24 novembre 2023

Temps de lecture : 10 min

Bruno Aveillan : « Scarlett Johansson dans le rôle de Cendrillon, Willem Dafoe la marâtre, Iggy Pop sa sœur et Björk la fée »

Vous le connaissez, entre autres, pour ses magnifiques campagnes pour Cartier. Mais saviez-vous que Bruno Aveillan a dans ses cartons le projet d’un long métrage sur… Cendrillon ? Avis aux producteurs et aux studios… Le célèbre réalisateur et photographe répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’hôtel Swann* – Proust oblige bien sûr.

INfluencia : Votre coup de cœur ?

Bruno Aveillan : Je rentre à l’instant de la République dominicaine où se sont déroulés les premiers Latin American Fashion  Awards où je participais en qualité de juré pour la catégorie Films et Photos, aux côtés de personnalités de la mode et du design. Le talentueux Haider Ackerman était le président de notre formidable jury. J’avoue que cette immersion au cœur de la créativité latino-américaine m’a ébloui par son dynamisme contagieux, son optimisme et son innovation. L’Amérique latine, avec ses racines indigènes, européennes, africaines et asiatiques, offre un mélange culturel qui se traduit par un incroyable éclectisme dans la mode et surtout beaucoup de positivité malgré un contexte économique particulièrement difficile.

J’ai notamment rencontré des designers qui n’hésitent pas à jouer avec des techniques artisanales séculaires, comme celles du tissage et de la broderie, tout en les revisitant de manière contemporaine, voire, avant-gardiste.  J’ai aussi vu  comment la mode latino-américaine met en avant les techniques de production locales. Les créateurs valorisent particulièrement l’héritage culturel, assurant la pérennité des savoir-faire tout en soutenant les communautés locales. J’ai également rencontré de nombreux entrepreneurs d’Amérique latine qui se distinguent par leur engagement en faveur de la durabilité, en privilégiant les pratiques éthiques, l’utilisation de matériaux écologiques et la production à petite échelle pour réduire leur empreinte environnementale. Ce n’est pas une posture chez eux, cet engagement est vraiment dans leurs gênes.

Il faudrait (rêvons un peu…) pouvoir rendre la haine et l’intolérance « inconstitutionnelles »

IN.: Et votre coup de colère?

B.A. : Par effet miroir inversé, c’est la négativité et la sinistrose ambiante qui règnent en France et dans beaucoup de pays occidentaux qui m’agace et m’inquiète. Et notamment sa résultante la plus inquiétante : l’agressivité généralisée. Pour un oui ou pour un non, les gens s’affrontent, s’invectivent, dénigrent. Cette culture de la violence et de la colère est devenue omniprésente dans notre quotidien, infectant nos interactions sociales et empoisonnant nos relations. La première manifestation de cette agressivité délétère est visible : les messages haineux et misogynes se multiplient sur les réseaux sociaux, créant une atmosphère toxique où il est devenu « normal » de déverser sa colère sur autrui. Les insultes et les menaces fusent, sans aucun respect pour la dignité des personnes visées. Dans les médias, il n’y a plus de débats d’idées, il n’y a que des insultes, des invectives. Cette brutalité verbale attaque directement les valeurs fondamentales de l’empathie, de la compassion qui sont pourtant essentielles pour construire une société harmonieuse. Les réseaux sociaux reflètent désormais ce qu’il y a de plus laid dans l’âme humaine.

En outre, cette agressivité ambiante se manifeste également dans nos comportements quotidiens. Les violences physiques et verbales dans les lieux publics sont de plus en plus fréquentes. La montée de la haine et de l’intolérance est l’une des conséquences les plus dévastatrices de cette agressivité ambiante. Les préjugés et les stéréotypes se propagent à une vitesse alarmante, encourageant la discrimination envers ceux qui sont perçus comme différents.

La promotion de l’éducation est de mon point de vue essentielle pour lutter contre les préjugés et pour développer une « culture de la tolérance et de la bienveillance. » Il est également crucial que les gouvernements et les institutions prennent leurs responsabilités et reconnaissent, tout simplement, que l’intolérance et la haine ne sont pas des valeurs acceptables dans notre société. Au lieu de cela, on voit tous les jours des partis politiques nourrir et se repaître de ce qui ressemble de plus en plus à un « chaos d’intolérance ». Il faudrait (rêvons un peu…) pouvoir rendre la haine et l’intolérance « inconstitutionnelles » …

IN.: la personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?

