Pourquoi l’audiovisuel français s’est rarement aussi bien vendu à l’étranger
En 2024, la France a vendu plus de 400 millions de programmes audiovisuels à l’international. C'est un chiffre exceptionnel rarement atteint depuis 30 ans. La fiction, le documentaire et "la french touch" tirent la croissance.
Les Rendez-vous d’Unifrance, organisés au Havre du 1er au 5 septembre, ont livré leur verdict à travers l’étude annuelle du CNC et d’Unifrance : avec 209,6 M€ de ventes en 2024 (+3 % en un an), l’audiovisuel français confirme sa capacité à séduire au-delà des frontières, pour la quatrième fois seulement en trente ans au-dessus du seuil des 200 M€.
« Les programmes audiovisuels français continuent de bien s’exporter malgré un contexte économique international toujours plus tendu », souligne le communiqué, rappelant les restructurations dans le secteur, les suppressions de postes, le recul des commandes et la frilosité croissante des acheteurs.
Au-delà des ventes pures, le vrai moteur de la croissance réside dans la flambée des préventes et des coproductions. En 2024, le montant global à l’export atteint ainsi 401,2 M€, en progression de 29,7 % par rapport à l’année précédente. Les apports en coproduction bondissent à 116,2 M€ (+58,7 %), tandis que les préventes étrangères explosent à 75,4 M€ (+131,2 %). « Ce mouvement, visible pour tous les genres, est porté à la fois par des apports en coproduction en croissance et par les préventes étrangères », détaille l’étude.
La fiction porte la croissance, l’animation chute
Dans ce paysage, la fiction reste la locomotive. Avec 75,2 M€ de ventes, elle signe sa deuxième meilleure année historique après 2022 et conforte sa position de premier genre exporté (35,9 % des ventes totales). Les séries dites « light crime », comme Tropiques Criminels ou Astrid et Raphaëlle, s’imposent, tandis que des productions événementielles telles que Cat’s Eyes ou La Fièvre viennent compléter l’attrait.
Le documentaire, avec 44,3 M€, affiche une légère baisse par rapport à 2023 (-6,2 %) mais reste bien au-dessus de la moyenne décennale (40,5 M€), porté par des succès internationaux, de Supernature à Futurs champions.
L’animation, en revanche, fléchit : à 46,1 M€, elle recule de 9,9 % et souffre particulièrement du désengagement du marché nord-américain (-36,8 %, son plus bas niveau depuis 2008).
Sur le plan géographique, l’Europe de l’Ouest demeure de loin le premier débouché avec 90,5 M€ (43,2 % des recettes mondiales), devant l’Europe centrale et orientale (16,6 M€) et l’Amérique du Nord (16,5 M€, son plus bas niveau historique). La Belgique, pour la deuxième année consécutive, conserve son rang de premier acheteur avec 24,4 M€ (+53,2 %), devant l’Allemagne/Autriche (12,6 M€) et l’Italie (12,5 M€).
Les États-Unis, autrefois numéro un en 2022, tombent désormais à la sixième place, avec seulement 7,7 M€ de ventes. Le marché des droits multizones connaît aussi un net regain, atteignant 57,9 M€ (+25,1 %), porté par la fiction (30,6 % des ventes multizones) et par l’essor de l’AVoD, dont les revenus ont doublé en un an pour s’élever à 16,6 M€. Mais, nuance importante, « les droits monde se raréfient au profit d’acquisitions plus ciblées sur quelques territoires », note le rapport, signe que les stratégies d’achat se fragmentent.
Un bilan contrasté, donc, mais globalement positif : la fiction française consolide son statut, le documentaire reste solide, l’animation souffre mais prépare son rebond. Et surtout, la dynamique record des financements étrangers témoigne d’une confiance intacte envers la création française. À l’heure où les États-Unis reculent, où l’Asie marque le pas, l’Europe apparaît plus que jamais comme le terrain de jeu privilégié des producteurs français.
Le streaming pèse presque 4 fois plus qu’il y a dix ans
Ces chiffres ne sont pas de simples statistiques comptables : ils dessinent en creux les lignes de force d’un marché en pleine recomposition. Voir les ventes françaises se maintenir au-dessus des 200 M€ malgré les secousses économiques mondiales illustre la solidité d’un secteur qui s’adapte aux mutations accélérées des usages.
La progression fulgurante des revenus liés aux plateformes de streaming est emblématique : en 2015, ces exploitations ne représentaient que 11 % des recettes d’export ; en 2024, elles en captent déjà 40,9 %. La bascule est nette : la croissance du « made in France » se joue désormais autant dans les catalogues des Netflix, Amazon ou Disney+ que dans les grilles de chaînes traditionnelles.
