28 février 2023

Temps de lecture : 5 min

« Nous sommes face à un vrai défi et il faut repenser notre modèle historique »

Après avoir assumé divers rôles au sein de Super U dans le giron familial en Alsace, puis de Système U au niveau régional puis national, Dominique Schelcher prenait en 2018 les rênes du groupement coopératif (1500 points de vente et 65000 collaborateurs). Devenu PDG, Dominique Schelcher n’en perd ni le sens des réalités ni ses attaches premières : son intérêt pour la presse, sa curiosité du monde et de ses transformations, son implication dans les questions de souveraineté alimentaire, son souci d’un management humain de l’entreprise et sa détermination à ne jamais perdre de vue le terrain. Il s’exprime sur ce virage post crise qu’il fait prendre au groupe, conscient que seule une consommation résolument responsable permettra d’éviter la sortie de route. Une interview à retrouver dans la revue 41 d’INfluencia.

IN : Quelles évolutions dans les comportements avez-vous constatées pendant ces dernières crises ?  

Dominique Schelcher : Le comportement des consommateurs n’a pas été le même pendant la crise du covid, depuis la guerre en Ukraine ou la montée de l’inflation. Pendant la pandémie, les consommateurs ont privilégié la proximité, l’achat français et l’embellissement de leur maison. Aujourd’hui, nous sommes rattrapés par l’inflation. Au début de l’été, il y a eu une première phase d’arbitrages, les Français achetaient moins de produits frais et abandonnaient certaines grandes marques au profit de marques de distributeur, certains se tournaient même vers les premiers prix. Depuis la rentrée, nos clients ne se contentent plus de faire des arbitrages. Ils achètent tout simplement moins et vont à l’essentiel. Nous constatons une baisse de volume sur un certain nombre de produits. C’est un comportement préoccupant et la question qui se pose est de savoir jusqu’où ira cet arbitrage.

 

IN     Et sur le plan structurel, quels changements de fond avez-vous observés ?

DS : Premièrement, il y a eu un véritable bond du drive. Chez Système U, en hausse de 51% pour dépasser un milliard d’euros en 2021. On a également assisté à un boom de la livraison à domicile, qui dans certains magasins représente une part très importante du CA, particulièrement en zone urbaine. Deuxième tendance : le recours à la location. Nous proposons depuis longtemps la location de véhicules, mais désormais on peut louer d’autres produits dans certains magasins : de la machine à popcorn taille XXL au camion de chantier, en passant par la remorque frigorifique ou la tireuse à bière. Troisième changement : le désir des consommateurs de se tourner vers l’occasion, d’abord dans le textile, mais pas seulement. Il y a deux ans, nous avons donc créé U Occasion, qui compte à ce jour une quinzaine d’adresses, où l’on reprend et vend du matériel d’occasion – des jeux vidéo, des jouets, des livres, de l’électroménager). Un quatrième phénomène serait la volonté de consommer responsable dans des magasins responsables.

 

IN : Justement, comment vous y êtes-vous pris pour accompagner des consommateurs devenus très schizophrènes.

DS : C’est le sujet central et ce n’est pas facile, il y a tiraillement entre le citoyen qui veut agir pour la planète en consommant des produits à moindre impact, et le consommateur qui bute sur sa capacité de pouvoir d’achat. Et le rôle des commerçants est de réconcilier le citoyen et le consommateur. C’est la fin d’un cycle marqué par la consommation de masse. Après l’été que nous venons de vivre et les perspectives que nous avons devant nous, nous sommes face à un vrai défi. Il faut repenser notre modèle historique : défendre le pouvoir d’achat des consommateurs et aller vers une consommation plus responsable, et donc trouver un nouvel équilibre. Nous devons absolument lutter davantage contre le gaspillage alimentaire. Selon la FAO1, un tiers de la production de denrées alimentaires est gâché, notamment pendant la production ou dans les frigos des consommateurs. Nous faisons donc beaucoup d’efforts pour avoir moins de stocks et le faire savoir, afin que tout le monde en ait conscience et jette moins, par exemple dans sa consommation quotidienne. Longtemps, chez U, le projet a été de « manger mieux », aujourd’hui place au « mieux consommer ». Nous proposons désormais des produits emballés avec moins de plastique et développons à l’entrée de nos magasins des “b-bot” (des machines qui récupèrent les bouteilles en plastique contre un bon d’achat), qui ont de plus en plus de succès. Outre que le commerçant « n’aime pas gâcher », la modernisation de la chaîne logistique (informatisation du processus de commande) a participé à réduire fortement les pertes, la mise en œuvre de solutions du type « Togoodtogo » ou les ventes en démarque diminuent fortement les produits « jetés ». Nous modernisons également nos magasins dans un esprit plus durable, avec par exemple plus de photovoltaïque.