B.A. : Plus qu’une seule et unique personne, j’évoquerais plutôt un « groupe de personnes » : les plasticiens et artistes contemporains que j’ai le bonheur de côtoyer au fil de mes projets depuis plusieurs années, et avec lesquels j’ai tissé de forts liens d’amitié. Ce sont des gens dont la force créative n’a de cesse de m’inspirer et je prends un plaisir toujours renouvelé à collaborer avec eux sur des projets variés, que ce soit dans le domaine du film, des expos, de l’édition avec mon atelier de création NOIR ou dans le cadre de créations en édition limités pour ma marque INNANGELO .

Dans le domaine des arts plastiques et de l’art contemporain, je citerais particulièrement Mircea Cantor, Serge Attukwei Clottey, Michael Kenna, Marcos Lutyens, Richard Texier, Yan Pei-Ming, Matali Crasset

Il n’est pas rare, je dois l’avouer, que je glisse ou suggère un plan sous-marin dans de nombreux projets

INf. : votre rêve d‘enfant ?

B.A. : Mon rêve d’enfant fut pendant longtemps de faire partie de l’équipage du commandant Cousteau, et de devenir plongeur et cinéaste à bord de la Calypso. Cette aspiration d’enfance reflétait surtout une curiosité insatiable, qui perdure toujours aujourd’hui, envers la vie sous-marine. Bien entendu, je n’ai jamais été membre de cet équipage légendaire, mais l’attrait pour les fonds marins n’est jamais retombé. Je suis devenu un plongeur passionné, explorant toutes les mers du globe, des plus froides aux plus chaudes, le plus souvent à l’occasion de tournages. D’ailleurs il n’est pas rare, je dois l’avouer, que je glisse ou suggère un plan sous-marin dans de nombreux projets que je reçois ! Bien entendu, si cela apporte une valeur ajoutée au film, ce qui est souvent le cas lorsqu’on connait la photogénie et l’impact onirique des plans sous-marins.

L’histoire aurait pu s’arrêter là mais il se trouve que j’ai tout de même réussi à me rapprocher encore plus près de mon rêve il y a quelques années… J’avais un projet de tournage « extrême » à l’intérieur d’iceberg, au sud du Chili pour un film GDF. Il se trouve qu’un des plus grands plongeurs expérimentés dans ce domaine était alors Albert Falco, le légendaire bras droit du commandant Cousteau (et Capitaine de la Calypso). Il avait travaillé de nombreux mois en Antarctique, notamment pour le film « Voyage au bout du monde ». Il vivait alors une retraite paisible à Marseille et nous l’avons contacté… Avec beaucoup de gentillesse il m’a prodigué de précieux conseils sur la plongée sous la glace, que j’ai suivi, vous pouvez imaginer… avec dévotion !

Moins épique, je souhaitais également plus tard à l’adolescence devenir avocat. Je n’ai jamais suivi d’études de droit, évidement, mais aujourd’hui je ne manque pas une occasion de m’investir dans des causes qui me sont chères, en réalisant des films et des campagnes, comme le dernier film « Le premier Cri » que j’ai réalisé en soutien au combat des femmes iraniennes.

Je suis assez fier d’avoir réussi à sortir de ma zone de confort en créant des entreprises

IN.:  votre plus grande réussite, en dehors de votre famille bien sûr

 

B.A. : Avoir la chance de pouvoir vivre de mes idées, de ma passion, est certainement la plus grande réussite de ma vie. Dans un monde où trop de personnes se contentent d’une existence routinière et sans éclat, vivre de ses idées permet de sortir des sentiers battus et de donner vie à ses rêves. Mais il est important de préciser que vivre de ses idées et de sa passion n’est pas un privilège réservé à quelques « happy few ». C’est un choix que nous pouvons tous faire. Bien sûr, cela peut nécessiter du courage, de la persévérance et même des sacrifices, mais les récompenses en valent la peine. Il est préférable de prendre le risque de vivre une vie authentique et passionnée que de se résigner à une existence fade et monotone.

