« Le marché de l’influence ne progressera pas sans transparence sur les fees et sans respect du travail créatif », Thomas Angerer (Beinfluence)
Co-fondateur et CCO de Beinfluence, partenaire de la Paris Creators Week où il intervient aujourd’hui dans la keynote « State of The Art: Creator Economy in Europe », Thomas Angerer appelle le marché à changer d’échelle. Transparence des fees, reconnaissance du travail créatif, fin des idées reçues : pour lui, l’influence ne progressera qu’en assumant sa maturité.
INfluencia : Le jury du Grand Prix de l’Influence, qui se tient aujourd’hui dans le cadre de la Paris Creator Week et dont vous faites partie, s’est réuni il y a une dizaine de jours pour départager une soixantaine de dossiers de créateurs, d’agences, de médias et d’annonceurs. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les cas examinées ?
Thomas Angerer : Déjà… c’était un moment très convivial (rire). Les échanges avec les autres membres du jury ont été passionnants, d’autant que nous venions d’univers différents (annonceurs, agences, régies, médias).
Ce qui ressort en premier lieu, c’est qu’il existe encore, malheureusement, une confusion persistante entre social media et influence.
Notre rôle, en tant que jury, était de récompenser de vraies campagnes d’influence, donc des campagnes construites autour des créateurs. C’est ce que nous avons privilégié. À l’inverse, certaines campagnes étaient excellentes, parfois brillantes, mais nous devions nous demander : fonctionneraient-elles sans créateur ? Si la réponse était oui, elles ne pouvaient pas prétendre aux distinctions majeures d’un prix dédié à l’influence.
Et je pense qu’en France, nous avons encore un léger retard sur la manière de construire les campagnes : partir des créateurs, les placer au centre du dispositif, plutôt que d’avoir une idée, très bonne parfois, à laquelle on « accroche » ensuite des talents pour pouvoir dire que l’on fait de l’influence.
Deuxième point : il y a une vraie créativité dans l’influence française, et c’est réjouissant. La créativité reste le seul moyen d’aller chercher de l’impact et de la performance. Mais on sent encore une forme de retenue, alors que le potentiel pour aller beaucoup plus loin est là. Pour avoir siégé dans d’autres jurys internationaux, je vois que les Américains, les Sud-Américains, les Asiatiques ou les Anglais sont beaucoup plus à l’aise avec l’idée de « pousser le curseur ».
INfluencia : Comment expliquez-vous cette frilosité ?
Thomas Angerer :Peut-être parce que l’influence n’est pas encore totalement prise au sérieux, comme elle peut l’être aux États-Unis ou sur des marchés plus matures ; peut-être aussi par souci de “bien faire” pour prouver que ce canal est crédible et efficace…
Mais cela tient autant aux annonceurs qu’aux agences. Les annonceurs doivent respecter un cadre et leurs enjeux sont parfois tels qu’ils ne peuvent pas se permettre de “jouer gros” sur une prise de risque créative.
Du côté des agences, il y a aussi cette tendance à proposer quelque chose qui rassure. En appel d’offres, l’objectif est de gagner ; avec un client installé, on connaît déjà ce qui fonctionne ou non, et on a naturellement tendance à rester dans ce périmètre.
Je pense que le marché gagnerait à se libérer un peu plus. Et l’influence est justement un terrain formidable pour créer de l’exceptionnel… à condition de se donner les moyens d’y aller.
IN : Nous avons récemment réalisé une interview croisée de la RATP et de 5ème Rue, l’agence qui pilote une grande partie de leur stratégie social media, et la question de conjuguer prise de risque et objectifs d’un groupe de cette taille était au cœur de leur discours.
T.A. : Le cas RATP était d’ailleurs l’un des dossiers du Grand Prix Influence que j’ai le plus appréciés. Ils ont demandé à deux créateurs d’imaginer des mini sketchs à partir de commentaires négatifs reçus sur Twitter. Je trouve ça vraiment enthousiasmant.
Ils se sont dit qu’ils allaient assumer les codes de leur cible, adopter les codes des créateurs, prendre le risque de l’autodérision, et y aller pleinement.
IN : BeInfluence a doublé son chiffre d’affaires en un an, de 6,5 à 13 millions d’euros. Concrètement, qu’est-ce qui a fait la différence en 2025 : un changement de modèle économique, un new biz plus structuré, des contrats plus longs… ?
Thomas Angerer : Cela tient d’abord à une forme d’habitude. Nous doublons notre chiffre d’affaires chaque année depuis 2020 et cette dynamique fait partie de l’ADN de l’agence. Nous sommes extrêmement ambitieux et nous voulons devenir la meilleure agence d’influence et de creator-led marketing au monde.
Il n’y a aucune raison de laisser ces ambitions à d’autres marchés. En France, nous avons une industrie publicitaire exceptionnelle et nous devons nous en servir pour construire davantage.
