Anna Ifergan (Cheil France) : « Je viens de lire, avec mes copines tous les Rougon-Macquart de Zola »
Reading is sexy, n’est-il pas ? C’est en tout cas ce que pense Anna Ifergan qui a cofondé sur Instagram un club de lecture qui fait un tabac. La VP/ DG de Cheil France répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’Hôtel Littéraire Le Swann* – Proust oblige.
INfluencia : Votre coup de cœur ?
Anna Ifergan : J’ai beaucoup de mal à citer un seul coup de cœur, car je suis généralement enchantée et enthousiasmée par la vie. Tous mes sens sont en éveil, et ce qui me définit, c’est une somme de nombreux coups de cœur, plus ou moins grands selon les moments et ce à quoi je suis exposée, que ce soit visuel, auditif, etc. C’est pour moi un exercice qui demande réflexion… J’ai eu récemment un coup de cœur pour quelque chose qui m’a sortie de ma zone de confort, car je ne suis pas du tout habituée au ballet et à la danse en général. J’ai commencé à m’intéresser à cet art et j’ai décidé d’aller au Théâtre de la Ville voir un spectacle de Sharon Eyal, une chorégraphe israélienne. J’ai été complètement subjuguée, car c’était totalement anticonformiste. Ce n’était pas du tout l’image que j’avais du ballet. C’était très contemporain, hypnotique, entêtant, avec de la musique techno. Les corps étaient en mouvement permanent sur des pointes, très physiques et athlétiques. Ce moment et cette esthétique inattendus m’ont bouleversée. C’est cela qui me plaît : ces instants qui nous questionnent, nous sortent de notre zone d’habitude, de confort ou de goût et nous nourrissent. Pour moi, cela participe beaucoup au coup de cœur. Je suis très enthousiaste à l’idée d’en voir plus, cela m’apporte quelque chose et me grandit.
Mon deuxième coup de cœur est pour deux livres. Je suis une grande lectrice. J’ai plus de mal aujourd’hui à avoir de grands coups de cœur dans la littérature contemporaine, car j’y retrouve moins la qualité d’écriture à laquelle je suis sensible, mais il y a quand même des auteurs et des livres qui m’embarquent. J’en ai quelques-uns en tête et ce sont vraiment des noms que je répète souvent quand je dois donner des conseils. J’ai beaucoup aimé un premier roman d’Éric Chacour, « Ce que je sais de toi », une petite pépite très poétique, qui se passe en Égypte et raconte une histoire d’amour entre deux hommes avec une douceur incroyable. Il y a une grande beauté dans l’écriture. Ça raconte l’Orient, on sent le goût des épices, l’odeur de la fleur d’oranger quand on lit son livre.
Et puis je voudrais aussi citer le dernier livre de Nicolas Mathieu, un auteur que j’adore, dont l’écriture me bouleverse à chaque fois : « Le ciel ouvert » est un recueil de textes, qu’il a d’abord postés sur Instagram et qui ne s’adressent publiquement qu’à une seule femme, un amour clandestin. C’est un recueil bouleversant sur l’amour, hyper bien écrit. Je ne sais pas comment il fait pour avoir cette sensibilité.
IN. : Et votre coup de colère ?
A.I : Je ne vais pas vous parler de politique, car nous serions encore là demain. Je vais plutôt vous répondre, avec humour, que mon coup de colère actuel est contre… moi, car j’ai loupé la dernière marche de mes escaliers lundi matin (ndlr : interview réalisée le 23 mai dernier). C’est mon coup de colère de la semaine, certes un petit coup de colère, mais il va quand même durer pendant les six semaines où je serai obligée d’avoir une canne (soupirs). Coup de colère d’aller trop vite, en tout cas plus vite que la montre. Coup de colère de ne pas savoir m’arrêter et de répondre au téléphone en marchant…
Ma fille qui a aujourd’hui 13 ans, m’a appris la résilience
IN. : L’évènement qui vous a le plus marquée dans votre vie ?
A.I. : Cela a été l’annonce du handicap de ma fille, lorsqu’ elle avait un an. En parler est très émouvant pour moi, mais je pense qu’il ne m’était pas possible d’aborder un autre sujet. Jusqu’à récemment, nous ignorions le nom de sa maladie. Il y a quelques mois, nous avons enfin reçu un diagnostic : des chercheurs britanniques ont identifié le syndrome RENU dont elle est atteinte, accompagné de lourds retards tant moteurs que cognitifs. Seulement 126 enfants en sont porteurs en France.
