12 juin 2025

Temps de lecture : 8 min

Crises de foi. Évolution du spirituel dans la société : l’émergence du dogme

Lieu par excellence des représentations, les croyances renvoient à toutes formes d’idées ou d’idéologies qui ne reposent pas sur des faits scientifiques, qui proposent des doctrines explicatives du monde assorties de principes et de pratiques, et promettent explicitement ou non une forme de transcendance. Si religions et spiritualités en sont les formes les plus évidentes, la période actuelle semble élargir la définition à d’autres phénomènes, qui lui répondent assez bien. D’une certaine façon, la croyance devient peut-être le mode de pensée et d’action qui se déploie le plus fortement aujourd’hui. Entrons-nous dans le monde du « tout-croyance », celui d’un saint Thomas énonçant, de façon inversée, « je ne vois que ce que je crois » ? Les mots en témoignent, empruntant de plus en plus à la sémantique religieuse : « foi » dans la technologie, dans le progrès ou dans tel homme politique, « croire » en la science, « se relier à la nature »… …

Reproduction ou déclinaison ?

Recentrons d’abord les choses. Religion, croyance, spiritualité, voici des domaines où la réalité des chiffres est difficile à appréhender, pour plusieurs raisons. D’abord, les dynamiques démographiques font mécaniquement monter le christianisme et l’islam, témoignant moins d’une réelle pro- gression que d’une « reproduction religieuse ». Ensuite, dans les enquêtes réalisées, les déclaratifs peinent à recenser l’intensité réelle des pratiques religieuses (simple affiliation, rituels domestiques ou participation active à des célébrations collectives), dont certains experts arguent qu’elles diminuent. Enfin, la montée des agnostismes « expérimen- taux », qui s’appuient sur des pratiques d’expériences spirituelles plus ou moins ponctuelles et éparses reste difficile à classifier : la méditation, le yoga sont-ils des croyances ou des pratiques de santé ?

Montée ou déclin des croyances? Trancher s’avère délicat. Il est à la fois certain que la modernité occi- dentale fait baisser les grandes religions, mais que cette modernité est en déclin au profit d’autres avenirs où la « néo-tradition » est forte et peut revitaliser les grandes religions (GRAPHIQUE 27). De plus, la modernité génère, par son appauvrissement en sens et en rites, de nouvelles formes de syncré- tismes spirituels dont l’avenir est difficile à évaluer. L’avenir sera-t-il plus ou moins religieux ? Plus spi- rituel que religieux ?

Nous posons l’hypothèse que si la forme qu’elle pren- dra n’est pas définie, la mécanique de la croyance va s’amplifier dans les années à venir, car nous tra- versons une des périodes les plus existentielles que l’humanité ait connue.

Gaïa et Musk

Tout nous incite à questionner le sens et la nature de l’existence humaine : d’abord la crise écologique qui pose la question de notre rapport à l’environ- nement et nous interroge sur notre degré d’appar- tenance à la nature. Ensuite les progrès de l’IA et l’avènement éventuel d’une singularité (une intelli- gence synthétique autonome) qui incite à définir la spécificité de l’homme face à la machine. La tech- nologie et la science qui repoussent les frontières de la fusion homme-machine percutent les progrès qui ouvrent la porte à l’émigration vers d’autres planètes. Il est d’ailleurs singulier d’observer que la même personne au tempérament charismatique (Elon Musk) travaille sur les deux champs avec Neuralink et SpaceX. La physique quantique, dont certains axiomes bouleversent notre manière de comprendre le réel (intrication quantique, multivers), participe également de cette fascination mystique au sens où elle dépasse souvent l’entendement commun.

Plusieurs discours émergent même sur la péren- nité de la conscience après la mort, avec l’analyse des expériences de mort imminente (Cette vie… et au-delà, Dr Christophe Fauré, Albin Michel, 2023). Plus simplement, la généralisation d’une forme de « mal-vivre » souvent reliée, dans les enquêtes, aumodedeviepostmoderne interroge au quotidien sur le sens de l’existence (bullshit jobs, bore-out, etc.). La liste n’est pas exhaustive, mais on comprendra aisément qu’elle suffit déjà à réacti- ver consciemment ou inconsciemment les grandes questions qu’adressent les croyances, religions et spiritualités : qui sommes-nous ? Que sommes- nous? Où allons-nous ? Quel est le sens de notre vie ? Si toutes les modalités de réponse ne mènent pas forcément à l’adoption d’une croyance ou d’une religion, le terreau est pourtant là.