Nous avons également bénéficié de très belles victoires à la fin de l’année 2024, notamment en France, avec les appels d’offres influence remportés de Carrefour et d’Amazon. Cela nous a évidemment donné un élan supplémentaire. Et en Belgique, notre croissance repose surtout sur le business organique.
Nos clients restent, augmentent leurs budgets et constatent que l’influence devient l’un des canaux les plus performants, ce qui renforce mécaniquement l’investissement.
IN : Un canal de plus en plus emprunté, justement. Quel est votre positionnement pour vous démarquer ?
T.A. : Depuis le début, notre démarche est claire et elle commence vraiment à porter ses fruits. Nous ne voulons pas seulement être une agence d’influence, nous voulons être l’agence d’influence la plus créative du monde.
Comme je le disais, la créativité est aujourd’hui le seul vrai facteur différenciant. Les agences ont toutes accès aux mêmes profils, aux mêmes outils, aux mêmes méthodes. Nous savons tous faire de l’influence. La vraie question désormais, c’est comment faire de l’influence créative.
IN : Une valeur cardinale qui prend d’autant plus de sens au moment où l’IA occupe une place croissante dans les process.
T.A. : Exactement. On voit déjà apparaître un certain rejet de l’IA. Dans ce contexte, la place des créateurs et des contenus humains va devenir encore plus essentielle.
Et il y a une statistique qui résume tout. Pour 86 % des 15-49 ans dans le monde, la créativité d’une campagne est le premier critère pour décider de suivre ou non une campagne d’influence. Pendant des années, on a parlé d’authenticité, on a martelé ce mot. Bien sûr qu’une campagne doit être authentique, mais ce n’est plus un facteur différenciant. Ce qui fait la différence aujourd’hui, c’est la couche créative.
Le D&AD (l’un des prix internationaux les plus prestigieux en création publicitaire et design, NDLR) remporté à Londres en mai en est la meilleure preuve.
IN : Vous parlez du D&AD. Dans un marché où les prix et les métriques de performance dominent souvent les échanges, qu’est-ce que ces distinctions changent dans votre relation avec les annonceurs ? Est-ce que cela vous permet de défendre des propositions plus audacieuses, plus coûteuses ?
T.A. : Oui, complètement. Avant, on pouvait arriver avec des idées créatives très fortes et se heurter à la question classique, est-ce que cela va vraiment fonctionner. Aujourd’hui, la différence est que nous avons désormais la matière pour répondre.
Le D&AD et les Global Influencer Marketing Awards sont d’abord des récompenses pour l’équipe, parce qu’ils illustrent tout le travail que l’on mène au quotidien. Ce sont aussi des récompenses pour nos clients, qui gagnent ces prix avec nous. Et c’est surtout une formidable source de crédibilisation de notre modèle.
On a été impressionné par le nombre d’agences, de médias ou de créatifs habitués à ces distinctions qui nous ont appelés pour nous féliciter.
IN : Vous dites passer d’une agence d’influence à une agence de creator-led marketing. Qu’est-ce que cela change concrètement dans la façon de structurer un plan pour un client ?
T.A. : Il y a deux dimensions. La première concerne notre repositionnement en creator-led marketing.
Historiquement, nous faisions uniquement de l’influence organique et cela reste notre cœur de métier. Mais pour maximiser les résultats, il faut pouvoir articuler influence organique, paid social, RP et expérientiel. Une campagne performante est souvent celle qui combine plusieurs de ces leviers autour d’un message cohérent et multi-touchpoints.
Dans cette logique, le créateur est au centre. Son contenu peut porter une campagne organique, nourrir un dispositif paid social, être utilisé en RP ou devenir la clé d’une expérience de marque. C’est suffisamment structurant pour que nous refusions parfois des missions qui n’intègrent pas de créateur, car cela ne correspond pas à notre positionnement.
La deuxième dimension concerne la co-création. Nous y croyons, mais pas de manière automatique.
Les créateurs ne sont pas des marketeurs. Certains auront des idées très fortes parce que la marque ou l’objectif les inspire, d’autres non. Et nous ne pouvons pas nous contenter d’envoyer un brief vague en espérant qu’ils trouvent une solution.
C’est donc à l’agence d’apporter le cadre stratégique, les insights, le contexte de la marque, les tendances sociales… bref toute la data dont les créateurs ne disposent pas.
IN : C’est une manière de leur laisser le terrain de jeu le plus large possible pour qu’ils puissent s’exprimer de la meilleure façon.
T.A. : L’idée, c’est plutôt de leur offrir un terrain de jeu très cadré, mais avec le cadre le plus large possible. La nuance est importante.
IN : Dans un marché à la fois plus réglementé et plus financiarisé, comment une agence indépendante peut-elle garder un temps d’avance ?
T.A. : La question est large, et il n’y a pas une seule bonne réponse, d’autant plus qu’il subsiste encore de nombreuses zones d’ombre.
