont très satisfaisants.

On peut prendre un autre exemple : le mouvement LGBT, que la publicité a bien accompagné, et sur plusieurs plans bien davantage que le cinéma. Bien avant qu’il y ait des Gay Pride dans Paris, des campagnes ont mis en scène des couples gay, comme l’avait fait Publicis, pour la première fois dans les années 1980, pour la Clio. Il y a eu également beaucoup de campagnes qui ont permis de changer le regard des gens sur le sida. Et si on nous en donne les moyens, je suis persuadé que tous les publicitaires du monde seraient très heureux de pouvoir influencer le comportement des gens face au dérèglement climatique.

 

IN : vous venez de prononcer le mot influencer. Comment voyez-vous le phénomène de ces influenceurs qui prennent un peu la place des journalistes et des communicants ?

ML : c’est quelque chose qui a toujours existé d’une certaine façon. C’est ce que faisait déjà Tupperware avec ses réunions autour d’une tasse de thé. Mais la force d’Internet, démultipliée à l’échelle planétaire, en particulier YouTube, a permis à des tas de personnes de s’exprimer en toute liberté et de gagner ainsi leur vie. Et en fait je trouve que c’est formidable de leur donner cette possibilité. Mais bien sûr, comme toujours, il faut faire très attention aux abus ; à chaque fois que quelques-uns franchissent la ligne et profitent de la faiblesse de ceux qui sont abonnés à leur chaîne, on jette l’opprobre sur l’ensemble d’une profession, ce qui est malheureux et dommageable. À côté de ça, on voit des gens formidables qui rendent un vrai service. J’en regarde parfois certains qui vont comparer les prix de tel ou tel produit et indiquer le meilleur endroit où se le fournir. C’est quand même beaucoup mieux que les télévendeurs du téléachat (rires).

 

IN : le phénomène en soi peut être réjouissant, mais il n’empêche que certaines entreprises, comme Procter, détournent une partie de leur budget pub pour le mettre sur l’influence.

ML : oui, mais c’est une partie qui reste minime, même si elle est significative. Heureusement, la publicité est vivante et a toujours vécu avec la concurrence. Les acquis ne durent pas si on ne se bat pas et si on n’innove pas. Nos clients font face à trois défis : la croissance, bien sûr, la pression croissante sur les coûts et la confiance des consommateurs dans leur marque. À nous de nous transformer le plus rapidement possible pour les aider à relever ces défis. Heureusement que nous sommes remis en cause et que nous nous remettons en cause nous-mêmes. Si on a conscience de ces difficultés, on peut trouver les solutions et rebondir.

On dit des marques, quand elles sont en difficulté en particulier dans la grande consommation : they never come back. Mais les agences ont toujours la possibilité d’un comeback, grâce aux hommes et aux femmes parce que ce métier reste un métier humain. Ce métier est aussi excitant parce qu’il nous force à rester dans le tempo de la modernité.

 

IN : en dehors de vos fonctions, vous avez créé en mai dernier, avec votre fils Stéphane, YourArt, la première plateforme art et tech pour exposer et vendre des œuvres d’artistes amateurs et professionnels. Quel est son but et où en êtes-vous de son développement ?

ML : il y a quelques années, je suis tombé sur une étude qui révélait que des dizaines de millions d’artistes amateurs pratiquent régulièrement et sont souvent frustrés de ne pas pouvoir montrer leurs œuvres. J’ai donc créé avec Stéphane et d’autres cofondateurs une plateforme française, avec une ambition européenne puis mondiale, qui permet à tous les artistes, professionnels ou non, contre un abonnement modique, de montrer leurs travaux dans un espace virtuel sur mesure, allant du simple portfolio à la galerie virtuelle en 3D. Nous venons de lancer la version 3.0 qui va propulser YourArt au-dessus de tout ce qui existe sur le marché. Au 15 novembre, après six mois d’existence, nous avons déjà plus de 10000 œuvres sur la plateforme, plus de 1500 artistes et un nombre considérable de vidéos de visites d’atelier. La nouvelle version comprend trois nouveautés : un système de messagerie, qui est une espèce de mini réseau social qui va permettre aux art lovers de dialoguer avec les artistes et d’acheter en direct ; les solutions de metagallery et de musée imaginaire en 3D seront accessibles sur le mobile ; et la home page a été adaptée pour notamment aider les moins à l’aise d’entre nous avec Internet à se promener sur la plateforme. Et last but not least, YourArt s’enrichira d’une once d’intelligence artificielle. D’abord un jeu test où l’IA va poser un certain nombre de questions à l’internaute afin de déterminer son profil artistique : « Voilà deux tableaux, dites-moi celui que vous préférez, parlez-moi des peintres que vous aimez, etc. » Elle lui proposera ensuite des œuvres susceptibles de lui plaire, et poussera encore plus loin : « Compte tenu de certains traits de votre personnalité, vous devriez peut-être explorer d’autres artistes… » Nous allons guider les gens pour les aider à choisir ce que l’art peut leur apporter. Avec toute l’équipe de YourArt, nous nous sommes fixé la mission d’être la plateforme de démocratisation de l’art. Nous allons tout faire pour réussir. Et j’ai confiance, car l’art c’est la vie.

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