3 octobre 2025

Temps de lecture : 4 min

Derrière la « polémique Ernotte », une bataille politique et idéologique : le dessous des cartes

Affaire Thomas Legrand et Patrick Cohen : vidéos volées, polémiques politiques et bataille médiatique autour de l’impartialité du service public. On vous explique tout.

Tout est parti d’une vidéo diffusée sur X par une journaliste du média conservateur L’Incorrect. Ces 33 secondes montrent Thomas Legrand, chroniqueur à Libération et France Inter, et Patrick Cohen, qui intervient sur France Inter et sur France 5, filmés à leur insu lors d’un rendez-vous dans un restaurant parisien fin juillet.

Les deux journalistes échangent avec le secrétaire général du Parti socialiste, Pierre Jouvet, et le président du conseil national du PS, Luc Broussy. Alors qu’ils discutent des prochaines élections municipales, ils évoquent la candidature à la mairie de Paris de la ministre de la Culture démissionnaire, Rachida Dati. Thomas Legrand déclare que « nous, on fait ce qu’il faut pour Dati, Patrick et moi ». La séquence est coupée juste après cette phrase.

Dans une seconde vidéo d’un peu plus d’une minute, ils évoquent la stratégie de la gauche en vue de l’élection présidentielle de 2027. Dans un troisième « clip », Patrick Cohen et Thomas Legrand discutent du traitement médiatique des sujets écologiques, notamment au Figaro.

RN et LFI tirent à boulets rouges sur le service public

Ces images volées ont provoqué une véritable tempête dans les médias et dans certains partis politiques. Rachida Dati a dénoncé sur X. Son parti, Les Républicains, en a rajouté sur la même plateforme :

« des propos graves et contraires à la déontologie »« Voir des journalistes du service public assumer de vouloir ‘faire ce qu’il faut’ contre la ministre de la Culture pour faire gagner la gauche à Paris dans une collusion totale avec le PS est révoltant ».

Le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, s’est empressé de montrer du doigt cette « preuve supplémentaire (de) la partialité du ‘service public’ en faveur de la gauche » ».

Sur X toujours, le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, s’emporte contre cette :

« consternante vidéo (dans laquelle) deux journalistes essentiels de l’officialité PS, Thomas Legrand et Patrick Cohen, complotent pour valoriser un axe « de Ruffin à Canfin » et Glucksmann ». « La caste choisit ses masques politiques », conclut le politicien.

CNews a concentré plus de 95% de la couverture médiatique de l’affaire par les chaînes d’info

Les médias conservateurs, et en particulier ceux liés à la « Galaxie Bolloré », ont fait leurs choux gras de cette affaire. Sur CNews, Pascal Praud a affirmé qu’une « collusion idéologique » existait « entre le Parti socialiste et messieurs Cohen et Legrand »

Entre le 5 et le 19 septembre, la chaîne télévisée du milliardaire breton a représenté 95,6% de la couverture médiatique de « l’affaire Thomas Legrand et Patrick Cohen » sur les chaînes info, selon une enquête de l’INA

Elle en a parlé 36,8 fois plus que LCI, 61,3 fois plus que BFMTV et 367,5 fois plus que France Info. Sur les trois premiers jours de cette séquence (du 6 au 8 septembre), CNews a mentionné ce sujet en moyenne 287 fois par jour alors que les journaux télévisés du soir de TF1, France 2, M6 et Arte ne l’ont même pas évoqué. 

La chaîne et Europe 1, qui appartient aussi à Bolloré, ont parlé de cette « affaire » en moyenne 158 fois par jour entre le 5 et le 19 septembre, soit 83% des mentions totales de ce sujet à la radio et à la télé. 

Sur sa « Une », JDNews, le magazine du JDD -qui appartient à… vous avez deviné qui- a titré : 

« Radio France, France Télévisions… Le scandale des intouchables. Ils donnent des leçons et complotent avec la gauche… avec vos impôts ».

