25 juin 2025

Temps de lecture : 9 min

Christine Albanel : « L’ARPP devra investir dans l’IA pour rester crédible sur le numérique »

L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui a fêté fin mai ses 90 ans, entend bien rester au plus près de l’actualité du secteur. Christine Albanel, qui la préside depuis novembre 2023, détaille les enjeux de l’évolution du paysage sur la régulation, la protection du consommateur et sur l’institution.

INfluencia : l’ARPP, qui vient de fêter ses 90 ans, s’assure notamment que la publicité soit « loyale, véridique et saine ». Quels défis cela soulève-t-il alors que les canaux de communication se sont considérablement diversifiés et que le paysage média connaît de fortes évolutions ?

Christine Albanel : l’ARPP agit dans un cadre constitué d’un ensemble de règles et de recommandations, mais ne doit jamais se laisser distancer. Pour garder sa crédibilité et son exemplarité, il faut à la fois rester ferme sur les principes essentiels qui demeurent pertinents dans un univers en bouleversement accéléré – et qu’il faut revendiquer – mais aussi être toujours dans l’anticipation et la remise en question. L’ARPP a d’ailleurs souvent su être en avance de phase, notamment en ce qui concerne le développement durable ou les influenceurs. La France a pris le lead en Europe sur ce sujet en lançant le Certificat de l’influence commerciale responsable aujourd’hui déjà passé par quelques 2150 créateurs de contenus. Tout le monde y trouve un intérêt : une crédibilité pour les influenceurs et davantage de sécurité pour les marques. Le certificat a aussi permis de séparer le bon grain de l’ivraie et montre qu’il est possible d’exiger autant de choses – notamment la transparence – de créateurs de contenus qui sont sous contrats commerciaux que ce que nous exigeons des marques qui diffusent de la publicité sur tous les médias, le digital et réseaux sociaux inclus.

S’il y a peu de scandales autour de la publicité en France, c’est que les règles sont appliquées

IN. : comment concilier cette mission avec le fait que la notion même de vérité est aujourd’hui très challengée ?

C.A. : je crois qu’il ne faut pas trop se poser de questions et se dire que nous sommes là pour défendre un corpus de recommandations. Le Conseil paritaire de la publicité capte les demandes de la société civile et des associations pour que nous enrichissions ou fassions évoluer ces recommandations… Lorsque ce travail a été fait, le corpus devient la vérité et il faut l’assumer, sur le même principe que la loi. On ne se demande pas si la loi est vraie. Elle n’arrange peut-être pas tout le monde mais la loi, c’est la loi. Il en va de même pour une autorité de régulation, même professionnelle. Les membres de l’ARPP y adhèrent volontairement, demandent souvent conseils et avis avant de diffuser leurs publicités, acceptent les modifications… L’ARPP est souvent comparée avec l’Advertising Standards Authority (ASA) du Royaume-Uni, qui sanctionne et fait beaucoup parler d’elle. S’il y a peu de scandales autour de la publicité en France, c’est que les règles sont appliquées. Dans certains domaines, les taux de conformité sont extraordinaires, plus de 99 % sur la représentation de la personne et 93 % sur le développement durable.

IN. : les régulations supranationales qui concernent directement ou touchent le domaine de la publicité peuvent-elles fragiliser ce corpus national ?

C.A. : le Code de la Chambre de commerce internationale sur la publicité et la communication commerciale est une réglementation supranationale qui existe et s’impose déjà depuis 1937. Les directives et règlements européens comme le Digital Services Act (DSA) sont aussi des réglementations supranationales, d’ailleurs très utiles pour les grandes plateformes et les grandes marques. Elles ont des limites car la publicité est aussi le reflet d’une culture. On voit bien que, sur des sujets comme le développement durable ou la représentation de la personne, l’Europe occidentale suit une certaine ligne. Quand les mêmes publicités ont été soumises aux jurys de déontologie de différents pays, nous avons vu que les priorités des uns et des autres n’étaient pas toujours identiques et – à ma grande surprise – que la France est souvent plus sévère que les autres pays, notamment car nous réfrénons notre humour. A côté de cette dimension internationale qui existe de longue date, il faut donc respecter les cultures et ne pas non plus en profiter pour sur-transposer.

Pour rester efficaces, il faut se défier de nos défauts et de notre tentation française de faire d’abord de la politique

IN. : une habitude très franco-française…

C.A. : la France est un pays éminemment politique qui, face à des lobbys ou à des groupes de pression, préfère souvent poser un acte politique que de rester dans des logiques européennes, tout en sachant souvent que ces dispositions seront inapplicables. Sur l’ultra fast fashion, des notions floues d’interdiction de publicité pourraient par exemple être retoquées… Pour rester efficaces, il faut se défier de nos défauts et de notre tentation française de faire d’abord de la politique. Je l’ai vécu en tant que ministre avec deux lois [une réforme de l’audiovisuel et la loi Hadopi, ndlr].