Nous avons tous le pouvoir de façonner le monde qui nous entoure. Quelques soient nos domaines d’expertise, nous ne sommes pas condamnés à suivre aveuglément les normes établies, et beaucoup plus de gens qu’on s’imagine peuvent apporter de nouvelles perspectives et inspirer positivement les autres. La créativité est l’une des forces les plus puissantes de l’humanité. N’ayons jamais peur d’explorer, d’échouer et de recommencer.

Dans un autre domaine, plus terre à terre, je suis assez fier d’avoir réussi à sortir de ma zone de confort en créant des entreprises telles que qu’un atelier de création et maison d’édition, NOIR, et une marque d’accessoire de luxe INNANGELO.

Claude Berri me dit : « Pour moi vous êtes le « Tim Burton français » (sic), voulez-vous faire du cinéma ? »

IN. : et votre plus grand échec dans la vie

B.A. : L’histoire est un peu longue mais pleine de rebondissements… Il y a quelques années, alors que je tournais un gros film publicitaire pour les États-Unis aux studios Éclair, j’ai reçu la visite impromptue de Claude Berri au beau milieu du tournage. Il avait appris par mon chef décorateur, Olivier Radot (avec qui il avait tourné La Reine Margot), que je tournais à Paris et il souhaitait me rencontrer dans les plus brefs délais. Difficile d’imaginer l’impact de cette « intrusion » sur le plateau par celui qui était alors le plus grand producteur du cinéma européen… On entendait une mouche voler…

L’homme, connu pour son approche pour le moins « directe » me dit devant tout le monde: « Bruno Aveillan, je suis un fan de votre travail, j’ai visionné tous vos films notamment le Perrier (« La Foule »), pour moi vous êtes le « Tim Burton français » (sic), voulez-vous faire du cinéma ? » À peine ai-je bredouillé un « oui » timide, qu’il me met dans les mains un script intitulé Cendrillon, avec son numéro de téléphone écrit à la main sur la couverture.

Il m’a laissé 6 mois pour le retravailler et j’ai écrit une version très personnelle, respectant l’esprit du conte original de Perrault et des frères Grimm mais en développant un univers extrêmement poétique, épique, moderne … et assez dark. Le résultat tant du point de vue visuel que scénaristique était réellement original et Claude Berri a adoré… Malheureusement le projet coutait un peu trop cher pour le marché européen, même pour le tycoon du cinéma français. Et son développement a pris beaucoup de temps, avant de s’arrêter complètement à la mort de Claude Berri en 2009. J’avais beaucoup d’affection pour lui et je pensais que le projet ne pourrait plus renaitre, mort-né, comme il en existe tant dans le cinéma, et l’histoire aurait pu s’arrêter là…

Mais un an plus tard, je rencontre à New York la productrice Pam Abdy qui travaillait alors avec Universal Studios. (Pam est aujourd’hui chairman de Warner Bros.). Elle tombe amoureuse du projet, que j’avais continué à développer et transformer de mon côté, et le montre au studio. Qui adore ! Le projet, désormais intitulé « Cinderella » redémarre sous un nouveau jour. Pendant trois ans les choses vont bon train, et après plusieurs réécritures et de nombreux aller-retours Paris / Los Angeles, nous arrivons au stade des discussions et de intentions de casting qui était extraordinaire : Scarlett Johansson dans le rôle de Cendrillon, Willem Dafoe dans celui de la marâtre (!), Iggy Pop dans celui de sa sœur (!!), Björk dans celui de la fée, etc. Cette fois-ci on y croit vraiment.  Mais un matin je reçois un appel de Pam Abdy qui m’annonce, la voix blanche, que Universal arrête le projet. Je suis abasourdi.  Elle m’explique que Walt Disney a eu vent de notre projet et que cela leur a donné l’idée de sortir leur propre version en live de Cinderella… Et Universal ne se sent pas le courage d’affronter Disney de face, sur le terrain des contes de fée, même si nos versions étaient aux antipodes l’une de l’autre…

Kenneth Brannagh a donc réalisé le film de Disney, sorti en 2015, effectivement très proche du célèbre dessin animé de 1950 et ce fut le début à Hollywood de la tendance des contes de fée revisités… Claude Berri une fois de plus avait vraiment été visionnaire…

