INfluencia : Votre coup de cœur ?
Jean-Christophe Tortora : Mes coups de cœur sont souvent cinématographiques. J’aime le cinéma de manière générale : c’est l’un des rares moments de ma semaine où je peux véritablement m’évader, me déconnecter du quotidien. Sans être passéiste ni nostalgique, j’ai été profondément ému par Moi qui t’aimais, le film biographique de Diane Kurys consacré aux douze dernières années du couple formé par Simone Signoret et Yves Montand.
J’ai été touché par la manière dont le film évoque leur amour – parfois contrarié, certes, mais profondément sincère. Il montre bien qu’au-delà des infidélités d’Yves Montand, chacun était indispensable à l’autre, qu’ils formaient un couple fusionnel : Montand avait besoin de Signoret autant qu’elle avait besoin de lui. À travers ces deux figures emblématiques qui ont traversé la seconde moitié du XXᵉ siècle, on voit aussi transparaître une certaine idée de la France et des convictions politiques de Simone Signoret et d’Yves Montand, tous deux très impliqués dans les débats de leur époque.
J’ai un deuxième coup de cœur, toujours dans le domaine de la culture. Depuis des années, je suis le Festival de Ramatuelle, dirigé par Jacqueline Franjou. Cet été, j’y ai vu Le Cercle des Poètes disparus. Ce fut un moment doublement magique : d’abord parce qu’il se déroule en plein été, à une période où l’on est plus léger, plus disponible, plus réceptif ; ensuite parce qu’il se tient dans un lieu enchanteur, un véritable théâtre de verdure. Et puis, bien sûr, parce que cette pièce est d’une intensité rare, un véritable concentré d’émotions.
Il faut le dire clairement : « touche pas à ma terre, touche pas à ma planète »
IN. : Et votre coup de colère ?
J-C. T. : Il est rare que je me mette vraiment en colère. Mais quand cela arrive, c’est souvent face aux incivilités. Le dernier épisode remonte à ce week-end. Je vis entre Paris et Marseille, et cela me rend fou de voir comment certaines personnes – notamment des jeunes – se comportent, en laissant des canettes sur les plages.
Nous vivons dans une société qui se radicalise, de plus en plus agressive, où le respect entre les gens s’effrite. Ce qui me désole le plus concerne le manque de respect envers la nature qui, elle, ne nous a fait que du bien. Elle nous offre un héritage précieux, et je ne supporte pas que certains la maltraitent, qu’ils manquent de respect à la terre, à la biodiversité. Il y a, à mon sens, un vrai problème d’éducation. Il faut le dire clairement : « touche pas à ma terre, touche pas à ma planète ».
On me demande parfois s’il vaut mieux choisir la longévité ou l’intensité dans un couple. Pour ma part, j’ai choisi la voie de la durée
IN. : L’évènement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?
J-C. T. : Je sais que je ne suis pas censé parler de travail, mais un événement a véritablement changé le cours de ma vie : le jour où, en janvier 2012, le tribunal de commerce m’a choisi comme repreneur du journal La Tribune. Du jour au lendemain, je suis devenu, à 35 ans, le plus jeune patron d’un quotidien français. Ce moment a été un tournant décisif — une partie de ma vie s’est jouée là.
Sur un plan plus personnel, un autre événement m’a profondément marqué : mon mariage, il y a deux ans – vous voyez, je reparle encore d’amour (rires) – avec mon compagnon Guillaume, après vingt-quatre ans de vie commune. Ce n’était pas un aboutissement, mais plutôt une étape, une manière d’affirmer notre parcours et notre fidélité. Je crois beaucoup à la construction dans le temps. C’est vrai pour mes relations amoureuses, mais aussi amicales ou professionnelles.
On me demande parfois s’il vaut mieux choisir la longévité ou l’intensité dans un couple. On peut espérer les deux, bien sûr, mais pour ma part, j’ai choisi la voie de la durée. La notion du temps est essentielle à mes yeux — d’autant plus que je travaille dans un milieu qui valorise l’instantané. Or, je pense que la valeur du temps est trop souvent négligée : dans nos vies quotidiennes, nos entreprises, nos institutions ou même dans l’action politique. Le temps est un allié.
Dans notre société, il existe une forme de suspicion envers la longévité. Pourtant, lorsqu’on est bien avec quelqu’un, ou lorsqu’on aime profondément son métier ou son entreprise, c’est presque un hymne au temps qui passe.
Ce sont finalement les citoyens – et en particulier les Marseillais – qui ont décidé du succès de ces Jeux, pas les médias ni les commentateurs.
