Les documentaires cartonnent et emballent les jeunes générations – Anne Georget (Fipadoc)
Le nombre de documentaires explose avec notamment un record en 2024 de 100 productions destinées aux salles obscures. Du jamais vu. Anne Georget, Présidente du Fipadoc (25 janvier-1er février 2025), explique pourquoi "le genre" jadis réservé aux "têtes grises" et au petit écran emballe les jeunes générations.
INfluencia : le nombre de documentaires inscrits au festival Fipadoc est le reflet d’un mouvement international. Comment expliquez-vous l’explosion du nombre de productions dans ce secteur jadis cantonné au petit écran…
Anne Georget : c’est bien d’une explosion internationale qu’il s’agit ! Évidemment cette croissance est due à la multiplication des canaux, plateformes, etc. qui, il y a encore quatre ans ne s’intéressaient pas à cet objet, et puis, le constat est tombé. Il y a bien un public. C’est simple, l’offre a été multipliée par trois en quatre ans. Mais ce qui est encore plus spectaculaire, c’est le nombre des sorties cinéma pour le coup. Alors qu’en 2014-2015, lorsque j’étais présidente de la Scam (Société civile des auteurs multimédia), je me souviens d’une vingtaine tout au plus de documentaires adressés aux spectateurs en salles, aujourd’hui ce sont 100 documentaires qui sont produites pour les salles de cinéma.
IN. : en dehors de la multiplication des canaux comment expliquez-vous cette tendance lourde ?
A.G. : à mon sens, le documentaire est devenu, -à un moment où tout se déroule très vite, où l’on est assailli par des pastilles d’information, des fake news, des réseaux sociaux omniprésents, qui nous font rebondir d’une information à l’autre sans hiérarchie aucune sur des formats haletants, – le documentaire est un objet unique, qui obéit à un besoin d’équilibre, de connaissance et d’approfondissement de ce que nous vivons, justement. Il faut bien l’avouer, de temps en temps, nous avons besoin de souffler, et le tempo du documentaire a quelque chose de rassérénant.
IN. : diriez-vous que le doc est à taille humaine…
A.G. : voilà. Tout d’un coup, on se sent capable de suivre un tempo moins stressant et je crois que non seulement ce qui nous est raconté dans ces documentaires est un travail en profondeur qui se construit parfois pendant des années, et qui donc rassure, mais en plus, il y a une vraie confiance de la part des spectateurs qui voient dans le documentaire, un accès, une aire de repos pour la compréhension du monde justement.
Lorsqu’un réalisateur suit des personnes pendant plusieurs années, il est plus facile de s’identifier. Il n’y a pas de triche, pas de raccourci, c’est un travail de fond qui prend forme sans pression. Le doc donne, une fois regardé, envie d’en discuter, de comprendre, c’est pour cela d’ailleurs qu’au Fipadoc nous insistons sur l’importance d’accompagner ces formats en salle par des débats, en compagnie des réalisateurs de ces œuvres ou des personnalités protagonistes. Et les réalisateurs abondent en ce sens, ils font beaucoup de tournées, prennent leur bâton de pèlerin pour que leurs films ne soient pas « seuls ». Pour qu’un doc perce il faut faire ce travail, c’est vraiment une demande des exploitants et c’est quelque chose dont le public est féru. Et puis c’est important d’avoir le feed-back du public, de pouvoir y répondre… C’est aussi cela qui va faire qu’un film documentaire va rester dans les mémoires. Pour le spectateur, c’est vraiment une manière de se reconnecter à la vraie vie ou en tout cas plus proche de nos existences. Il faut du temps pour absorber les informations, pour sédimenter les connaissances, c’est un chemin, et d’une certaine manière le documentaire rééquilibre la perception du monde.
IN. : concrètement ?