C’est donc effectivement un échec car le film ne s’est pas fait, mais, et ce n’est pas un lieu commun de le dire, les échecs peuvent apporter beaucoup sur le plan personnel et professionnel, et celui-ci m’a apporté énormément ! Au point que, malgré la déception, je n’arriverai jamais à le considérer réellement comme un mauvais souvenir. Et sait-on jamais, l’histoire n’est peut-être pas terminée…

IN: le don que vous voudriez avoir

B.A. : Le don d’ubiquité serait un vrai atout au vu du rythme de ma vie…

Face à « la Porte de l’Enfer », j’ai ressenti que j’étais face à une vision de l’au-delà, magnifique et terrifiante à la fois

IN: Votre plus grand moment d’émotion devant une œuvre d’art

B.A. : C’est lié à un contexte vraiment particulier. J’ai eu le bonheur de découvrir une œuvre d’art majeure de la façon la plus exceptionnelle et immersive possible… En 2018, Arte et la Réunion des musées nationaux m’ont proposé de réaliser un film d’art pour l’ouverture de l’exposition du centenaire de la mort d’Auguste Rodin au Grand Palais. J’ai alors, avec ma scénariste Zoé Balthus, de me concentrer sur la « Porte de L’Enfer », qui contient toute la vie personnelle et artistique de Rodin. C’est une œuvre monumentale inspirée par « La Divine Comédie » de Dante et elle se veut une représentation matérielle de ce poème épique, explorant les thèmes de la mort, de la damnation et de la condition humaine. Les figures tourmentées, les formes tordues et les expressions de désespoir qui émergent en relief de la structure commandent le silence et la contemplation. L’aspect dramatique de la scène est immédiatement palpable, et dès les premiers repérages, j’ai ressenti que j’étais face à une vision de l’au-delà, magnifique et terrifiante à la fois. Mon regard était attiré par la masse des corps enchevêtrés, chacun capturé dans un moment éternel de souffrance. Les visages exprimant une douleur intemporelle.

Lorsque j’ai approché la  «Porte de l’Enfer » pour la filmer en détail, j’ai également été saisi par l’échelle de l’œuvre, et par le fait que certaines figures ne sont pas forcément visibles par le public car elles sont parfois placées en hauteur, voire cachées intentionnellement par l’artiste. Le fait de tourner et photographier ce chef d’œuvre, méticuleusement pendant plusieurs jours, avec une installation hors norme, notamment une grue télescopique et un immense échafaudage, m’a offert un point de vue privilégié et permis de me rapprocher au plus près de cette œuvre aussi puissante que complexe… J’ai pu ainsi pleinement ressentir l’intensité émotionnelle qu’elle dégage, admirer dans les moindres détails le talent de Rodin à capturer la complexité des émotions humaines.

J’ai pris conscience que chaque figure faisait partie d’un ensemble plus vaste, chacune portant son propre récit mais en étant intrinsèquement liée aux autres, tout comme l’humanité partage un destin commun, reflétant ce que pourrait être la psyché humaine à son plus extrême.

IN.: quel personnage de conte de fées aimeriez-vous comme compagnon sur une île déserte ?

B.A. : Cendrillon bien sûr. Que demande-t-on à quelqu’un qui devrait vivre avec vous sur une île déserte, au-delà d’avoir de riches échanges intellectuels pour ne pas s’ennuyer ? De nous aider à survivre. Alors, je dirais que sans être Lara Croft, Cendrillon montre des capacités de résilience et de survie absolument inouïes et serait la compagne parfaite.

En savoir plus

 

L’actualité de Bruno Aveillan

 

  • Il travaille sur un projet pour Cartier qui a invité une sélection d’artistes internationaux à travailler sur les 80 ans de la bague Trinity. Ce sera l’objet d’une exposition itinérante en 2024
  • Il travaille également sur la scénographie d’un événement  sur l’art déco sous toutes ses formes, qui aura d’abord lieu fin 2024 à Shanghai, puis plus tard à Paris, en collaboration avec Pamela Golbin, l’ancienne conservatrice générale de la mode et du textile au Musée des Arts Décoratifs, et qui sera la conservatrice de l’exposition. Il réalisera également un film et une exposition photos
  • Il a plusieurs projets au sein de sa maison d’édition :  notamment un livre pour fêter les 10 ans du film « l’Odyssée » pour Cartier et un livre sur Rodin en partenariat avec l’artiste roumain Mircea Cantor

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