Si je m’éloigne de ces deux événements – l’un professionnel, l’autre personnel -, il y a aussi un moment récent qui m’a particulièrement marqué : l’arrivée du Belem à Marseille lors des Jeux Olympiques. Pendant des mois, les JO avaient fait l’objet d’un véritable bashing médiatique. Et pourtant, ce jour-là, tout a changé.
L’effervescence du public, les magnifiques images de Marseille, la présence du président Macron, des athlètes, cette foule rassemblée… tout cela a donné une tout autre énergie à l’événement. Même Tony Estanguet a reconnu qu’il y avait eu un « avant » et un « après ».
J’étais dans les rues de Marseille à ce moment-là, et j’en garde le souvenir d’un rare moment de cohésion et de communion. Cela m’a conforté dans l’idée qu’il existe souvent un décalage entre la perception médiatique et le ressenti du public. Après des mois de critiques, ce sont finalement les citoyens – et en particulier les Marseillais – qui ont décidé du succès de ces Jeux, pas les médias ni les commentateurs. Ce moment m’a aussi rappelé le fossé qui peut parfois exister entre Paris et le reste du pays.
Le monde que j’espérais ouvert semble aujourd’hui se refermer
Enfin, un autre souvenir fort de ma jeunesse reste la chute du mur de Berlin. À l’époque, j’y ai vu un immense espoir, celui d’un monde nouveau où les murs allaient tomber – symboliquement et concrètement.
Trente-cinq ans plus tard, j’ai le sentiment inverse : les murs se relèvent. Peut-être pas de façon visible, mais dans les esprits, dans les discours, dans les sociétés. Le monde que j’espérais ouvert semble aujourd’hui se refermer.
Mes parents me disaient : « Ah, donc tu veux être journaliste ? » Et moi, j’insistais : « Non, non, patron de presse ! »
IN. : Votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire
J-C.T : En réalité, j’ai eu la chance d’avoir une vocation très tôt. Dès l’âge de 9 ou 10 ans, je rêvais déjà de faire de la presse. Et je vais vous confier une anecdote véridique : quand mes parents me demandaient ce que je voulais faire plus tard, je leur répondais sans hésiter : « Patron de presse. » Ils me disaient : « Ah, donc tu veux être journaliste ? » Et moi, j’insistais : « Non, non, patron de presse ! » Cela les amusait beaucoup à l’époque.
J’ai commencé dès le CM2 à fabriquer mon premier journal – une sorte de travail de curation avant l’heure : je découpais et recollais des articles d’autres journaux pour en faire le mien. Puis j’ai continué au collège, et au lycée des Arènes à Toulouse, lorsque j’étais en seconde, j’ai créé mon premier vrai journal, que j’avais baptisé Oxygène.
J’avais une petite équipe : une rédaction, un service publicité, une distribution… C’était une vraie micro-entreprise ! J’étais déjà très investi, aussi bien dans le contenu que dans le modèle économique : la publicité, les partenariats avec les commerçants de la ville, la diffusion… tout m’intéressait.
Quand j’étais lycéen, j’étais un vrai oiseau de nuit
En parallèle, j’étais président de la Maison des lycéens et, disons-le, un vrai oiseau de nuit. J’adorais les fêtes, les soirées, les booms, et j’étais souvent l’organisateur de tous ces moments festifs. Je ne sais pas si cela arrivera un jour, mais après tout, il existe un précédent : un ancien président de La Tribune, Pierre-Antoine Gailly, a aussi été patron du Moulin Rouge ! J’aurais adoré, moi aussi, être propriétaire d’un cabaret. C’est un univers qui m’a toujours fasciné. J’aime les artistes – et je vis d’ailleurs avec un artiste, un collagiste.
Faire des choix artistiques, travailler avec des metteurs en scène, aller chercher le public… tout cela me passionnerait. La plaisanterie avec mes amis, c’est qu’ils me demandent régulièrement : « Alors, quand ouvres-tu ton cabaret ? Ce sera dans le Perche ou à Paris ? »
Rien que réussir un poulet rôti sans le brûler relève presque de la prouesse
IN. : Votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)
J-C.T. : Je n’ai pas le moindre talent pour les travaux manuels. Mais alors pas du tout, du tout ! Je suis donc vraiment très maladroit dès qu’il s’agit de bricoler et je n’ai pas non plus la main verte.
Paradoxalement, j’aime bien la cuisine. Je ne suis pas un grand cuisinier – loin de là – mais chaque fois que je m’y mets, c’est une petite victoire. Le samedi, après avoir fait mon marché dans le Perche, j’ai l’impression d’avoir gravi l’Everest, alors que je n’ai souvent préparé que des choses très simples. J’essaie, au moins, de « mettre la main à la pâte », même si ma main n’est pas toujours très habile.
