9 janvier 2024

Temps de lecture : 6 min

Lee Shulman : « Je déteste que l’on m’enferme dans une case  » (Anonymous Project)

Vintage, Anonymous Project? Totalement dans « la plaque », en tout cas. À l’heure où l’IA et ses générateurs d’images font peur à tous les artisans de l’image, Lee Shulman, lui, nage dans la félicité des bonnes vieilles diapos qui font désormais sa renommée et sa bonne fortune… Portrait.

Lee Shulman a, comme nous tous, découvert un jour dans le grenier familial un lot de diapos abandonnées. Cette boîte jaunie par le temps est certainement à l’origine de son obsession pour l’image sous toutes ses formes, mais c’est plus précisément en découvrant le fonds Archive of Modern Conflicts à Londres, et la collection chinoise Beijing Silvermine du collectionneur Thomas Sauvin, conçu jour après jour à partir de négatifs, que l’idée de la photographie comme vecteur universel et émotionnel s’impose à lui. Dans l’esprit du réalisateur britannique de pubs et de clips, germe alors l’idée d’un business fondé sur la mémoire, l’émotion, le sens commun, la nostalgie… Viable ? Il n’en sait trop rien. Pour commencer, il va joindre l’utile (la réalisation de spots) à l’agréable (les diapos datées des années 30 aux années 80 qu’il collecte, numérise et catalogue chaque jour: Anonymous Project).

On ne donnait pas cher de ce projet à sa création en 2018. Il y en a même qui se moquaient, un poil sarcastiques, de la nouvelle folie douce de Lee Shulman… C’est mal connaître le phénomène. Créatif tout terrain, obsessionnel compulsif,  travailleur acharné, ce charming british, fils d’une mère au foyer israélienne et d’un père moldave -par ailleurs, directeur financier de Ridley Scott-, ne supporte pas, même s’il cache son jeu, la médiocrité des scripts qui lui sont proposés, et le temps perdu à convaincre des annonceurs d’être plus audacieux dans leurs choix créatifs. Lee se laisse vite accaparer par Anonymous.

À la fois obsédé par l’image et collectionneur dans l’âme, chaque jour, je suis fou de joie quand arrive un colis. C’est mon cadeau

Ces millions de diapositives appartenant à des particuliers sont issues de vide greniers de quartiers, de brocantes, d’ebay, du Bon coin, des réseaux sociaux, d’amis d’amis, de collectionneurs … etc,- et vont constituer le terrain de jeu du chasseur d’images. Son bureau sous-loué au 3ème étage, 169 rue du Temple, permettra un temps, -les paquets de diapos prennent vite trop de place-, de sélectionner, ranger, numériser, ces moments de vie, pour ensuite démarcher de potentiels « clients » intéressés par le cocktail émotion, nostalgie, témoignage, moments partagés… « Cela n’était pourtant pas vraiment au goût du jour. Internet était déjà submergé d’images, mais je croyais au potentiel de ce qui était figé dans une époque, une année, un jour particulier », relate-t-il. Alors, les coursiers aux mains pleines y sont toujours attendus comme des messies, même cinq ans après… Aujourd’hui c’est dans son propre studio dans le 11ème arrondissement parisien, son quartier fétiche, que ça se passe. Petits, grands cartons, à chaque fois, notre interlocuteur s’excuse en joignant ses mains sous le menton, comme dans une prière. « À la fois obsédé par l’image et collectionneur dans l’âme, chaque jour, je suis fou de joie quand arrive un colis. C’est mon cadeau. Chaque fois, c’est la surprise ».

Photographies géantes, exposées aux quatre coins du monde, une signature reconnaissable désormais entre toutes

De fait, ces diapos, pour la plupart rangées dans des greniers depuis des lustres, ne sont pas toutes réussies, loin de là. Les vies des Monsieur et madame tout le monde en vacances, ces anniversaires d’enfants, ces baptêmes, mariages, pique-niques, fêtes arrosées, naissances, plongeons, week-ends à la plage, concours de bodybuilders du dimanche, vont être l’objet d’un examen minutieux, subir le jugement technique, esthétique de trois paires d’yeux impitoyables, l’équipe de Lee, afin de dénicher les pépites, qui au final passeront sous les fourches caudines du grand Lee. Vous connaissez la suite. Elles seront, ces photographies géantes, exposées aux quatre coins du monde, une signature reconnaissable désormais entre toutes, comme un tableau de Picasso, ou une photographie de Doisneau.

Mais ne sautons pas les étapes. Lorsque le réalisateur démarre cette activité il y a cinq ans, il investit dans « un mirage ». « Peu de personnes croient en l’avenir d’Anonymous et se rassurent en se disant que j’ai un autre métier qui me rapporte suffisamment d’argent pour faire vivre ma famille », se souvient le réalisateur des barres de mires de Canal+.

 

«Certains ne comprennent pas l’intérêt de ces diapositives poussiéreuses et, sans l’exprimer clairement, se demandent pourquoi elles ne sont pas passées à la poubelle. D’autres, en revanche, y voient le récit de nos passés, de nos vies, et sentent que ces diapos vont révéler des émotions communes qui ont trait à la famille, à l’amitié, à la mémoire », se souvient-il. Lui nous rappelle la définition du terme diapositive : photographie positive transparente destinée à la projection.

