INfluencia : Lorsque vous avez repris les Centres E.Leclerc créés par votre père, vous avez poursuivi sa stratégie initiale, fondée sur la mise en avant de prix ultra-compétitifs, tout en élargissant le spectre de votre offre. Mais depuis la crise inflationniste, le pouvoir d’achat est devenu la première préoccupation des Français. Comment avez-vous géré ces différentes problématiques ?
Michel-Édouard Leclerc : D’abord, il est impossible de les mettre toutes sur le même plan. Il faut d’abord se souvenir d’où l’on vient. Lorsque mes parents ouvrent, tout seuls, un premier magasin Leclerc en 1949 à Landernau, dans leur salle à manger, leur objectif est de recréer des circuits courts et de supprimer les marges des grossistes, semi-grossistes, demi-grossistes… qui existaient alors. Ils n’inventent pas le prix bas mais considèrent qu’il faut en faire un drapeau. Avant eux, dans les années 1920, il y avait déjà des gens qui vendaient peu chers comme Prisunic, Uniprix… et il y avait eu aussi le mouvement Coop, qui avait utilisé l’étendard du prix bas avant eux.
Il existe beaucoup d’expérimentations à l’initiative de nos adhérents, comme ces « blabla caisses » : la création de bars, la mise en place de bancs, de cafétérias…
IN : Ils s’inscrivaient donc dans un mouvement qui était déjà là…
M-E. L : Oui, ils n’inventent rien mais ils utilisent, politisent l’argument du prix bas dans la durée, à une époque où il existe encore un marché noir. C’est à cette période qu’ils mettent en place une philosophie axée sur l’accessibilité, dans le contexte d’une société de production de plus en plus standardisée afin que les produits soient consommés plus facilement. Ce qui les amène à rédiger une charte, « le contrat E.Leclerc, qui dit : « Tout ce qui est important pour vous, tout ce que vous voulez avoir, doit vous être accessible. »
À la demande de sobriété et de diversité, E.Leclerc a répondu en ayant anticipé les demandes sociales au-delà de son savoir-faire initial.
IN : C’est le début d’une bagarre serrée avec les industriels…
M-E. L : Il va y avoir trois grandes périodes. Dans la première, les E.Leclerc vont se battre contre les refus de vente des fournisseurs pour pouvoir rendre tout accessible, notamment les grandes marques. Certaines marques vendaient cher et trouvaient que mon père cassait les prix, cassait le marché en les contraignant à baisser leurs marges. Il fallait les convaincre. Dans la seconde période, E.Leclerc s’attaque aux secteurs protégés : la distribution exclusive, sélective… Entre les années 1980 et 2000, il va y avoir une dizaine de concepts (Espaces Culturels, parapharmacie, magasins de jouets, de réparation automobile, de textile…) qui vont peupler nos galeries marchandes autour du E.Leclerc. J’appellerais cette seconde phase « extension du domaine de la lutte ». C’est aussi une réponse à l’arrivée de Carrefour, qui, en 1964, s’installe en périphérie des grandes villes. La réponse de E.Leclerc est de riposter en ouvrant des hypers moins grands– nous n’en avions pas les moyens – mais avec tout autour, des magasins spécialisés.
IN : Comment évolue alors votre stratégie d’élargissement de l’offre ?
M-E. L : Nous gagnons sur le prix des carburants, sur la parapharmacie et l’entente de certains de représentants des pharmaciens avec les grands laboratoires, la distribution de parfums… mais nous perdons sur la loi Lang, le prix du livre… À partir des années 2000, apparaît un discours post-soixante-huitard mené par des journaux comme Que Choisir, très différent, axé non plus sur la propriété des choses mais sur l’accès au « bien-être » au sens le plus général du terme. Enfin, depuis quelques années, nous faisons face à un autre type de demande, sur fond d’activisme des ONG, d’angoisse climatique et de crise énergétique. Celle-ci, je la qualifierais tantôt de demande de sobriété, tantôt de diversité. E.Leclerc y a répondu en ayant anticipé les demandes sociales au-delà de son savoir-faire initial.
IN : Mais de nouvelles problématiques se sont invitées, que E.Leclerc n’anticipait peut-être pas. À la suite de la crise sanitaire, la guerre en Ukraine et la crise inflationniste, 40% des Français s’estiment aujourd’hui « contraints dans leurs achats de courses », 63% ont l’impression de « vivre dans un monde injuste » et beaucoup éprouvent le sentiment d’un déclassement. Comment E.Leclerc s’est-il adapté et a-t-il revu son positionnement dans un contexte impossible à anticiper ?
