7 septembre 2023

Temps de lecture : 4 min

BookTok, le phénomène littéraire de TikTok qui pervertit le sens de la lecture.

Sur TikTok, les créateurs de contenus littéraires forment l’une des communautés les plus puissantes de la plateforme. Une véritable armée de lecteurs et vidéastes qui semblent pourtant avoir perdu de vue ce qui faisait le sel de la pratique littéraire.

Depuis sa création, TikTok est perçue comme une sorte de catalyseur de sous-communautés concernées par à peu près tous les sujets – des pâtissiers, aux magiciens, en passant par les personnes souffrant de troubles de l’anxiété… la liste est longue et variée –. Il s’agit presque d’une promesse implicite : tout ce que vous avez à faire c’est d’être vous-même et vos communautés – à coup d’algorithmes bien sentis – vous trouveront. Parmi elles, le #BookTok dédié à la littérature et dont les contenus comptabilisent déjà 175,1 milliards de vues, est rapidement devenu un phénomène de société. Des millions de « rats de bibliothèque » se retrouvent chaque jour sur la plateforme pour partager leurs lectures préférées et se construire une culture commune autour des vidéastes dont ils estiment l’opinion.

Une dimension fédératrice que Marine Siguier, chercheuse spécialisée dans les liens entre littérature et numérique au Gripic, justifie par la place attribuée aux émotions: « Pendant longtemps, la lecture était silencieuse et supposait le contrôle de soi. Ici, TikTok invite les internautes à partager leur ressenti par la mise en scène de leur corps et de leurs affects ». Pour Augustin Trapenard, figure du monde médiatico-littéraire et présentateur de l’émission La grande librairie, le hashtag serait même un formidable « catalyseur de créativité ». Tout comme n’importe quel booktokeur, il s’y met en scène en dévoilant ses coups de cœur, ses auteurs préférés et son rapport à la lecture auprès de 40 mille abonnés.

 

 

La résurgence de l’écrit…

N’ayons pas peur des mots, BookTok a bel et bien révolutionné le secteur de l’édition. Au dernier Festival du livre de Paris, TikTok, devenu entre temps partenaire officiel de l’évènement, a même permis aux organisateurs d’établir un nouveau record de fréquentation, avec 102 350 visiteurs en trois jours, soit une hausse 13 % par rapport à l’édition précédente. Plus encourageant encore, près de la moitié d’entre eux avaient moins de 25 ans. Une tendance que l’organisation attribue davantage aux efforts fournis par TikTok pour « amplifier la communication auprès de cette tranche d’âge » qu’à l’entrée gratuite qui leur était proposée… c’est dire.

Marie-Christine Sinel, responsable du rayon jeunesse dans une librairie du Val de Marne, l’accorde volontiers : « il est clair que dès qu’un ouvrage est repris sur les plateformes, on le ressent immédiatement sur les chiffres de vente »… parfois bien après sa parution. Le livre d’Adam Silvera, Et ils meurent tous les deux à la fin, publié en 2017 a fait un carton des deux côtés de l’Atlantique cette année. L’année dernière, l’auteure étasunienne Alex Aster signait fièrement un contrat à six chiffres à la suite de la diffusion d’une vidéo sur TikTok évoquant son roman pour jeunes adultes, Lightlark qui avait été rejeté par les maisons d’édition traditionnelles. Pas une belle pub pour les comités de lecture… et même une sacrée leçon qui a poussé de grandes maisons d’édition telles qu’Albin Michel et Gallimard jeunesse, à créer leurs propres comptes sur TikTok. La machine, tant créative que commerciale, était en marche.

 

 

…. au détriment de ses valeurs

Pourtant, malgré les bonnes intentions des débuts, cette communauté qui brillait initialement par son inclusivité, semble avoir été gagnée, ou gangrénée, par l’esprit de compétition. Les booktokeurs obtiennent désormais leur lettre de noblesse aux yeux de leur public à la seule quantité de livre qu’ils arrivent à ingurgiter dans un temps record. Pas mieux qu’un Youtubeur en musculation qui se vanterait du nombre de pompes qu’il enchaine chaque jour. Une vision de la pratique littéraire que l’on pourrait qualifier poliment de complètement à côté de la plaque. Jusque là, la pratique littéraire était émancipatoire avant tout, comme l’écrivait Viviane Albenga en préambule de son ouvrage S’émanciper par la lecture, Genre, classe et usages sociaux du livre : « La lecture permet d' »accomplir » une trajectoire de vie fictive quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées ».

Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la situation absurde où les lecteurs les plus lents sont désavoués. Nicoleypooreads, une booktokeuse qui s’est fait connaitre pour ses vidéos défendant les lecteurs lents, n’hésitait pas à rappeler dans l’une de ses vidéos que « la lecture n’est pas un sport de compétition ». Cela n’empêche pas cette application « stupide » et la majorité de ses confrères, à véhiculer en masse, cette vision performative de la pratique littéraire.

 

 

Historiquement, la lecture était considérée comme un passe-temps noble qui vous permettait de vous cultiver, de construire votre imaginaire et votre esprit critique à votre rythme. Comme l’a décrit l’écrivain et ancien BookTuber Barry Pierce dans un article de GQ, s’insérer dans cette communauté revient à faire son « entrée dans un univers parallèle où la lecture n’est plus un amusement, un loisir,  mais un style de vie, voire une esthétique ». Un vision déformée dont certains n’hésitent plus à se moquer, comme le créateur Nat Eliason qui, au sujet d’Ulysse, ironisait dans de ses vidéos : « Pourquoi perdre du temps avec un tel pavé alors que cela ne compte que pour un seul livre ? ».

 

Lire jusqu’à épuisement

Une tendance qui s’inscrit également dans l’hyperconsommation ancrée dans la culture de BookTok, qui pousse ses praticiens à dépenser des fortunes en ouvrages,  lampes, liseuses KindleSans oublier certaines pratiques crapuleuses pratiquées par les influenceurs eux-mêmes, à commencer par le dropshipping. Pour éviter « ces dérives propres aux influenceurs sur les réseaux sociaux », le Sénat légiférait le 9 mai dernier pour « encadrer leur influence commerciale ».

Le texte visait notamment les publications consacrées aux livres sur les réseaux sociaux, puisqu’une chronique vidéo sur un ouvrage obtenu gratuitement, via la maison d’édition ou l’auteur, nécessite désormais l’affichage de la mention « Publicité ». Le livre constituant « un avantage en nature », contrepartie d’un contenu « visant à faire la promotion directement ou indirectement de biens, de services ou d’une cause quelconque ». Une obligation étendue à n’importe quel créateur, peu importe sa « notoriété, y compris les “micro-influenceurs” et les “nano-influenceurs” », souligne le Sénat et passible de 300 000 euros d’amende. De quoi nous rappeler que le plaisir que nous procure nos passions n’est pas fait pour être quantifié…

 

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