A.G : Nous le percevons au festival. C’est quand la lumière se rallume, qu’il y a la possibilité d’être assis à côté d’un parfait étranger, d’avoir envie tout de suite de communiquer. C’est pour cela qu’à mon sens, le doc est très complémentaire, du reste et utile qu’il s’agisse de festivals, de sorties cinéma ou à la télévision.
IN. : ce succès du documentaire est notable auprès des jeunes, comment l’expliquez-vous ?
A.G : effectivement, le documentaire qui, il y a dix ans était encore le fait « des têtes grises, et de la télévision », a surpris tous les acteurs du métier en recueillant un succès fou auprès de jeunes générations. C’était inattendu. Ce n’était pas prévu. Une étude du CNC sortie au moment de l’année du documentaire en 2023, expliquait notamment que 75% de ces jeunes développaient de l’empathie avec autrui, et que pour 58 % cela les rendait fiers d’avoir connaissance de documentaires.
IN. : vous dites même que le documentaire est un outil de communication ?
A.G : on s’aperçoit que c’est autour de la machine à café que l’on parle de documentaires. Certains affirmaient il y a dix ans déjà, qu’il était plus facile de parler du doc vu la veille à la télévision que d’une série. Alors bien sûr le téléfilm policier, produit de masse était bien plus regardé, mais le doc initie la conversation entre des humains, et je pense que c’est vraiment aussi quelque chose d’important dans le monde qui est le notre. Échanger, restituer, mémoriser, se faire une opinion.
IN. : l’écriture des documentaires a beaucoup évolué …
A.G. : de manière générale l’écriture documentaire a effectivement énormément évolué, ce ne sont plus de vieux messieurs assis dans des bibliothèques qui nous racontent le monde. Le tout animation (Bachir en 2008), le polar (Staircase en 2004, diffusé en 2022 sur Canal), les journaux intimes (My SextortionDiary), toute la grammaire du cinéma est désormais utilisée pour construire un documentaire.
IN. : le documentaire refait du cinéma en fait…
A.G. : les premiers films conçus par les frères Louis Lumière étaient des documentaires ! Quoiqu’on en pense. On trouve des essais poétiques, des récits à la première personne, comme cet ovni espagnol présenté à Biarritz au Fipadoc, Sextortion, l’histoire d’une jeune femme qui se fait voler son ordinateur et est victime d’un chantage… Un objet hyper contemporain conçu en vidéo verticale avec son téléphone, complètement adapté à ce qu’elle raconte. Son journal au quotidien, intime.
IN. : l’aspect financier n’est-t-il pas lui aussi déterminant ?
A.G. : effectivement, et de tous temps, le documentaire est quand même beaucoup moins lourd au niveau financier, et psychologique. Rassembler des millions, gérer des stars bankables, qui peuvent être capricieuses peut être très contraignant. Pour certains réalisateurs, ce travail de documentaire peut-être un bol d’air, une manière de tester des choses, des technologies sans avoir la pression d’un retour sur investissement.
Il y a une plus grande liberté dans cet exercice artistique… Enfin, l’écriture du doc a gagné en liberté, cela n’a plus rien à voir avec la télé à papa que nous regardions auparavant.
IN. : Netflix aurait aux dires de certains producteurs changé la donne, qu’en pensez-vous ?
A.G. : je pense que Netflix a d’une certaine manière créé un genre et donné de la visibilité au documentaire notamment dans le sport et le fait divers. Netflix, cela veut dire une image particulière. La manière de produire des docs pour les plateformes, est assez codifiée, Netflix et ses concurrentes vont jusqu’à imposer du matériel de tournage, tel ou tel type de caméra, des montages rapides, des images peu léchées… Cela se voit à l’écran.
Enfin, il y a aussi chez Netflix, la culture du fait divers, hyper éclairé comme si « nous y étions ». Netflix ouvre une petite fenêtre dans la tête des gens qui les amène à regarder d’autres choses. Je ne peux que m’en réjouir.
IN. : que pensez-vous de ceux qui opposent cinéma et documentaire ?