L’influence implique une chaîne d’intervenants très complexe. Entre l’annonceur qui doit être clair sur ses objectifs, l’agence influence, les agences média ou créa qui travaillent parfois en parallèle, les agents de talents, puis les créateurs eux-mêmes, souvent surmenés ou sous pression financière, l’alignement est difficile.
Et cela ne concerne qu’un seul créateur alors que certaines campagnes en mobilisent parfois cent cinquante…
La transparence est un autre enjeu majeur et les avancées législatives sont positives. Chez l’UMICC, nous avons participé activement aux discussions et le décret publié après deux ans de travail avec l’Assemblée et Bercy reste incohérent sur plusieurs points. Le chantier continue donc.
Le prochain grand sujet sera, à mon sens, la transparence des fees. Beaucoup de marques ne savent pas vraiment combien elles paient un créateur, ce qui fausse l’analyse des résultats et nuit à la crédibilité des agences comme des talent managers. Il faut aller vers un modèle clair. Sur un budget de 100, par exemple, 80 pour les créateurs, 20 pour l’agence, et une transparence totale sur les coûts de production et de création.
Le marché ne progressera pas sans transparence sur les fees et sans respect du travail créatif.
IN : Quelles sont, selon vous, les idées reçues les plus dangereuses qui circulent encore sur le marketing d’influence ?
T.A. :La première, vieille comme l’industrie, c’est l’idée que l’influence ne coûte pas cher. Beaucoup de marques pensent encore qu’avec 5 ou 10 000 euros, elles vont pouvoir décrocher la lune.
La deuxième, plus sensible, c’est la manière dont certaines marques continuent à percevoir les créateurs. Beaucoup ne les considèrent toujours pas comme des professionnels. Il existe une forme de condescendance, ce cliché du créateur qui tourne des vidéos dans sa chambre. Alors qu’on voit bien aujourd’hui l’ampleur de ce qu’ils construisent, que ce soit Kaizen avec Inoxtag ou Lena Situations qui lance sa maison d’édition. Il faut déconstruire cette vision qui ne reflète absolument plus la réalité.
IN : Vous expliquiez il y a quelques années avoir « monté un business model sur l’idée que les pubs traditionnelles n’impactaient plus les jeunes ». Mais en 2025, l’usure des formats d’influence, la saturation des feeds et les enjeux d’authenticité rendent les audiences plus méfiantes. Qu’est-ce qui garantit que l’influence ne suit pas le même chemin ?
T.A. : C’est une excellente question, et honnêtement… je ne suis pas sûr que l’influence pourra y échapper.
Quand on disait que la pub traditionnelle ne marchait plus sur les jeunes, c’était une intuition. On ne connaissait rien au monde de la pub. Aujourd’hui, on sait que la publicité fonctionne encore, mais un certain type de publicité seulement. Celle qui ne raconte pas de mensonges, qui génère une émotion, qui te parle vraiment, qui ne te prend pas pour un idiot.
Et dans l’influence, c’est exactement la même chose. Beaucoup de campagnes continuent de traiter les créateurs et leurs communautés comme s’ils n’étaient pas capables de comprendre ce qui se joue. Ces campagnes-là disparaîtront, parce qu’elles ne peuvent plus fonctionner dans un contexte où les audiences sont attentives, exigeantes et très conscientes des codes.
Quant à l’usure des formats, je pense que certains modèles, comme le gifting, sont effectivement en train de s’effondrer. Les audiences n’en peuvent plus de voir des créateurs recevoir des produits incroyables alors que, dans un contexte d’inflation, les gens ont du mal à boucler leurs fins de mois. Le décalage est devenu trop grand.
IN : Pour conclure cet échange, au-delà du Grand Prix Influence, vous participez à une keynote pendant la PCW et vous communiquez beaucoup sur l’évènement. Qu’attendez-vous de cette édition qui s’ouvre aujourd’hui ?
T.A. :Je suis vraiment heureux qu’un événement comme celui-ci existe, et qu’il existe à Paris. On s’entend très bien avec l’équipe de la PCW. Nous étions partenaires dès la première édition, et cette deuxième édition s’annonce exceptionnelle. C’est un travail énorme, mais indispensable pour faire avancer les discussions autour de la creator economy et amener l’industrie au niveau de maturité dont elle a besoin.
J’aime beaucoup le fait qu’ils sortent d’une logique franco-française et qu’ils ouvrent dès cette édition à des intervenants européens, belges, allemands, anglais. On sent aussi une ambition internationale à moyen terme, et c’est une excellente nouvelle pour positionner Paris, et donc la France, comme l’un des cœurs battants de la creator economy.
Cette dynamique fait rayonner la publicité et l’influence françaises, et elle contribue à faire évoluer les mentalités, aussi bien chez les annonceurs que chez certains créateurs, chez le grand public et même au niveau politique. Bref, beaucoup de positif, et vraiment hâte d’y être. Bravo à Jokariz, Pierre Allary et Karim Sabba qui portent ce projet avec ambition, énergie et une vraie passion du sujet.