1 juillet 2025

Temps de lecture : 6 min

Les Cannes Lions sanctionnent une campagne dopée à l’IA : jusqu’où peut aller la créativité assistée ?

Un Grand Prix retiré, des soupçons de falsification, de l’IA en cause : en quelques jours, la campagne primée de DM9 pour Whirlpool a viré au scandale. L’affaire secoue les Cannes Lions et relance une question cruciale pour la pub : où tracer la ligne entre créativité augmentée et manipulation ?

L’édition 2025 des Cannes Lions s’était si bien déroulée… Des prix en cascadepour des campagnes toujours aussi créatives — et des discussions nourries dans les coulisses du Palais qui devaient nourrir les industries créatives pour les mois à venir. Mais ce qui devait être un couronnement s’est transformé, ces derniers jours, en signal d’alarme. Tout a commencé le 20 juin dernier, jour même de la clôture du Festival, lorsque Ad Age a révélé — discrètement d’abord puisque l’information a été peu relayée — qu’un lanceur d’alerte anonyme accusait l’agence brésilienne DM9, fraîchement lauréate du Grand Prix Creative Data pour sa campagne Efficient Way to Pay, d’avoir manipulé certains éléments de son case study.

Parmi les contenus mis en cause : un extrait d’un TED Talk de la sénatrice américaine DeAndrea Salvador sorti de son contexte, un témoignage client modifié et un reportage de CNN Brésil potentiellement détourné. Des éléments destinés à renforcer la portée internationale de cette opération menée pour la marque d’électroménager Consul (groupe Whirlpool), mais qui ont conduit l’organisation des Cannes Lions à diligenter une enquête interne tout au long de la semaine dernière. Et ce vendredi 27 juin, le verdict est tombé : la campagne a été purement et simplement retirée du palmarès, au motif que le jury, qui avait salué l’originalité de l’activation data, avait été induit en erreur sur la véracité des résultats présentés. La direction du festival a reconnu que ces manipulations contrevenaient à ses principes fondamentaux et portaient atteinte à la confiance collective accordée aux cas soumis.

Face à l’ampleur de la controverse, DM9 a reconnu une série d’erreurs internes. Dans une lettre adressée au comité du Festival, le président de l’agence Icaro Doria a présenté ses excuses en indiquant que certaines images utilisées dans le montage avaient été recréées par IA « dans un souci de clarté narrative, sans volonté de tromper ». Il a également reconnu que certains résultats avaient été embellis dans le film, bien que les données brutes aient été validées par l’annonceur. Ces justifications n’ont pas suffi. La chaîne CNN Brésil, dont des extraits avaient été utilisés sans autorisation puis retravaillés par intelligence artificielle, a annoncé son intention de porter plainte pour falsification de contenu. Whirlpool n’a depuis fait aucune communication officielle à propos de la campagne tandis que d’autres entrées de DM9 aux Cannes Lions ont été discrètement retirées, dont Plastic Blood pour OKA Biotech et Gold = Death pour Urihi Yanomami.

Face à la crise, les Cannes Lions resserrent les règles et les rangs

En quelques jours, ce qui n’était au départ qu’un litige sur un film de présentation est devenu un cas d’école pour toute l’industrie publicitaire. En interne, le Festival a entamé une série de consultations accélérées avec ses jurys et partenaires afin de redéfinir son cadre réglementaire. Plusieurs mesures immédiates ont été annoncées : chaque agence devra désormais déclarer de manière explicite l’usage de technologies d’intelligence artificielle dans les éléments soumis, y compris les supports de présentation. Un outil automatique de détection de contenu synthétique sera progressivement intégré au processus de sélection. Un comité éthique indépendant, composé de créatifs, de chercheurs en IA et de journalistes spécialisés, sera en charge d’évaluer les cas jugés sensibles. Simon Cook, CEO de Cannes Lions, a déclaré que « cette affaire a mis en évidence l’urgence de renforcer la traçabilité des contenus présentés, dans un contexte où la frontière entre fiction publicitaire et réalité devient de plus en plus poreuse ».

Du côté de DM9, les conséquences sont déjà visibles. L’agence a annoncé la mise en place d’un comité éthique dédié à l’IA, incluant des membres externes, pour réévaluer l’ensemble de ses productions en cours. Icaro Doria, le président de l’agence, a présenté sa démission deux jours après l’annonce du retrait du prix, évoquant « la nécessité de protéger l’intégrité du réseau et la confiance des talents ». Son départ a été confirmé par DDB Latina, branche régionale du groupe Omnicom, qui s’est dit « préoccupé par l’atteinte portée à la crédibilité du travail créatif », tout en saluant l’initiative de l’agence à faire le ménage en interne. L’affaire a également eu un impact sur l’ambiance générale du Festival, certains jurés évoquant une perte de repères dans l’évaluation des cas. Plusieurs voix se sont élevées pour demander un audit complet des films soumis cette année, tandis que d’autres redoutent une judiciarisation croissante de la sélection.

Jusqu’où le storytelling ?