A.G. : moi j’ai toujours beaucoup bataillé contre cette idée. Même s’il y a une différence entre le flux, l’industrie, et les documentaires d’auteurs… Je dirai plus simplement qu’il y a un retour du public, au dialogue au cinéma, mais que la tlévision permet d’amener la culture dans son salon, je n’ai donc aucune raison de cracher sur la télévision.
Le premier producteur de documentaires c’est Arte France. D’autres chaînes comme LCP Public Sénat , France Télévisions sont très présentes, et nous avons de la chance en France d’avoir une télévision publique vraiment forte. Il y a des bons films et des mauvais films, que ce soit à la télévision et au cinéma, pareil au sein du documentaire. Ce n’est pas une histoire de tuyaux. Ce n’est pas le tuyau qui fait la qualité.
IN. : Arte par exemple devient une référence pour les jeunes…
A.G. : l’étude du CNC que j’évoquais plus haut, montre également que les jeunes de 19-24 ans sont 50 % à regarder régulièrement du documentaire, contre 51 % pour les 50-64. Alors, certes jeunes et moins jeunes le consomment peut-être d’une manière différente, y entrent par d’autres biais que par la télévision… Il y a eu le phénomène Kaizen surYoutube, celui de Golo & Richie qui est sorti cet été qui a accueilli 500 000 jeunes spectateurs en salle… L’histoire d’amitié formidable entre deux jeunes gens de banlieue de Grigny (91- Essonne). L’un est influenceur et a utilisé son réseau pour faire exister le film ce qui a donc étonné les gens comme moi… C’est assez réjouissant je trouve.
IN. : le Fipadoc a failli disparaître à une époque…
A.G. : il a été relancé en 2019. Avant il y avait le FIPA exclusivement dédié à la télévision depuis 1984. Il s’était un peu assoupi, et en 2019 il était question qu’il disparaisse j’étais alors président de la SCAM où je venais de finir mon mandat, je trouvais cela tellement dommage d’envoyer au placard cette institution que j’ai proposé de le transformer en un festival à 360. Télé cinéma, plateformes, expériences immersives.
Nous attaquons notre septième édition fortement européenne. Et cette année, les inscriptions ont vraiment explosé : 2300 films, ce qui est notre record, provenant de 153 pays. C’est 18 % en plus qu’en 2024. Et ce sont près de 180 œuvres documentaires qui ont été sélectionnées. Les films choisis visent à offrir une meilleure compréhension du monde, tant à travers les enjeux des puissants que dans l’exploration de l’intimité humaine. Ils ambitionnent ainsi de fournir des clés de réflexion essentielles à notre construction en tant que citoyens.
En parallèle il y a le Cipadoc nomades, qui noue tout au long de l’année des partenariats avec des salles, des organisations, des associations qui travaillent à des thématiques que nous proposons d’accompagner. Il s’agit souvent de films à impact sur l’environnement, sur la justice sociale sur les droits humains. Nous pensons qu’il est important de montrer ces films, de contribuer à leur carrière même s’ils sont jugés par un petit nombre de personnes. Et même si c’est un énorme boulot.
IN. : quelles sont les tendances ou thématiques qui se dégagent cette année ?
A.G. : chaque année, un thème ou deux se dégagent à notre insu, je pourrais dire (rires). 2024 a vu naître beaucoup de films sur l’intime. Beaucoup autour de la famille, sur la santé mentale et comment cela se gère au sein du foyer. Et puis j’en parlais plus haut ce doc, My Sextortion, véritable ovni qui relève aussi de l’intime.
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Fipadoc : 2 300 films provenant de 153 pays. C’est 18 % en plus que l’année précédente. Et ce sont près de 180 œuvres documentaires qui ont été sélectionnées. Les films choisis visent à offrir une meilleure compréhension du monde, tant à travers les enjeux des puissants que dans l’exploration de l’intimité humaine. Ils ambitionnent ainsi de fournir des clés de réflexion essentielles à notre construction en tant que citoyens.
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