Cet événement m’a redéfinie en tant que mère, mais aussi en tant qu’être humain, et a transformé mon rapport à la vie et aux autres. Il m’a bouleversée, bien entendu, dans tous les sens du terme, mais m’a rendue plus vivante que jamais. Ma fille, qui a aujourd’hui 13 ans, par sa force et sa volonté – puisqu’elle n’était pas destinée à marcher – m’a appris la résilience. Cela a été un événement structurant, que j’aurais préféré ne pas avoir à vivre, bien entendu, mais que j’ai accueilli comme je pouvais. Il m’a a appris à ne pas me projeter et à savourer les petites choses, un premier sourire qui arrive si tard, le jour où elle s’est assise à l’âge de 13 mois, quand elle a marché à l’âge de 4 ans… Ce sont des accomplissements incroyables qui ont défié les lois de la nature.
Cet événement m’a permis, je pense, d’être une force tranquille, d’être plus sensible et plus humaine. J’ai choisi de continuer à vivre, socialement et professionnellement, tout en étant très présente pour ma fille. J’ai été pendant quatre ans ses jambes. Je suis très admirative de ce qu’elle accomplit. C’est une boule de bonheur et de joie de vivre. Aujourd’hui elle marche et vient tout juste d’apprendre à nager. Elle ne parle pas mais se fait extrêmement bien comprendre. Toute la famille a été très impliquée. Je suis aussi très fière de ma fille aînée, qui a été d’une grande aide pour moi sans qu’elle s’en rende compte. Son regard m’a beaucoup aidée à rester debout, à avancer, à trouver le chemin.
Comme cadeau, j’avais demandé « une machine qui fait le bruit d’une machine à écrire »
IN. : Votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire
A.I. : Si j’avais suivi mes rêves d’enfant, je serais probablement écrivain aujourd’hui. L’un des premiers cadeaux dont je me souvienne – j’en avais reçu beaucoup d’autres avant, comme des poupées et des jouets – était une machine à écrire que l’on m’a offerte à l’âge de huit ans. J’avais demandé « une machine qui fait le bruit d’une machine à écrire ». Eh oui, je viens d’une époque où l’on utilisait encore ces machines (rires). J’adorais ce bruit dans mes oreilles et j’aimais déjà raconter et écrire des histoires.
Je me souviens qu’avec le premier billet que j’ai possédé, un billet de 100 francs, je me suis acheté trois livres chez le libraire. Je lui avais demandé conseil, et parmi eux, il y avait « Le Temps des secrets » de Marcel Pagnol. Malheureusement, je ne me souviens plus des deux autres titres.
Mais si c’était à refaire, je pense que je choisirais un métier manuel. Je ne sais pas si j’en ai la compétence, mais je n’ai jamais exercé de métier qui nécessite l’utilisation de mes mains. Je ne connais donc pas la satisfaction de créer quelque chose avec elles. Mon grand-père était ébéniste et sculpteur, mais je n’ai jamais exploré cet aspect de moi-même. Je ne sais pas ce que c’est que d’accomplir quelque chose avec ses mains. Je suis très heureuse de ma vie actuelle, mais je ne connais pas ce plaisir-là, et je pense que c’est un plaisir que je méconnais.
Un projet entre femmes, ce qui me rend particulièrement heureuse.
IN. : Votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)
A.I. : J’ai fondé un club de lecture avec quatre autres femmes -toutes parisiennes- dont certaines m’étaient inconnues. Une amie a lancé l’idée de créer ce club, car nous partagions toutes une passion pour la littérature. Cela remonte à huit ou neuf ans. Elle nous a proposées : « Venez, réunissons-nous une fois par mois pour un book club entre femmes ». Nous souhaitions que nos rencontres aient lieu dans des endroits agréables, comme des restaurants à découvrir, pour allier plaisir et littérature. Et cela a parfaitement fonctionné.
Très vite, nous avons décidé de nous attaquer aux grands classiques. Bien que nous les ayons lus au lycée, les redécouvrir demande un certain effort. Il est plus facile de se tourner vers les livres facilement disponibles en librairie ou les auteurs contemporains. Nous nous sommes dit : « Faisons un effort supplémentaire et lisons l’intégralité des œuvres d’un auteur ».