Un long métrage, Le sens de la fête va exprimer tout le désespoir d’un photographe de mariage qui tente de tirer des portraits entouré d’une nuée d’invités équipés d’Iphones

Le débat concernant la place de ces images figées renvoie aussi, bien sûr, à l’omniprésence des photographies, images, visuels publiés à la chaine par le quidam sur les plateformes… Un long métrage, Le sens de la fête va exprimer tout le désespoir d’un photographe de mariage qui tente de tirer des portraits entouré d’une nuée d’invités équipés d’Iphones… Désespérant. Qui va pouvoir s’intéresser à ces vieilles diapos ? La photographie en tant qu’art est aussi questionnée… Puisque tout le monde peut produire son musée public et privé…

C’est Martin Parr, l’un des grands photographes documentaires qu’il admire tant, qui lui apporte la réponse  : « nous, pros, faisons des milliers de photographies, dont seule une va émerger. Le travail du photographe n’est pas de mitrailler, mais de faire le bon choix, de découvrir celle qui est unique. Alors oui, chacun dans ce monde peut être l’artiste d’une œuvre, d’une photographie. Ton projet Anonymous en est la preuve».

Les premiers projets collaboratifs (avec la Picto Foundation pour la numérisation des images, partenaire technique qui œuvre pour la préservation des métiers et techniques de la photographie) naissent. Juin 2018, l’association qui réfute le parallèle entre sa raison d’être et celle d’un « Getty images qui serait vintage » réalise sa première exposition rue Beaurepaire à Paris…Une soirée Mad Men, puisque le réalisateur, l’œil rivé à la fameuse série voulait rendre hommage à ces années 50 si bien retranscrites dans la fameuse série. Puis ce sera une présence dans le magazine Hermès. En 2019, Lee Shulman décroche un partenariat dont il rêvait : un livre édité par l’incontournable Taschen.

La patience n’est pas le fort du multipotentiel, pourtant il ne brûle aucune étape. « Nous recevons beaucoup de propositions de partenariats, mais nous ne voulons pas galvauder l’image de ces précieux documents, même si nous devons nous serrer la ceinture ». Des photographies désormais exposées dans tous les festivals, musées, désirées par des enseignes de luxe, voulues par des villes… Des livres qui se nourrissent de ce fonds, aussi. « The Anonymous Project The House » paraît ainsi en 2019, « Déjà View » réalisé avec Martin Parr en 2021, enfin, Being There, ouvrage réalisé avec son ami, le photographe sénégalais, Omar Victor Diop paraît en 2023 aux éditions Textuel. Un livre sur la représentation des noirs dans les images du rêve américain au quotidien : « ce personnage noir s’incruste dans ces images, tout comme mon père qui était souvent le seul noir à table lorsqu’il était étudiant en France, moi j’apparais dans cette série, témoin, étranger, pas tout à fait à ma place, en tout cas, cocasse aussi».

Le temps d’absorber cette foultitude d’informations, que déjà le créatif évoque la suite… Une expo au Musée d’Art Moderne, le documentaire sur Martin Parr qu’il monte actuellement, «  vous n’imaginez pas la difficulté du montage… », suggère-t-il, la ride du lion soucieuse devant le boulot qui l’attend. Le définir, n’est pas une mince affaire… « Comment vous décririez-vous? ». « film maker était déjà un mauvais terme pour me définir à l’époque où j’étais réalisateur de films publicitaires et de clips.  En revanche en français, le mot réalisateur, qui recouvre le fait de réaliser, se réaliser, fabriquer, monter, choisir, imaginer, est bien plus intéressant, et permet de rester hors des cases. Je déteste être enfermé dans une case ».

Mais au fait on allait oublier l’essentiel… Comment cet élève qui se qualifie lui même de « médiocre »  en est-il arrivé là ?

Pas particulièrement doué pour les études, empêché par une dyslexie non identifiée, (tout comme celles de beaucoup d’autres, nés avant le 21ème siècle), qui l’empêche de lire, ne renonce pas « et travaille simplement deux fois plus que les autres », concède-t-il encore aujourd’hui dans un fou rire : « j’écrivais très bien même si je faisais plein de fautes, mais je ne pouvais pas lire… C’était atroce ». On comprend mieux pourquoi, dès l’adolescence, Lee Shulman va s’orienter vers l’image, qui, il le perçoit déjà, sera sa meilleure alliée. Car le jeune homme a une mémoire photographique hors normes. « Tout passe par le visuel dans mon cerveau » conclut-il, se rappelant ses 26 ans, lorsqu’il décroche son premier job comme assistant à la réalisation. « J’ai été le premier à avoir eu un boulot aussi jeune dans la famille», se souvient-il très fier, « car mon père qui m’aimait », n’attendait pas grand chose de ce fils fâché, sans savoir pourquoi, avec l’académisme…

 

 

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