Ce sont de modestes victoires du quotidien, dans ma petite cuisine à la campagne. Et pour ceux qui me connaissent, croyez-moi, c’est déjà un exploit (rires) !
Rien que réussir un poulet rôti sans le brûler – ce qui m’est déjà arrivé plus d’une fois – relève presque de la prouesse. J’ai tout fait : remplir la cuisine de fumée, oublier le plat dans le four car je peux être distrait aussi… Mais j’aime ce petit défi de me mettre volontairement en difficulté chaque samedi pour servir un repas « correct ». Tout est permis une fois par semaine : parfois le pire et parfois ce n’est pas trop mal (rires).
Je ne sais pas s’il se met à pleuvoir quand je chante, mais une chose est sûre : je ne serai jamais un artiste
IN. : Votre plus grand échec ? (idem)
J-C.T. : J’aurais aimé chanter. Une carrière artistique m’aurait beaucoup plu. J’aime la scène, j’aime danser – mais dès qu’il s’agit de pousser la chansonnette, le résultat est… disons, peu glorieux. Mon plus grand échec, c’est sans doute le chant.
Je ne sais pas s’il se met à pleuvoir quand je chante, mais une chose est sûre : je ne serai jamais un artiste. Bernard Tapie chantait « J’aurais voulu être un artiste » – moi aussi, j’aurais voulu, mais je ne le peux pas. Cela ne m’empêche pas, bien sûr, de chanter à un karaoké de temps en temps… même si c’est un peu faux (il faudrait sans doute travailler un peu plus).
Ceux qui me connaissent disent que j’aurais dû faire de l’opéra, parce que j’ai une voix puissante. Mais on va éviter que je vous le prouve — sinon cet entretien risquerait de s’interrompre prématurément (rires).
Même s’il existe de très bons assureurs, je n’aurais pas voulu me retrouver dans des situations qui ne me correspondent pas
IN : Un métier que nous n’auriez pas aimé faire
J-C.T. : Assureur. Je trouve que c’est un métier difficile, parce qu’on se retrouve face à des personnes qui ont traversé des accidents de la vie, quels qu’ils soient, et qui en ont été marquées. Même s’il existe de très bons assureurs – je ne leur fais pas de procès -, je n’aurais pas voulu me retrouver dans des situations qui ne me correspondent pas. J’ai tendance à être à la fois généreux dans l’écoute et dans la compréhension. Or, si un assureur doit savoir écouter, il doit aussi savoir dire non. Et moi, je n’aurais pas aimé dire non !
Sénèque parvient à nous libérer d’un certain complexe face à la difficulté
IN. : Votre devise préférée
J-C.T. : Elle est de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. »
Lorsque j’étais au lycée, cette phrase m’avait particulièrement marqué. Je l’avais même affichée sur mon bureau. Elle n’y est plus aujourd’hui, mais elle reste, d’une certaine façon, mon mantra. Avec ces mots, Sénèque parvient à nous libérer d’un certain complexe face à la difficulté.
Je n’ai pas nécessairement commencé ma vie avec une grande confiance en moi. J’ai grandi dans un environnement familial aimant, mais sans modèles d’entrepreneurs. J’ai donc eu besoin de petits repères, de symboles auxquels me rattacher, et cette phrase m’a sans doute donné une dose précieuse de courage.
IN. : Quel objet emmèneriez-vous sur une île déserte ?
J-C.T. : Une radio. Mes amis savent que je n’aime pas la solitude et le choix de cet objet montre bien mon caractère. La radio est un compagnon de chaque instant. On a le sentiment de ne pas être seul. Avec une radio sur une île déserte, j’aurais l’impression qu’il y a de la vie à côté de moi. C’est aussi un média que j’aime en tant que tel, plus que la télévision. J’aurais adoré travailler en radio.
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu »
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L’actualité
La Tribune, quotidien économique et financier lancé en 1985 a connu différents propriétaires avant d’être rachetée en 2011 par Jean-Christophe Tortora puis par le groupe CMA CGM en juillet 2023. Devenu hebdomadaire puis 100 % numérique, le média a fêté ses 40 ans d’existence. A cette occasion, il a lancé un nouveau quotidien numérique proposé tous les soirs, à partir de 19 heures, accessible sur tous les supports.
Pour fêter ses 40 ans et les deux ans de l’hebdomadaire papier La Tribune Dimanche, La Tribune a lancé « La Tribune des Possibles » les 13 et 14 septembre derniers à la Salle Gaveau à Paris