IN. : le consommateur-citoyen vous semble-t-il suffisamment protégé face à la publicité ?

C.A. : protéger le consommateur est nécessaire mais il faut aussi lui faire confiance et ne pas aller trop loin. Sur certains sujets, cette protection reste encore compliquée, notamment en ce qui concerne l’utilisation des références scientifiques. Un secteur comme la cosmétique communique avec une quantité d’affirmations médicales et scientifiques qui peuvent parfois s’approcher des fake news. Le Conseil de l’éthique publicitaire s’est emparé de ce sujet. Tout l’enjeu consiste à trouver un équilibre entre l’intérêt économique d’un secteur et l’intérêt du consommateur.

La protection du consommateur reste parfois compliquée, notamment en ce qui concerne l’utilisation des références scientifiques

IN. : comme avec les mentions légales qui n’ont cessé de croître, au point de devenir parfois envahissantes ou incompréhensibles ?

C.A. : c’est là aussi quelque chose d’assez politique. Des mentions légales se rajoutent lors de l’élaboration des lois et on arrive à une situation avec de vraies conséquences pour les médias et les marques. A la télé, le message qui défile en bas de l’écran n’est pas forcément dérangeant, mais pour d’autres médias, une part importante de l’espace est prise par ces mentions légales. A la radio – un média qui m’est très cher – c’est même très grave car l’auditeur peut être tenté de ne rien écouter et parce que cela oblige la marque à acheter un temps d’antenne inutile et contre-productif. L’ARPP met en garde contre l’excès de mentions légales mais c’est un point de vue qui n’a pour le moment pas été pris en compte. Tout demeure donc en l’état, malgré des conséquences dangereuses d’un point de vue économique et même démocratique en portant atteinte aux ressources économiques des radios et en décourageant les marques à aller vers ce média.

IN. : Le rapport IGF-IGAC-IDDD intitulé Contribution et régulation de la publicité pour une consommation plus durable faisait référence aux mentions légales, mais suggérait aussi de placer l’ARPP sous la supervision de l’Arcom. Que vous inspire cette proposition ?

C.A. : aucun pays européen ne se pose la question de placer sous la supervision d’une autorité publique une autorité de régulation de la publicité qui est une instance professionnelle, privée et basée sur le libre consentement. Le nouveau président de l’Arcom, Martin Ajdari, que nous avons rencontré, semblait attaché à l’indépendance de l’ARPP. Par son fonctionnement et dans son action, l’ARPP a trouvé un vrai équilibre entre souplesse, réactivité et écoute de la société. Il ne semble pas y avoir de raisons autres qu’idéologiques de faire passer l’ARPP sous une tutelle publique. La France est le seul pays où l’Etat a précédé la nation et il nous reste un réflexe culturel très ancré d’en appeler toujours à la puissance publique… Au moment où le gouvernement cherche des économies partout, on sait pourtant ce qui se passe au niveau financier dès que l’on installe une tutelle publique, alors même que l’ARPP ne coûte actuellement rien à l’Etat. Pour autant, nous ne sommes pas en train de dire qu’il n’y a rien à prendre dans ce rapport au statut très particulier [commandé par le Premier ministre Gabriel Attal en juillet 2024, il a été remis à un autre gouvernement en décembre de la même année mais n’est pas officiellement publié, ndlr]. Il contient même des éléments très positifs, par exemple sur les mentions légales.

Il ne semble pas y avoir de raisons autres qu’idéologiques de faire passer l’ARPP sous une tutelle publique

IN. : quelles évolutions seraient souhaitables ou nécessaires pour le fonctionnement de l’ARPP ?

C.A. : l’IA doit certainement être développée pour que nous soyons en mesure d’analyser des centaines de milliers de publicités et rester crédibles sur le numérique. Il y aura donc des efforts financiers à faire, des investissements à réaliser et des engagements à prendre. Nous y sommes prêts, tout comme nous sommes ouverts à réfléchir sur la gouvernance. Nous sommes d’ailleurs déjà dans ces réflexions.

IN. : comment voyez-vous évoluer la représentation du consommateur-citoyen, notamment les personnes âgées dans une population qui vieillit ou les personnes en situation de handicap ?

C.A. : la publicité a ceci d’intéressant qu’elle est le reflet de la société et qu’elle contribue à la modeler. Les deux à la fois et à égalité. Montrer une personne en situation de handicap est une manière de faire passer un message. L’ARPP, tout comme l’Union des marques et l’AACC, essaie de convaincre les annonceurs de l’intérêt éthique mais aussi commercial à le faire. Les succès du film Un p’tit truc en plus, qui a dépassé les 10 millions d’entrées, ou des Rencontres du Papotin sur France 2 montrent qu’il y a une audience potentielle. Les marques restent parfois sur des standards d’hier mais elles travaillent avec de jeunes collaborateurs, en interne ou en agence, qui sont eux toutes antennes déployées vers ces signaux d’inclusion. Il est peut-être plus facile d’accompagner la société dans son ouverture et ses évolutions sur le handicap que sur l’âge. Les marques sont encore réticentes à montrer des personnes âgées dans la publicité – encore davantage pour les femmes que pour les hommes – sauf à les représenter dans un rôle de grand-mère très assumé, ce qui fonctionne évidemment mieux pour certains produits que d’autres…

IN : les régies facilitent le recours à l’audiodescription dans la publicité mais regrettent que les marques ne s’en emparent pas suffisamment. Comment l’ARPP peut-elle y contribuer ?