 

IN : La grande distribution devient-elle aussi un acteur politique ?

DS : Oui, au sens où notre action peut avoir un impact sur la société. Notre métier est en pleine mutation, le client qui dispose d’applications comme Yuka a repris le pouvoir sur les commerçants. Et comme nous sommes au cœur de la vie des gens et que cette consommation a un impact sur la planète, il faut, qu’ensemble, consommateurs, distributeurs, producteurs, nous enclenchions rapidement les transformations pour impacter demain la planète. Nous avons une vraie responsabilité d’accompagnement de nos clients dans la voie d’un plus grand respect de l’environnement. Je suis certain que demain les individus seront plus attentifs aux comportements des commerçants et des entreprises, qu’ils regarderont l’empreinte carbone des produits et, en fonction de celle-ci, ils achèteront ou pas. Nous devrons aussi faire de la pédagogie pour que les Français ne perçoivent pas notre transformation de manière punitive. Nous en sommes aux prémices et il y a fort à parier qu’au gré des crises climatiques qui risquent de se s’accentuer, la pression sera toujours plus forte.

 

IN : Quel est l’avenir de Système U ?

DS : C’est d’abord de rester sur nos valeurs, et avant tout celle de l’ultra proximité. Nous sommes « l’enseigne des territoires », avec 800 magasins de proximité et l’objectif d’atteindre les 900. Nous sommes présents à 50% dans des communes de moins de 5000 habitants. Nous continuerons à jouer cette carte2 avec tout l’écosystème du magasin, les clients, les collaborateurs, les fournisseurs, les associations locales, etc. C’est notre force distinctive par rapport aux autres marques distributeur. Deuxièmement, nous continuerons à mettre un peu plus d’humanité que d’autres, nous plaidons pour un commerce à visage humain, où le client voit un bon boucher, un bon boulanger ou une caissière. C’est aussi cela notre marque de fabrique. Et troisièmement, nous sommes une coopérative de commerçants indépendants, donc nous avons un mode d’organisation qui privilégie la décentralisation du commerce pour son adaptation au plus près et la mise en commun d’un certain nombre de moyens pour être plus efficaces économiquement. Nous voulons faire perdurer ce modèle, qui est d’une grande modernité. Il peut nous faire traverser les temps qui viennent parce qu’il favorise l’adaptation permanente aux évolutions des clients, aux contextes de la pression sociétale, etc. L’histoire récente du commerce français l’a prouvé, ce sont les indépendants, particulièrement ceux organisés en coopératives, qui ont résisté ces dernières années et ont le plus progressé. Il n’y a pas de raison que cette tendance change puisque nous ne sommes pas dépendants d’un cours de Bourse, que nous nous projetons dans la durée et que nous sommes capables d’investir. Donc si nous faisons vivre ces valeurs, si nous continuons à nous adapter, si nous mettons en œuvre les transformations que j’ai évoquées plus haut, nous avons un bel avenir. Le commerce c’est l’histoire d’un éternel recommencement, une éternelle remise en cause depuis les Marchands du temple. Je suis extrêmement confiant. Et ce qui est formidable, c’est que les gens qui travaillent dans le commerce – et on l’a vu pendant la crise du covid – se sont rendu compte à quel point leur mission était importante pour faire vivre leur maillon de la chaîne alimentaire.

 

  1. Food and Agriculture Organization – L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.
  2. Dominique Schelcher, Le bonheur est dans le près – Le commerce au cœur du vivre ensemble », éd. l’Archipel, 2022.

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