Rapidement, nous avons créé une page Instagram intitulée « Reading_is_sexy ». Au départ, elle était destinée à notre usage personnel, mais elle a pris de l’ampleur sans que nous l’ayons vraiment cherché, atteignant aujourd’hui 6 500 abonnés. Nous ne sommes pas journalistes, mais nous publions des chroniques où nous partageons notre avis, toujours bienveillant, sur des ouvrages récemment publiés. Nous ne sommes pas non plus influenceuses, mais nous sommes très sollicitées. Les maisons d’édition nous envoient des livres et nous invitent à des rencontres littéraires, comme le Festival Cinéroman à Nice (ndlr : du 30 septembre au 5 octobre). Grâce à cela, j’ai pu rencontrer des auteurs que j’apprécie et nous organisons des soirées littéraires. Nous avons également un groupe WhatsApp où nous échangeons constamment nos coups de cœur et nos coups de gueule.
Ce petit projet est une grande réussite pour moi, car il apporte beaucoup de joie à ma vie. C’est un projet entre femmes, ce qui me rend particulièrement heureuse. C’est aussi un hobby en dehors du travail qui m’enrichit énormément. Cela me pousse à explorer des œuvres que je n’aurais pas abordées ou relues spontanément. Par exemple, nous avons lu les Rougon-Macquart de Zola – nous en sommes au treizième ou quatorzième tome sur vingt. Je n’avais jamais lu Dostoïevski avant de découvrir « Crime et Châtiment » et récemment « Les Nuits blanches », une nouvelle magnifique qui m’a complètement transcendée.
IN. : Votre plus grand échec ? (idem)
A.I. : J’étudiais aux Etats-Unis et je suis rentrée passer quelques semaines à Paris à la fin de l’été 2001 quand le 11 septembre a frappé. Je devais y retourner pour mon stage de fin d’étude, c’était une évidence pour moi de repartir et y rester. Finalement, le contexte m’en a empêché. Du coup, tout s’est enchainé ici et me voilà à Paris vingt ans plus tard et sans regrets. Mais à l’époque, je l’avais vécu comme un échec.
Je suis plus à l’aise avec un Coluche qui balançait sur tout le monde
IN : Les convives avec lesquels vous aimeriez partager un dîner
A.I. : De très beaux acteurs, bien sûr… Non, je plaisante. Ce serait avec des humoristes d’aujourd’hui ou des comédiens que je regarde sur les réseaux sociaux ou dont j’écoute les chroniques. On sous-estime le pouvoir du rire. Et moi, j’adore rire dans la vie ou dans mon travail. Dans ma voiture, j’écoute beaucoup de podcasts qui me font rire. Ce serait Manu Payet, Pablo Mira, Kyan Khojandi (qui a co-écrit Bref), Marina Rollman, Laura Felpin, ou Lison Daniel qui a un billet sur France Inter. Ce que j’adore chez ces gens-là, c’est leur audace et le fait qu’ils poussent les limites. Même si aujourd’hui on ne vit plus vraiment dans une société totalement libre. Je suis plus à l’aise avec un Coluche qui balançait sur tout le monde. On pouvait parler avec légèreté du handicap, des couleurs de peau ou des classes sociales. Et j’adore ce type d’humour.
L’idée de voir des pieds toute la journée me serait impossible
IN. : Le métier que vous n’auriez pas aimé faire
A.I. : Je crois que podologue ou pédicure aurait été un vrai cauchemar pour moi !!! L’idée de voir des pieds toute la journée me serait impossible… (rires)
IN. : quel acteur de théâtre ou de cinéma emmèneriez-vous sur une île déserte ?
A.I. : Puis-je avoir votre permission pour partir avec trois personnes ? Georges Clooney, what else ! Car sur une île déserte, mieux vaut être avec un beau mec (rires). Manu Payet, qui me fait hurler de rire. Et Fabrice Luchini pour le plaisir de la conversation, parce qu’il est captivant. Je pourrais parler jour et nuit de littérature avec lui. Le bonheur…
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu ».
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L’actualité
Anna Ifergan a repris il y a trois ans l’agence Cheil France qui compte aujourd’hui 150 personnes et appartient à Cheil Worldwide.
4 pôles d’expertise : brand experience, retail , digital et prod intégrée.
Principaux clients : Samsung, Oleo for Good, ISC, Solenis, La Centrale et discussions stratégiques avec des marques coréennes beauté et food.