C.A. : ces éléments sont rappelés dans nos ateliers d’information. Nous partageons malheureusement le même constat que les régies, ce qui est dommage car le nombre de personnes concernées est sans doute bien supérieur à ce que l’on pense. Les marques auraient un intérêt commercial à en faire plus. C’était le thème du Forum de l’ARPP en 2022. S’il y avait moins de mentions légales et plus d’audiodescription, ce serait pas mal.

Ma génération peut avoir la nostalgie d’une certaine liberté qui régnait il y a quelques décennies, mais je pense qu’il faut surtout faire confiance aux nouvelles générations pour trouver ce décalage sans pour autant faire rire « aux dépens de ».

IN : la publicité est indissociable de la liberté d’expression. Comment la préserver dans une société de plus en plus polarisée ?

C.A. : pour mille raisons, beaucoup d’anciennes publicités ne pourraient plus être diffusées aujourd’hui du fait des stéréotypes ou des comportements. Sans aller jusqu’aux plus anciennes publicités Banania, on ne pourrait plus non plus diffuser certaines campagnes du début des années 2000, par exemple celles qui montraient des sportifs au milieu de plusieurs milliers de Danette, dans des modes de consommation compulsifs qui illustraient un désir irrépressible et tant pis si on jetait. Il ne faut pas non plus être dans un monde de bisounours et le Conseil d’éthique publicitaire s’est emparé du sujet l’an dernier avec une alerte sur l’excès d’empathie. Alors que nous vivons dans un monde très violent, nos représentations commerciales sont dans une très grande conformité, avec la volonté de ne froisser aucune sensibilité. Où l’humour peut-il encore se glisser ? Il y avait en France une publicité avec des créateurs de premier plan, qui savaient manier cet humour. Ma génération peut avoir la nostalgie d’une certaine liberté qui régnait il y a quelques décennies, mais je pense qu’il faut surtout faire confiance aux nouvelles générations qui travaillent dans les agences pour trouver ce décalage sans pour autant faire rire « aux dépens de ».

IN : la publicité sur le service public après 20 heures a été supprimée alors que vous étiez ministre de la Culture et de la Communication, engendrant d’importantes modifications dans le partage de la valeur publicitaire. Comment voyez-vous la manière dont les médias traditionnels publics et privés évoluent aujourd’hui face à la concurrence des plateformes ?

C.A. : c’est typiquement le témoignage d’un changement d’époque. Au moment de cette loi, l’objectif consistait à affirmer la dimension de la télévision publique en limitant la publicité et en rallongeant les soirées avec deux séquences de programmes puisqu’elles étaient supposées commencer plus tôt. Les chaînes privées ont gagné du temps de publicité et les chaînes publiques ont ensuite rattrapé un peu la baisse de leurs recettes par le parrainage. Aujourd’hui, les nouvelles manières de consommer des contenus et des loisirs engendrent une autre concurrence. Face aux plateformes, le sujet se situe surtout sur le partage de la valeur en publicité car les médias traditionnels se positionnent avec succès à travers leurs offres numériques, sans perdre leur public traditionnel. Il s’agit aussi de voir comment un secteur en croissance peut contribuer à l’industrie traditionnelle, en restant dans le cadre de la réglementation internationale. Nous l’avons fait pour le cinéma puis avec les obligations qui ont été demandées aux plateformes. Mais tout cela n’est pas du ressort de l’ARPP…

IN : à titre personnel, quelles campagnes de publicité vous ont particulièrement touchée ?

C.A. : chacun répond à cette question avec son passé et en fonction de sa génération. Je citerais par exemple les campagnes Dim pour les collants qui se sont déroulées sur 20 ans et dont beaucoup de gens ont encore la musique en tête. La publicité fait partie des marqueurs et de la mémoire sensible d’une époque – souvent davantage que les événements politiques – comme ont pu l’être les campagnes Fraîcheur de vivre d’Hollywood chewing-gum, les films de Jean-Paul Goude pour Citroën avec Grace Jones….  C’est aussi ce que l’on retrouve dans certains des livres de Georges Perec [notamment Les Choses, une histoire des années soixante, paru en 1965, ndlr]. Récemment, j’ai été touchée par la campagne Orange où les Bleus deviennent des Bleues (pour renverser les stéréotypes sur le foot féminin, et Prix de la Communication Citoyenne 2024 du Fonds de dotation de l’ARPP, ndlr), que j’ai trouvée très réussie et subtilement féministe.

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