Thomas Legrand et Patrick Cohen dénoncent un montage manipulatoire

Thomas Legrand et Patrick Cohen ont tenté de se défendre. Le premier a reconnu des propos « maladroits » tout en dénonçant une séquence tronquée.

Selon lui, ses remarques sur Rachida Dati concernaient des articles publiés dans Libération, dénonçant les « mensonges » et l’attitude « néotrumpienne » de la ministre de la Culture. Suspendu de France Inter, il a annoncé qu’il renonçait à sa future émission dominicale, préférant protéger le service public.

Patrick Cohen a, de son côté, dénoncé un montage « manipulatoire » et assuré que la rencontre n’avait rien de « conspiratif », puisqu’elle avait été demandée par la direction du PS mécontente de son traitement médiatique. 

Resté à l’antenne, il bénéficie du soutien de la direction de France Inter, qui souligne que ses propos n’ont pas alimenté la même confusion que ceux de Legrand. Le comité d’éthique de France Télévisions a, lui, estimé que Cohen n’avait commis aucune faute, relevant son silence face aux propos de son confrère et rappelant la nécessité de respecter pluralisme et impartialité.

Les deux journalistes ont demandé, par voie d’huissier, l’intégralité des images, arguant que la séquence publiée était coupée à de multiples reprises. L’Incorrect a répliqué en affirmant que ses vidéos reflétaient fidèlement leurs propos, et a publié une version plus longue.

Les patronnes du service public audiovisuel s’en mêlent

L’affaire a pris une dimension politique et médiatique. Radio France et France Télévisions ont dénoncé une « campagne de dénigrement » menée par les médias du groupe Bolloré, accusés de miner la confiance dans l’audiovisuel public. 

Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, s’est emportée contre cette « attaque sans précédent » et elle a apporté son soutien à Patrick Cohen. Dans un entretien au Monde, elle souhaite que à CNews soit catégorisée comme «un média d’opinion » et une « chaîne d’extrême droite ». Pour elle, « la galaxie médiatique de Vincent Bolloré veut la peau de l’audiovisuel public ».

Arnaud Lagardère, le gérant de Lagardère Radio qui détient Europe 1, et la chaîne CNews, ont répliqué en dénonçant « les attaques excessives » de Delphine Ernotte Cunc qui traduisent, selon eux, 

« une fébrilité surprenante de la part de ces responsables de services publics » et « une manœuvre grossière de victimisation quand l’heure devrait être aux explications après l’affaire Cohen-Legrand ».

Et comme si Delphine Ernotte n’était pas assez en difficulté, la Cour des comptes vient de publier un rapport critique sur la gestion de l’argent public par France Télévisions :

La Cour des comptes pointe des rigidités sociales et l’échec de Salto mais salue la plateforme france.tv et les performances sur le linéaire

Pour sa part, l’Arcom, saisie par des parlementaires et des citoyens, a annoncé vouloir approfondir ses travaux sur l’impartialité du service public audiovisuel, en lançant une étude indépendante. Le Conseil d’Etat a également demandé à l’Arcom d’évaluer plus largement le respect du pluralisme en télévision

Cette affaire est une nouvelle illustration du climat de polarisation croissante en France. Si les journalistes invoquent la manipulation de vidéos tronquées, leurs adversaires y voient la preuve d’une collusion politico-médiatique. 

Cette polémique, amplifiée par les chaînes du groupe Bolloré, a transformé une discussion privée en un scandale national sur la crédibilité du service public audiovisuel.

L’Arcom est désormais sommée de renforcer ses travaux sur l’impartialité et le pluralisme, tandis que Radio France et France Télévisions dénoncent une campagne organisée contre leur indépendance. Entre soupçons de collusion et accusations de manipulation, cette affaire révèle surtout la fragilité du lien entre journalistes, politiques et opinion publique. Ce phénomène est rarement un signe de bonne santé démocratique.

Allez plus loin avec Influencia

les abonnements Influencia

Les médias du groupe INfluencia

Les newsletters du groupe INfluencia