Dans ce contexte, la chute des achats en Amérique du Nord prend valeur de signal. Autrement dit, le rêve américain s’efface peu à peu, au profit d’un ancrage européen beaucoup plus fort. L’Europe de l’Ouest concentre désormais 43 % des recettes, et la Belgique, étonnant premier client deux années de suite, illustre une proximité culturelle mais aussi une dépendance accrue au marché voisin. La géopolitique des écrans se dessine ainsi : les fictions coréennes, turques ou espagnoles inondent le marché mondial, pendant que la France consolide son bastion européen.
L’animation trop dépendante de quelques franchises
Si la fiction reste le moteur, ce n’est pas uniquement pour ses volumes : c’est parce qu’elle incarne une identité narrative française, entre efficacité grand public et singularité créative. Tropiques Criminels ou Astrid et Raphaëlle, séduisent par leur universalité accessible, tandis que des productions plus ambitieuses telles que Cat’s Eyesou La Fièvre jouent la carte de l’événementiel. Ces deux registres coexistent et permettent à la France d’occuper plusieurs créneaux à la fois, de la consommation courante à la proposition plus différenciante.
Le documentaire français illustre un autre atout stratégique : il demeure une valeur sûre des exportations tricolores, reconnu pour sa diversité, sa qualité et la variété de ses thèmes. Des titres comme Supernature ou Futurs champions confirment que la réputation française repose aussi sur sa capacité à produire du savoir accessible et visuellement attractif.
Anne Georget, Présidente du Fipadoc, le festival international de documentaires, nous expliquait justement dans une interview en janvier dernier que « le documentaire est devenu, à un moment où tout se déroule très vite, où l’on est assailli par des pastilles d’information, des fake news, des réseaux sociaux omniprésents, un objet unique, qui obéit à un besoin d’équilibre, de connaissance et d’approfondissement de ce que nous vivons. De temps en temps, nous avons besoin de souffler, et le tempo du documentaire a quelque chose de rassérénant ».
L’animation, en revanche, est clairement en difficulté. Le recul de 9,9 % en 2024 ne remet pas en cause son statut de deuxième genre à l’export, mais il interroge la stratégie d’un secteur qui dépend fortement de quelques franchises mondiales — Miraculous, Mystery Lane, Grizzyet les Lemmings ou Molang. Derrière ces locomotives, l’espace se réduit pour les nouvelles créations, car les acheteurs internationaux prennent moins de risques.
Un modèle menacé par les pressions américaines
L’export audiovisuel, ce n’est pas qu’une question de chiffres d’affaires : c’est aussi une question de rayonnement culturel et d’influence. Derrière les 401,2 M€ enregistrés en 2024, c’est une idée de la France qui voyage : une manière de raconter le monde, de mettre en avant ses talents et de diffuser ses imaginaires. Le CNC le rappelle à travers son étude : la diversité et la qualité de la production française sont des arguments clés à l’international. On pourrait même y voir un équivalent, toutes proportions gardées, de ce qu’a représenté la K-pop pour la Corée du Sud ou les telenovelas pour l’Amérique latine : un instrument de soft power qui pèse dans l’économie comme dans l’image du pays.
Derrière les chiffres flatteurs, l’exportation des programmes français s’inscrit aussi dans un rapport de force transatlantique. Comme l’a rappelé récemment Gaëtan Bruel, président du CNC, cité par Deadline, le modèle européen de financement de la création est aujourd’hui directement menacé par les pressions américaines. Les États-Unis contestent les taxes et obligations d’investissement imposées aux diffuseurs et plateformes opérant sur le sol européen, considérées comme un frein à la libre circulation des services. Pourtant, ces obligations constituent un pilier du financement de l’audiovisuel et du cinéma en Europe. Plus d’une douzaine de pays les appliquent déjà, et une dizaine d’autres s’apprêtent à les introduire. L’Allemagne, notamment, avance à grands pas sur la question.
Depuis la réforme de 2018 de la directive SMA, ces contributions ne sont plus conditionnées au siège social des services mais à leur lieu de diffusion. Ce basculement a mis fin à l’avantage compétitif des pays européens les moins-disants et obligé les grandes plateformes internationales à contribuer partout où elles opèrent. La défense de ce modèle par le CNC illustre un point crucial : si la France a besoin de ses exportations pour rayonner et renforcer son soft power, elle a aussi besoin d’un cadre réglementaire européen solide pour protéger son écosystème face aux géants américains. Les bons résultats annoncés en 2024 ne doivent donc pas masquer l’autre réalité : la compétitivité culturelle française dépend autant de ses succès à l’export que de la capacité de l’Europe à défendre son modèle.