LA RÉVOLUTION CULTURELLE DES MARQUES
Par christophe rioux
Les marques associent aujourd’hui commerce et culture, à travers des stratégies parfois suspectées d’instrumentaliser la création ou de rechercher systématiquement un retour sur investissement. Parallèlement, alors que la culture devient souvent une marchandise, les marchandises elles-mêmes revêtent une dimension culturelle de plus en plus forte. La culture, nouvel opium du peuple ? —
ILLUSTRATIONS
de camille jaquelot






















Du packaging aux
éditions limitées,
l’esthétisation
des marques est
devenue un impératif








































L’art et la culture,
valeurs refuges ?








































L’artketing
une passerelle entre
culture et économie,
emblématique d’une certaine
redéfinition de l’art
Au-delà du mécénat traditionnel, les stratégies culturelles de marques inaugurent des formes de collaboration relativement inédites. Elles culminent dans une dynamique d’hybridation entre produits, biens culturels et œuvres d’art, dont le fétichisme de la marchandise aura été le catalyseur et dont le luxe sera peu à peu devenu le laboratoire.


Le fétichisme de la marque

Si les marques revendiquent une dimension culturelle, ce phénomène est lié à une évolution du statut des produits dans nos sociétés. Ces derniers, en effet, sont tiraillés entre la logique d’objet industriel et celle d’œuvre d’art. Dans cette dynamique, deux embrayeurs auront joué un rôle fondamental : Marcel Duchamp et Andy Warhol. Avec Duchamp, l’objet industriel briguait le statut d’œuvre d’art. Avec Warhol, l’œuvre d’art entre dans une démarche industrielle. On passe du stade du ready-made à celui du remade. Or, ce mouvement a sans doute favorisé la révolution culturelle des marques et le recours à de véritables stratégies. Ainsi, en faisant appel aux designers ou aux plasticiens, les marques injectent de l’artistique et du culturel dans leurs produits : du packaging aux éditions limitées, l’esthétisation des marques est devenue un impératif. De même, la distribution est-elle caractérisée par l’existence d’un retailtainment, néologisme désignant l’association du retail et de l’entertainment, c’est-à-dire du point de vente et du divertissement, s’incarnant dans des boutiques aux airs de lieux culturels. Quant à la communication, elle a pu s’appuyer sur le mécénat et les fondations d’entreprise, même si, d’après l’Admical, le mécénat culturel aurait perdu les 2/3 de sa valeur entre 2008 et 2010 au profit d’autres domaines, comme la solidarité ou le sport. On note cependant une évolution de ce mécénat, de la seule logique d’image à une recherche de cohésion du personnel, alors que des évènementiels proches de la performance ou du happening se multiplient.


Le luxe comme laboratoire

À plus d’un titre, l’industrie du luxe apparaît comme l’avant-garde des mutations touchant la relation entre les produits, les objets industriels et les œuvres d’art. En effet, d’objet unique, le bien de luxe est peu à peu devenu produit. Dans le modèle aristocratique du luxe, le fournisseur royal ou impérial concevait un seul exemplaire destiné à un seul commanditaire. Or, dans cette économie de prototype, le bien de luxe pouvait encore prétendre au statut d’objet unique. Dans une économie massifiée, le bien de luxe s’industrialise et n’est plus qu’un produit. Toute la complexité du marketing du luxe aujourd’hui est donc de véhiculer un discours d’unicité dans un contexte de massification. Le recours à l’art et à la culture transfigure alors le banal : plasticiens, écrivains ou cinéastes redonnent une « aura » perdue au produit et mythifient la marque désacralisée. Toutefois, les relations entre l’art et le luxe restent marquées par un mouvement à double sens, estampillé du sceau de l’ambiguïté. Si certains artistes détournent librement les marques, d’autres, parfois qualifiés de business artists, s’inscrivent dans un régime de commande qui n’exclut cependant pas la transgression.


La résilience des marques

Ainsi, les collaborations entre artistes et marques sont-elles de type double bind, dans une dialectique permanente de sacralisation et de subversion, d’attraction et de répulsion. De manière volontaire ou involontaire, les marques entretiennent cette relation ambivalente avec la contre-culture, qui aboutit même à l’absorption de cette dernière. Cette capacité à intégrer la critique pourrait être assimilée à une faculté de « résilience ». En effet, plus la critique des marques s’avère violente, plus cette dernière paraît retournée, au même titre que dans certains arts martiaux. En 2006, dans le cadre de la collection « Voyager avec » initiée depuis 1994 avec La Quinzaine littéraire, Louis Vuitton publie ainsi des textes de Karl Marx. La puissance du capitalisme est de savoir se servir de la critique pour l’intégrer dans ses fondements, comme le rappelait déjà Le Nouvel Esprit du capitalisme d’Eve Chiapello et de Luc Boltanski : « La capacité du capitalisme à entendre la critique constitue sans doute le principal facteur de la robustesse qui a été la sienne depuis le XIXe siècle ». Grâce à la récupération et au retournement de la critique artiste, le capitalisme se revivifie, en intégrant des éléments qu’il refusait du temps de l’apogée fordiste et qu’il surinvestit dans un contexte d’esthétisation généralisée. Mais il y a plus : la culture devient un investissement.