Déclin du catholicisme, montée… du reste

En écho à ce contexte global, en France, croyances et spiritualités se développent, mues par un florilège de motivations différentes : se réancrer dans la tradition religieuse pour retrouver des repères, défendre ses racines (catholicisme, évangélisme, islam…), affronter une vulnérabilité conscientisée par le Covid- 19 et la crise écologique, retrouver des espaces de lien et des rituels pour lutter contre l’isolement physique et mental, mettre en cohérence son engagement idéologique et sa croyance (écologie spirituelle, terre sacrée), transcender ponctuellement une réalité difficile (néoésotérisme, avec le retour de l’astrologie, ou avec le shifting, pratique transcendentale moderne…).

Quelques chiffres décrivent cette réalité française contrastée mais en ébullition : si la désaffiliation religieuse semble être un mouvement de fond (51 % de la population entre 18 et 59 ans en
France métropolitaine déclare ne pas avoir de religion, un chiffre en augmentation depuis dix ans) (GRAPHIQUE 28), on constate des phéno- mènes récents qui montrent une résurgence de la croyance. Si le catholicisme en déclin reste la pre- mière religion (2G% de la population), l’islam est déclaré par un nombre croissant de fidèles (10 %) et confirme sa place de deuxième religion de France. Le nombre de personnes déclarant une autre religion chrétienne augmente également, pour atteindre G% selon l’Insee. Les églises évangélistes sont passées de 2521 en 2017 à 2700 en 2023, et il s’en ouvre une tous les onze jours depuis l’année 2023. Selon un sondage Ifop de 2023, 70 % des jeunes croient en l’astrologie, un mouvement en nette augmentation depuis la dernière décennie. Et La France est le pays occidental où le bouddhisme connaît le développement le plus spectaculaire depuis une trentaine d’années : en 201G, ViaVoice pour l’Observatoire de la laïcité estime qu’environ 1,3 million de Français se sentent liés au bouddhisme quand ils étaient 800000 en 1G8G.

Un syncrétisme individuel

Contexte complexe donc : avec une montée des nouvelles spiritualités, une redynamisation de certaines religions établies, le déclin du catholicisme, etc., le domaine de la croyance n’est pas atone, loin de là, mais en recomposition. Et si l’on en croit les projections générationnelles, les millenials sont la génération qui porte le plus la réinvention de la croyance sous forme de syncrétisme individuel : par des expériences diverses, des essais de pratiques agglomérant des formes anciennes et modernes, ils composent leur propre foi. Un sondage Ifop, paru en 2020, montre que 40% des moins de 35 ans croient en la sorcellerie, contre 25 % pour les plus de 35 ans.

Ce qui signifie donc que, au cours de son avancée en âge, cette génération proposera sans doute de nou- velles pratiques, qui pourraient signer un retour en force de la croyance, dans des expressions beaucoup plus diversifiées.

Et la science dans tout ça ?

Cela ne serait pas possible si, en parallèle, nous n’assistions àundéclin de la vérité partagée. La science, faiseuse de vérité, est perçue, davantage qu’ailleurs, par les Français de manière ambivalente : l’enquête « Les Français et la science 2020 » affirme que G1,5% d’entre eux considèrent que la science apporte à l’homme « autant de bien que de mal ». De plus, l’expérience née dans les peurs du Covid-19 d’une science polarisée où les experts se déchirent entre eux brouille la vérité scientifique : faut-il croire le professeur Raoult ou un de ses opposants aussi diplômé ? Les publications du Lancet sont-elles tou- jours fiables ? Si l’on y ajoute une forme de crise des médias d’information ainsi qu’une évolution dans certains organes du métier de journaliste vers la posture d’éditorialiste ou de polémiste, on obtient une dynamique de « multivérités » qui fait le lit de la multiplication des croyances. Bien sûr, fake news et deepfakes viennent amplifier cet éloignement de la vérité : le fait objectif devient source de méfiance et génère parfois des récits alternatifs basés sur cette simple défiance, une croyance par opposition.

Croyance, complotisme, sectes…

En 2021, la Miviludes, l’organisme d’État responsable de la lutte contre les dérives sectaires, a reçu 4 020 saisines, soit 33,6 % de plus qu’en 2020 (et 86,1 % de plus qu’en 2015), phénomène qu’elle explique ainsi : « La crise due à la pandémie de Covid-1G a instauré un climat anxiogène qui a contri- bué à déstabiliser les personnes vulnérables. » La Miviludes alerte sur « l’hybridation de plus en plus forte des discours entre les dérives sectaires et le complotisme ».