Au-delà du cas DM9, c’est la question de la preuve dans les concours créatifs qui est aujourd’hui posée. Jusqu’ici, les case films étaient considérés comme des supports narratifs, souvent scénarisés, mais basés sur des faits mesurables. Avec l’essor des contenus générés par IA et l’accélération des outils de synthèse visuelle, cette convention implicite vacille. Peut-on encore parler de storytelling honnête si la mise en scène occulte la réalité du terrain ? Où s’arrête la mise en forme et où commence la falsification ? Pour les Cannes Lions, le défi n’est pas simplement technique, il est culturel. Il s’agit de réaffirmer la valeur de la preuve dans un secteur de plus en plus attiré par la surpromesse algorithmique.

L’affaire DM9 restera sans doute comme un moment charnière dans l’histoire du Festival. Elle montre que l’IA, loin d’être seulement un outil au service de la créativité, peut aussi en miner les fondations si elle est utilisée sans garde-fous. Elle rappelle surtout que dans l’univers publicitaire, la crédibilité reste la seule monnaie durable. Et qu’à Cannes, comme ailleurs, on ne récompense pas ce qui brille — mais ce qui tient la route. Pour autant, cet incident ne relève pas seulement d’une entorse isolée, mais d’un phénomène plus large qui dépasse le seul champ de la publicité. Partout dans les industries culturelles et créatives, l’usage de l’intelligence artificielle vient troubler les conventions implicites qui séparaient jusqu’ici le simulé du documenté, le fictif du factuel. Ce brouillage n’est pas propre aux Cannes Lions. Il a déjà secoué d’autres institutions pourtant rompues à l’exercice de la sélection.

Un malaise bien plus vaste

En 2023, le photographe allemand Boris Eldagsen a volontairement soumis une image générée par IA aux Sony World Photography Awards — et l’a vue récompensée dans la catégorie “Creative”. Plutôt que de célébrer sa victoire, il l’a aussitôt refusée, dénonçant une industrie incapable de discerner une image réelle d’une image artificielle. « Je voulais tester si les concours étaient prêts à accueillir des œuvres IA. Ils ne le sont pas », avait-il alors déclaré, provoquant une onde de choc dans le monde de la photographie. À la même époque, des festivals de cinéma indépendants ont vu apparaître, dans leurs sélections, des courts-métrages scénarisés, montés ou même entièrement générés par des outils comme Runway ou Sora. La frontière entre œuvre de fiction et témoignage documentaire, entre expérimentation visuelle et reproduction mensongère, se trouve elle aussi fragilisée.

Ces dérives ou malentendus, souvent plus révélateurs que malveillants, posent une question fondamentale à toutes les plateformes de reconnaissance créative : comment qualifier, encadrer et surtout évaluer des œuvres conçues avec des outils de simulation de plus en plus puissants et indétectables ? La publicité, par sa nature hybride — entre preuve d’efficacité et narration émotionnelle —, est particulièrement exposée à cette zone grise. Et dans cette zone grise, le case film occupe une position aussi centrale que problématique.

Le case film en procès

Pensé à l’origine comme une archive pédagogique ou un support de démonstration, le case film est devenu au fil des années un objet de communication en soi. Rythmés comme des trailers hollywoodiens, structurés selon une dramaturgie éprouvée (problème, insight, solution, impact), ces mini-films ne se contentent plus de raconter une campagne : ils en réécrivent les conditions d’émergence, en amplifient les effets, en sélectionnent les retombées les plus spectaculaires. Dans cette économie de l’attention où chaque jury visionne des centaines de cas en un temps record, la qualité du film l’emporte parfois sur la véracité des faits. Ce n’est pas nouveau, mais l’arrivée de l’IA change l’échelle du problème. Là où le case enjolivait autrefois par montage, il peut désormais falsifier sans trace.

Le danger, c’est que ces films deviennent des œuvres de fiction à part entière, déconnectées de toute campagne réelle. Julian Cole, stratège australien et ancien de BBH, l’avait formulé avec ironie en 2022 : « Un case film, c’est la bande-annonce d’un film qui n’a jamais été diffusée ». Derrière la formule, c’est toute une culture de l’exagération qui est mise en cause. Une culture où l’idée prime sur le résultat, où la mécanique prime sur l’ancrage, et où la scénographie prime sur l’impact. Le cas DM9 ne fait qu’illustrer ce glissement, en y ajoutant une couche technologique inédite : celle de l’invisible.

Il devient urgent, dès lors, de repenser le rôle et la valeur du case film. Faut-il en faire un objet soumis à des règles de transparence strictes, au même titre qu’un article scientifique ou un documentaire journalistique ? Faut-il lui adjoindre une forme de vérification indépendante, voire une certification des données citées ? Certains festivals y réfléchissent déjà. Mais il est probable que l’alternative ne soit pas uniquement réglementaire. Elle est aussi créative : il faut réinventer une façon de raconter la performance d’une campagne sans en faire un spectacle. Dans un monde saturé d’images synthétiques, la sincérité pourrait bien devenir le vrai luxe. Et dans l’arène des prix publicitaires, ce n’est peut-être plus l’idée la plus brillante qui mérite d’être célébrée, mais celle qui tient debout — même quand on éteint la lumière.

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