M-E. L : Ces trois dernières années, nous avons dû effectivement faire face à ces trois chocs qui ont provoqué de grandes perturbations dans les tendances de fond. Mais nous n’avons pas constaté ce sentiment de déclassement dans les études et on ne le voit pas se traduire sur la perception des marques distributeurs : la marque Eco+ jouit d’une très bonne appréciation. En revanche, il est impossible de se cacher qu’il y a un indéniable sentiment d’appauvrissement, avec un million de personnes supplémentaires ayant rejoint l’appellation « défavorisées » à l’Insee durant ces trois dernières années… De façon plus large, E.Leclerc s’efforce de parler à tous et non à une catégorie sociale en particulier, et son offre reflète sa philosophie. Nous sommes leader à la fois sur les grands crus et sur les premiers prix, ce qui signifie que les gens ont dépassé l’opposition grandes marques/MDD.
IN : Mais la méfiance des consommateurs envers les marques patrimoniales persiste, dont un certain nombre a cédé à la tentation de la shrinkflation…
M-E. L : Je n’accorde pas au débat sur la shrinkflation énormément d’importance. Je pense aux restaurants et aux cantines qui ont réduit leurs portions, modifié leurs menus, en remplaçant par exemple le saumon par de la truite fumée… Mais il reste exact que les grandes marques ont perdu la confiance des consommateurs en augmentant trop vite, trop rapidement leurs prix. Beaucoup ont interprété la baisse de qualité comme un retournement de tendance définitif, alors que pour nous il ne s’agit que d’une séquence.
IN : Mais une séquence qui a marqué les esprits et les modes de consommation.
M-E. L : Il y a eu effectivement une paupérisation qui a détourné les consommateurs des marques, notamment dans le bio, le vegan… devenues trop chères, même pour les militants. Mais la tendance de fond du « mieux manger » est toujours là, et les consommateurs retourneront vers elles. Et le corollaire de la baisse de consommation de ce type de produit a été le fait que les consommateurs se soient tournés vers les enseignes les moins chères comme E.Leclerc, Lidl, Aldi, Super U… À l’intérieur de notre offre, nous avons constaté un retour sur les premiers prix.
Chez nous, nous n’avons jamais utilisé le terme de « cœur de cible » ! Nous n’en avons pas, tout simplement. L’enseigne se bat pour tous.
IN : On sait que les Français pratiquent de plus en plus une consommation polysémique, souvent contradictoire, où les prix bas restent un critère d’achat important, mais où entrent en compte l’offre d’aliments sains et le fait qu’ils soient produits sans aggraver la crise environnementale. Là encore, comment gérez-vous cette évolution ?
M-E. L : La consommation polysémique n’est pas forcément contradictoire mais recouvre plutôt des tendances de fond qui sont contrariées. Je crois que tout le monde a adhéré au discours d’octobre 2017 du président de la République aux États généraux de l’alimentation. En introduction de son discours, Emmanuel Macron avait rappelé les deux objectifs de ces États généraux : « Le premier : permettre aux agriculteurs de vivre du juste prix payé, de permettre à tous dans la chaîne de valeur de vivre dignement ; et le second : de permettre à chacune et chacun d’avoir accès à une alimentation saine, durable, sûre. » Il s’agissait de rechercher une alimentation plus valorisante, moins issue de l’agriculture productiviste, intégrant plus de bio… D’ailleurs, les politiques publiques ont soutenu les démarches vers le bio, les installations d’agriculture vivrière, etc.
IN : Sauf que la crise inflationniste s’est invitée pendant cette séquence…
M-E. L : Effectivement. Elle a « cassé » le processus et a entraîné une baisse des achats. Dans ce contexte, notre réponse a été de ne pas censurer notre offre mais de donner le choix au consommateur de pouvoir effectuer ses propres arbitrages. En parallèle, nous avons mené un combat pour vendre moins cher les grandes marques, tout en développant des alternatives avec nos marques distributeurs. Nos Eco+ ont un Nutri-score. Et ça a très bien fonctionné ! Les ventes des marques distributeur ont augmenté de 18%, et celles des Eco+ de 38% en l’espace de deux ans.
IN : On voit, devant les restrictions que les consommateurs s’imposent, la recherche « d’achats plaisir », spontanés, à petit prix, comme en offrent précisément Aldi ou Action. Avez-vous réfléchi à ce type d’offres ?
M-E. L : Non, de la même manière que nous n’avons jamais adhéré à la proposition du « panier anti-inflation », ce « panier pas cher » qui sectorise les gens. Encore une fois, nous voulons laisser le consommateur effectuer librement ses arbitrages dans toutes nos gammes et faire cohabiter sur sa table des produits de différentes provenances.
