Laurent Frisch (Radio France) : « Radio France est moteur en matière d’utilisation de l’IA »
L’IA est entrée dans la Maison de la Radio dès 2017. Laurent Frisch, le directeur du numérique et de la stratégie de l’innovation à Radio France, nous explique comme le média public sert aujourd’hui d’exemple, notamment à la vénérable BBC...
INfluencia : Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à utiliser l’intelligence artificielle dans leur quotidien. Quand avez-vous sauté le pas à Radio France ?
Laurent Frisch : On utilise l’IA depuis longtemps à Radio-France. Depuis 2017, nous nous en servons pour détecter des signaux faibles sur les réseaux sociaux. L’IA nous sert de filtre et les informations intéressantes sont ensuite vérifiées par notre desk central (le service d’information générale qui met en forme les dépêches et les informations nationales). Cette méthode nous permet de diffuser une ou deux exclus par semaine sur nos antennes.
IN : L’arrivée de ChatGPT et des grands modèles de langage (LLM) a-t-elle encore accéléré l’arrivée de l’IA sur vos radios ?
L. F. : Sans aucun doute. ChatGPT et les LLM ont permis de rendre compréhensible à tout un chacun des technologies qui étaient jusque-là surtout utilisées par des spécialistes. Ces nouveaux outils nous ont également ouvert de nouvelles possibilités d’usage de l’IA àRadio France.
IN : Pouvez-vous nous en dire plus ?
L. F. : L’IA nous permet, par exemple, de réaliser une transcription écrite systématique de tous nos contenus radios. Ces opérations sont réalisées à partir des podcasts que nous produisons mais dès l’année prochaine, elles se feront en direct. Les programmes diffusés sur nos antennes seront donc retranscrits par écrit en temps réel.
Aujourd’hui, nous avons déjà 1 million de sons retranscrits. C’est la totalité des contenus jugés importants réalisés au cours des vingt dernières années. Notre catalogue comprend 3,5 millions de sons mais il est inutile, par exemple, de retranscrire des émissions uniquement musicales.
IN : Pourquoi retranscrire par écrit des sons diffusés sur vos ondes ?
L. F. : Pour le grand public, cette interface favorise une meilleure accessibilité à nos contenus, en particulier pour les sourds et les malentendants. Cette bibliothèque permet également de retrouver et d’écouter des sons peu connus ou des allocutions de personnes qui sont devenues importantes des années plus tard.
IN : L’IA fonctionne-t-elle toujours parfaitement lorsqu’elle se base sur des contenus sonores ?
L. F. : Elle fait encore des erreurs lorsqu’il s’agit de noms d’intervenants peu connus. Elle a tendance à inventer leur orthographe. Les algorithmes peinent aussi à transcrire des sons peu clairs. L’IA a également du mal à discerner qui parle, lorsque plusieurs personnes s’expriment en même temps ou quand des rires éclatent.
IN : Ces retranscriptions vous sont-elles également utiles en interne ?
L. F. : Énormément. Lorsqu’il lit une retranscription, un collaborateur n’a qu’à surligner le passage qui l’intéresse et notre base de données lui fournit immédiatement le son correspondant. Cela représente un gain de temps énorme. Cet outil permet d’accéder à l’ensemble de notre catalogue et de diffuser des contenus oubliés. C’est extraordinaire.
IN : Utilisez-vous l’IA dans d’autres domaines ?
L. F. : Oui. L’IA peut aider suggérer des titres, des chapôs (les accroches avant les articles) et des résumés aux éditeurs et aux producteurs. Nous venons de tester pendant six mois cet outil auprès de 100 collaborateurs.
Certains ont plus de mal que d’autres à l’utiliser mais nous avons décidé de généraliser l’accès à ce back office (outil de publication) à 2000 salariés de Radio France. Nous avons développé en interne un plan en sept points sur l’IA qui détaille notamment en quoi elle peut aider les éditeurs, les producteurs et les fonctions support.
IN : Cette utilisation massive de l’IA ne comporte pas certains risques pour votre entreprise ?
L. F. : Je perçois deux principales craintes. La première est l’idée selon laquelle l’IA va détruire de l’emploi. Ce risque est réel mais nous le prenons en compte. Nous en parlons notamment beaucoup en interne et nous avons développé une matrice d’impact pour établir des prévisions précises.
Ma seconde crainte concerne les « techno-enthousiastes » qui ont tendance à utiliser au travail tous les nouveaux outils qui apparaissent sur le marché. Il est très important de les former et de communiquer fortement en interne concernant l’IA. Notre politique n’est pas d’interdire les nouvelles technologies mais au contraire d’encourager leur utilisation dans un cadre bien défini.
IN : Combien de personnes travaillent sur l’IA chez Radio France ?
L. F. : Nous sommes moins de dix personnes à travailler 100% sur l’IA mais beaucoup d’autres collaborateurs y consacrent une partie de leur temps.
IN : Travaillez-vous avec d’autres médias sur ces questions ?
L. F. : Oui, beaucoup. Nous échangeons nos bonnes pratiques avec d’autres médias. Ils peuvent être publics comme France Télévisions mais aussi privés. Radio France est plutôt moteur en matière d’utilisation de l’IA. La BBC, avec qui nous collaborons beaucoup, a notamment repris notre matrice.
Nous partageons largement nos recettes avec le plus grand nombre. Nous détaillons nos réussites mais aussi nos échecs car c’est de cette manière qu’on progresse le plus rapidement.