Dans son livre Les Nouvelles Routes du soi (Arkhê, 2022), le journaliste Marc Bonomelli fait plusieurs constats : les « nouvelles spiritualités poussent comme des champignons » et reconstruisent une variété de doxas qui unissent le régulier et le séculier. Il montre ainsi que la plupart de ceux qu’il appelle des « créatifs spirituels » n’hésitent pas à mêler des pratiques très diverses et inscrivent leur quête de sens dans un projet éthique, social et politique. C’est peut-être là le point le plus important : au-delà de la mutation des formes de croyance, on assiste à un phénomène de vases communicants. S’il était dans le sens de l’Histoire de progressivement cantonner sa religion à une pratique privée en acceptant de fonctionner dans l’espace public selon des principes communs non-religieux, nous assistons peut-être aujourd’hui à un retournement.

La laïcité, bastille à prendre ?

Nouvelles croyances et anciennes religions redynamisées entendent légiférer aussi sur une grande partie des choix de vie de leurs adeptes. Place de la femme, alimentation, obédience politique, choix amoureux, consommation sont de plus en plus orientés par nos croyances. Des applications proposées par des astrologues proposent aux jeunes des rencontres amoureuses uniquement régies par les astres, quand d’autres astroconsultants guident les investissements en bitcoin selon les transits planétaires.

Certains adeptes d’une spiritualité gaïste ont changé leurs habitudes de consommation de viande, de tourisme, mais aussi de rapport à la technologie.

De manière plus concrète, le vote catholique au premier tour des élections législatives a été déter- minant : 73 % des catholiques pratiquants ont voté, contre seulement 46% des sans-religion, et leur vote est allé en premier lieu au RN (31,4 %). Parmi les raisons citées, la lutte contre des pratiques contre nature comme la GPA ou la PMA émergent. Dans une enquête de l’Ifop sur la laïcité, auprès des Français musulmans, parue en 2023, ceux-ci déclarent à 85 % que la religion a un impact sur leur alimentation (19% pour les trois autres religions), à 63 % sur leur manière de s’habiller (18 % pour les autres) et à 51 % sur leurs choix politiques (25 % pour les autres). Ce dernier chiffre – déclaratif – étant par parenthèse remis en cause par les chiffres récents sur le vote catholique cités plus haut !

Une partie de la sphère néospirituelle s’est engagée dans le mouvement antivax en s’appuyant sur diverses théories allant de la simple méfiance envers l’industrie pharmaceutique jusqu’au complotisme reptilien ou illuminati. Aux États-Unis, le parti transhumaniste, qui se réclame de la pensée du gourou-futurologue de Google, Raymond Kurtzweil, qui prédit l’extension de la durée de vie à au moins mille ans, puis la capacité de transférer sa conscience dans un autre corps, a présenté un candidat aux dernières élections présidentielles américaines.

Dogmes et radicalités

Dans les nouvelles fois, divers dogmes émergent dont le projet va bien plus loin que la simple quête du sacré, visant l’impact sur des choix de vie concrets, comme avant la division entre l’Église et l’État. Peut-être même ces dogmes sous-jacents sont-ils en grande partie les fondements de nos divi- sions actuelles, agrégeant nos opinions politiques et sociales dans des idéologies plus vastes et souvent opposées car opposables par nature.

Nous avons sans doute trop vite enterré les croyances, persuadés de la suprématie de la pensée scientifique depuis le siècle des Lumières. Or, dans une période où le progrès scientifique et technologique peine à garantir un avenir meilleur, sa solidité s’étiole rapidement, donnant lieu à un monde de croyances hybrides, anciennes, modernes ou tout à la fois. La mécanique de la croyance supplante en partie celle de la rationalité scientifique, ou l’utilise et la récupère. Dès lors, la discussion rationnelle et construite héritée de l’argumentation scientifique se délite. En lieu et place d’un discours sur les preuves et de l’échange d’hypothèses, les émotions, les certitudes et les ressentis s’affrontent et se radicalisent.

Le déclin des religions officielles constaté jusqu’alors ne cacherait-il pas au fond une remontée de mécaniques dogmatiques diffuses, créant de plus en plus de nouveaux syncrétismes, revitalisant au passage quelques-unes des religions établies ? Dans la société des communautés qui s’esquisse, tout n’est-il pas voué à devenir religion avec ses idoles, son idéologie, ses rites, ses fidèles, ses guerriers saints ?

Si la foi, qui cohabite avec la raison et le vivre-ensemble, est une notion respectable et positive (GRAPHIQUE 29), le dogme, lui, est facteur de conflits et de divisions. Les croyances sont, finalement, à l’image de notre société actuelle, nourries d’incertitudes et de peurs, dopées de radicalités ressenties comme légitimes et entretenues dans des bulles médiatiques et numériques qui forment nos nouvelles chapelles. Pour endiguer la progression de dogmes qui se réduiraient à une quête de pouvoir sur les âmes, et de pouvoir tout court, la seule solution semble être de construire un projet de société qui redonne sécurité et sens à tous et à chacun. Vaste programme. Beau programme.

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