IN : Le « vivre -eEnsemble » est plus que jamais un impératif. Déjà, E.Leclerc a mis en place des « blabla caisses », où les consommateurs peuvent discuter entre eux ou avec le personnel de caisse. Avez-vous pris d’autres initiatives dans ce sens ?
M-E. L : Il existe beaucoup d’expérimentations à l’initiative de nos adhérents, comme ces « bla–bla caisses » : la création de bars, la mise en place de bancs, de cafétérias, des lieux de rencontre au milieu des magasins, ou encore les espaces de lecture dans les Espaces Culturels. Pour le moment, nous testons des initiatives qui disent notre volonté de « faire société », être à l’écoute…
Fait-on des offres d’occasion dans chaque rayon ? ou développe-t-on un concept autour de l’occasion ? Pour l’instant, rien n’est tranché.
IN : Comment E.Leclerc a-t-il élargi son offre ?
M-E. L : Nous l’avons fait très progressivement. Par exemple, aujourd’hui, le groupe est devenu le premier loueur de voitures en France, avec des offres allant de la voiture louée cinq euros par jour jusqu’au véhicule de transport, avec au total une flotte de 40000 véhicules. Ce n’est d’ailleurs pas suffisant et nous venons d’acheter 7000 voitures à Stellantis… Nous sommes devenus le premier voyagiste français avec 700 millions d’euros de prestations de ventes de tour-opérateurs et de voyages, en passant par des ventes à l’étranger ou dégriffées chez Kuoni ou Jet Tours. L’occasion s’est développée aussi avec un grand débat : fait-on des offres d’occasion dans chaque rayon ? ou développe-t-on un concept autour de l’occasion ? Pour l’instant, rien n’est tranché.
IN : Comment définiriez-vous aujourd’hui votre cœur de cible ?
M-E. L : Chez nous, nous n’avons jamais utilisé le terme de « cœur de cible » !! Nous n’en avons pas, tout simplement. Quand Marcel Fournier a créé le premier hypermarché Carrefour en 1963, son argument était « tout sous le même toit». Chez E.Leclerc, c’est « tous sous le même toit ou dans l’enseigne ». L’enseigne se bat pour tous.
IN : Comment gérez-vous la crise actuelle des agriculteurs et le fait qu’avec la chute du gouvernement Barnier les sommes promises aux agriculteurs ne leur seront pas forcément versées ?
M-E. L : La motion de censure et la chute du gouvernement n’impactent pas nos discussions actuelles. Nous avons une politique de long terme avec nos fournisseurs agricoles. Notre cahier des charges a été élaboré il y a une dizaine d’années. Il concerne nos marques distributeurs et les marques patrimoniales. Il y a une agriculture vivrière, une agriculture locale, qui doit pouvoir être vendue dans nos magasins, de manière privilégiée, à une distance inférieure à 100 km des enseignes. E.Leclerc mène une politique d’alliances locales, qui se traduit par la signature de 18000 contrats, concernant environ 30000 producteurs. Nous voulons que les marques françaises aient toujours une place privilégiée – notamment les PME – dans les centres E.Leclerc. Après la discussion sur la loi Egalim, nous avons été très vite partisans des contrats tripartites, et même assez pionniers. Nous avons ainsi 230 millions de litres de lait qui sont co-signés E.Leclerc/Les Producteurs/Les Éleveurs avec un engagement sur cinq ans. L’accroissement de ces contrats sécurise les agriculteurs, sécurise les prix, leur donne une préférence par rapport à la concurrence internationale et leur offre plus de transparence dans leurs négociations avec les industriels.
Nous luttons contre la sectorialisation des modes de consommation, contre le déclassement, l’isolement, en ayant une offre qui est volontairement, sciemment et radicalement généraliste.
IN : Alors que 88% des Français estiment vivre dans une France « archipélisée », où ils éprouvent un sentiment de déclassement, quelle est la mission d’une grande enseigne de distribution comme E.Leclerc en 2024 ?
M-E. L : Notre stratégie est d’être « l’antidote » à l’isolement en offrant un parcours de consommation où le consommateur trouvera des gammes de produits accessibles, non bradés et de bonne qualité. E.Leclerc a ainsi refait le packaging des 4500 références Marque Repère, en indiquant leur Nutri-score, après avoir révisé les recettes, réduit leur apport en sel… Et personne ne fait la moue quand les gens mangent des pâtes Eco+ plutôt que des Barilla. Notre réponse est de lutter contre la sectorialisation des modes de consommation, contre le déclassement, l’isolement, en ayant une offre qui est volontairement, sciemment et radicalement généraliste, de manière à ne pas créer de segmentation frustrante.