27 novembre 2023

Temps de lecture : 4 min

Entre chien et loup, la célébration du flou dans l’émergence des idées

Pour Laurent Capion, Chief Strategy Officer de Publicis Media, il existe dans la démarche de créativité un moment particulier, pendant lequel l’idée est prête à jaillir, elle est presque là, face à nous, sans être néanmoins totalement nette. Ce moment bien précis d’errement, plus ou moins fulgurant en fonction des personnes, des contextes… s’appelle l’émergence de l’idée.  Un article à retrouver dans la revue 44 d’INFluencia.

« Le meilleur créatif, c’est celui qui parvient à laisser flou son instinct de cueillette un peu plus que la normale, celui qui diffère les idées un peu plus que les autres », Guy Aznar.

L’émergence des idées est essentielle dans le processus de créativité décrit par Guy Aznar, qui a travaillé toute sa vie sur le sujet (La Posture Sensible, Guy Aznar et Stéphane Ely). 

Schématiquement, il découpe le processus en quelques grandes étapes : 

  • la clarification du sujet, du problème : toute la chaîne de causalités qui permet de définir la grande direction à prendre,
  • la phase de divergence, c’est-à-dire la phase d’éloignement, de détours, les écarts et les chemins de traverse, 
  • la phase de l’émergence, qui est l’objet de cet article,
  • et la phase de convergence qui permet de formaliser et de structurer l’idée.

Dans la vraie vie, ce processus est très certainement moins linéaire, il peut y avoir des aller-retours, mais les créatifs (au sens large) passent par ces différentes étapes. 

Trouver le bon équilibre entre la pensée logique et la pensée créative est essentiel dans nos métiers de la communication, quels qu’ils soient. Et c’est bien cet équilibre qui permet de générer des stratégies plus fortes, plus solides. Le fait de faire appel à des émotions, des souvenirs, des sensibilités artistiques, culturelles, à utiliser un langage symbolique, métaphorique, au-delà du pur rationnel, permet, en effet, une résolution plus innovante des problématiques. C’est ce que Todd Lubbart, de l’université René Descartes, a démontré à plusieurs reprises. 

L’émergence, c’est le point par lequel un rayon lumineux sort d’un milieu qu’il a traversé.

C’est aussi, en philosophie, l’idée que tout est davantage que la somme des parties. Au cours du process créatif, c’est le moment, plus ou moins rapide, durant lequel on sent que l’idée est là, qu’elle n’est pas loin, qu’on l’aperçoit, mais qu’elle est encore floue. Un peu comme une île que l’on apercevrait de loin mais dont on ne distinguerait pas encore nettement les contours. C’est le moment où l’on est entre chien et loup, pour reprendre l’expression tellement appropriée d’un ancien collaborateur.

Cette phase est pourtant souvent maltraitée dans nos quotidiens professionnels.  

Laisser place à l’émergence nécessite de différer les idées et d’accepter l’errance. Un peu comme dans certains tableaux de Nicolas de Staël qui aurait figé ce flou, pour nous laisser dans un état de contemplation, entre abstraction et figuration. 

C’est accepter un langage différent : le langage des images, des sensations (le « je sens » vs. le « je sais ») ; c’est s’ouvrir à tous les chemins qui s’offrent à nous. 

Et puis, c’est ralentir, ne serait-ce qu’un instant, juste le temps d’une heure bleue, comme si l’on retenait le processus créatif lui-même. 

Une artiste sculptrice que j’aime beaucoup, Yasmin Bawa, résume parfaitement ce qui est en jeu durant cette phase : « Je construis la forme lentement, couche après couche. Je fais le tour de ma pièce, je la retourne, la mets à l’envers, la contemple et je la laisse prendre forme à son propre rythme ». A son propre rythme…

Je ne sais pas comment qualifier cette forme d’intelligence qui illustre cette phase de l’émergence des idées et cet état un peu sauvage, entre chien et loup, qui nous éloigne de la raison. 

Je ne sais pas bien si les IA sont capables de mettre en œuvre ce type de processus ou non, et je ne sais pas non plus si elles en seront capables demain.   

Ces moments de vagabondage où le flou domine rendent ce que l’on produit tellement unique, spécifique, humain. Ici et maintenant, et pour bien longtemps encore. 

Il faut s’en réjouir et il faut surtout les cultiver, les entretenir.  

Ce point de vue, sur l’émergence des idées, j’ai eu envie de le confronter. Voilà ce que m’ont confié Antoine Susini, directeur Marketing d’Heineken France et Olivier Henri, directeur de création de Publicis Sport.

Que vous évoque cette phase de l’émergence des idées ? 

Antoine Susini, directeur marketing Heineken France : Je me suis souviens d’une citation de Stephen King – un immense storyteller, donc forcément une source d’inspiration pour nous autres marketeurs. « Les bonnes idées semblent littéralement sortir de nulle part (…). Votre boulot n’est pas de [les] inventer mais de les reconnaître lorsqu’elles apparaissent ». Parfois, une phrase écrite par un autre met des mots sur quelque chose que l’on pensait confusément et l’éclaire de manière éclatante… 

Lorsque je suis confronté à une problématique business ou à un brief créatif, j’ai beau être « data driven », la solution pour y répondre ne m’apparaît jamais par un processus mécanique, construit, automatique. Il y a de la méthode, bien-sûr, à la base de toute réflexion, mais il y a toujours une part d’intuition, de magie, un moment où l’idée se révèle à moi, où elle glisse de la périphérie de ma conscience vers le milieu de ma scène mentale et où je me dis « et si on faisait ça ? ». On peut l’appeler l’intuition, l’inspiration, la sérendipité ou le travail de l’inconscient, au fond peu importe : l’idée était là, enfouie, elle a émergé et je me suis contenté de l’attraper au vol. 

Olivier Henry, directeur de création, Publicis Sport : Lorsque que je sens que l’Idée n’est pas très loin, il y a un moment où je cesse de réfléchir pour laisser mon subconscient travailler. J’ai besoin de « dormir dessus ». 

C’est le cocon dans lequel l’idée va prendre forme. C’est à cet instant que la magie opère. Mon inconscient va « mélanger » mon vécu, ma propre expérience, mes observations avec ce que j’appellerais une projection. C’est un monde dont je suis le créateur et au sein duquel je choisis la direction. Avec le temps et l’expérience, j’ai appris à laisser ce mélange se faire presque tout seul. Je n’en maîtrise absolument pas les ingrédients, mais je sais gérer le temps de cuisson. 

« Au réveil », je laisse le rationnel reprendre le dessus et une idée est souvent là : un début d’histoire, une forme associée, un registre. Les choses commencent à prendre forme. Je ne sais pas où cela va me mener précisément mais j’accepte de prendre ce chemin et de voir où il me mène. Et si c’est une impasse, je repars du début et j’explore une autre voie. 

 

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