Chez certains investisseurs financiers, l’acronyme SWAG sert actuellement à répertorier les valeurs refuges particulièrement recherchées dans un contexte de crise : Silver, Wine, Art, Gold. Au même titre que le vin ou les métaux précieux, l’art et la culture peuvent donc devenir des valeurs refuges, au sens propre comme au sens figuré. À tort ou à raison, et peut-être à cause du développement d’un Financial Art, le marché de l’art a la réputation d’être hautement spéculatif.


Spéculations financières ou intellectuelles ?

Pourtant, si l’on en croit une étude de référence sur le rendement des œuvres d’art à long terme de William Baumol, père de la loi économique éponyme et professeur des universités de New York et de Princeton, le taux de rendement annuel de l’œuvre d’art ne dépasserait pas 0,55%, loin derrière les titres financiers. Contrairement aux idées reçues, l’art n’est donc pas systématiquement un placement idéal. Pour parler comme un trader, il présente l’inconvénient de ne pas être suffisamment liquide, c’est-à-dire qu’il ne permet pas de plus-value à court terme : avant d’être revendue, une œuvre d’art nécessite un certain laps de temps. Ne rapportant ni intérêt ni dividende, l’œuvre d’art demeure, d’un point de vue économique, un actif stérile. Ainsi, si l’art ne constitue pas un investissement financier rentable, l’apport de la culture est sans doute à chercher ailleurs. Les valeurs portées par l’art et la culture permettent de dépasser les seules préoccupations de rendement et de performance. Au-delà du marketing, elles peuvent renforcer les liens sociaux, stimuler les dimensions collaboratives et défendre une certaine diversité.


Le shopping, acte culturel

Le double mouvement d’esthétisation de la marchandise et de marchandisation de la culture aboutit parallèlement à une mutation de la consommation. Conformément à la prophétie de Warhol selon laquelle « les grands magasins deviendront des musées et les musées des grands magasins », le shopping se voit aujourd’hui érigé au rang d’activité quasi métaphysique. Dans les années 80, l’artiste Barbara Kruger l’avait déjà ironiquement pointé dans une œuvre clamant « I shop, therefore I am ». Dans son « Harvard Design School Guide to Shopping », l’architecte Rem Koolhaas poursuit et actualise cette réflexion : « Perhaps the beginning of the twenty-first century will be remembered as the point where the urban could no longer be understood without shopping ». Or, dans ce contexte de shopping triomphant, la dernière phase de cette relation entre l’art, la culture et les marques se cristallise dans le glissement du marketing à l’artketing, mot-valise composé des termes art et marketing qui semble prouver que la tendance actuelle est définitivement à l’hybridation.


L’artketing

Alors que les marques s’interrogent sur le retour sur investissement du « détour » par l’art et la culture, peu d’outils permettent de mesurer ces apports. En réponse à cette demande d’évaluation, l’artketing propose une grille répertoriant les avantages et les risques d’un recours à l’art par les marques, en reprenant les 4 P du marketing classique : produit, place, prix, promotion. Au niveau de chacun de ces éléments du mix, il s’agit donc de voir quel est l’impact réel d’une stratégie culturelle, au-delà du marketing traditionnel. Devenu inadapté au contexte du capitalisme esthétique, le marketing doit en effet intégrer sa propre critique et absorber la contre-culture, en y puisant de nouveaux modes de production et de communication, ainsi qu’un merchandising non seulement expérientiel et polysensoriel, mais aussi artistique et culturel. Le démantèlement symbolique des barrières entre les différents types de culture a favorisé l’apparition de cet hybride inédit, l’artketing, que certains considèreront comme un concept génétiquement modifié, marquant la victoire définitive du capitalisme et de son « Nouvel Esprit » ou condamnant certains créateurs à n’être que des « artistes d’affaires ». D’autres verront dans l’artketing une passerelle entre culture et économie, emblématique d’une certaine redéfinition de l’art, tandis que les industries créatives connaissent un développement fulgurant.
christophe rioux
Diplômé de l'ESCP, du CELSA-Sorbonne et de l'EHESS, il est écrivain, journaliste et consultant. Chargé de mission au Sénat, il enseigne également dans plusieurs grandes écoles et dirige le pôle Luxe & Création de l'ISC Paris.

Contrairement aux idées reçues, l'art n'est pas systématiquement un placement idéal.
Il ne permet pas de plus-value à court terme :
une oeuvre nécessite un certain laps de temps avant d'être revendue

Illustration de Camille Jacquelot
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