18 février 2016

Temps de lecture : 10 min

L’invention du showping

Malaise dans les malls ! Le shopper cherche la sortie… quelles raisons à cette fuite ? Si ce n’est le désaveu des money centrics sans saveur et leurs vieillots atouts fonctionnels, pour les atours émotionnels de sites commerciaux d’un genre nouveau. Le shopping se meurt, vive le showping !

Malaise dans les malls ! Le shopper cherche la sortie… quelles raisons à cette fuite ? Si ce n’est le désaveu des money centrics sans saveur et leurs vieillots atouts fonctionnels, pour les atours émotionnels de sites commerciaux d’un genre nouveau. Le shopping se meurt, vive le showping !

C’est un fait : la fréquentation et la rentabilité des centres commerciaux accusent une baisse. Bien sûr, il faut faire le tri entre des lieux old school, mal positionnés et à la peine, et ceux, heureusement, qui continuent de progresser. Mais tous les malls ont à affronter le même contexte, fait de mutations profondes et d’une conjoncture délicate. Une consommation atone et une confiance des ménages au plus bas ; l’explosion du e-commerce – qui remet en cause tous les modèles anciens, chacun se connectant désormais où, quand et comme il le veut – ; des consommateurs de plus en plus actifs et engagés ; des réseaux sociaux qui créent une nouvelle caisse de résonance et, pour les marques, un ensemble de nouvelles exigences ; une quête de sens couplée à des aspirations à consommer d’une manière plus responsable… La liste des paramètres et variables qu’il faudrait maîtriser est longue. Si le e-commerce et la désintermédiation vont continuer de « progresser », le commerce physique ne va pas pour autant disparaître, mais les lieux devront se métamorphoser pour se connecter aux nouvelles aspirations du public. Le client est roi, faisons la révolution !

Réinventer la relation

Les défis auxquels les malls devront faire face ne peuvent évidemment pas être sous-estimés. Le contrat de base passé avec le consommateur est historiquement axé sur une relation fonctionnelle et transactionnelle – praticité, diversité de l’offre, proximité, immédiateté de la transaction. Or, à l’évidence, il ne suffit plus, avec des liens qui se distendent, une relation qui s’appauvrit, un attachement qui se réduit. Trop lisses, trop prévisibles, trop interchangeables, voici les principaux reproches faits aux centres commerciaux. Une « lissitude » qui crée de la lassitude.

Jusqu’à présent, la réaction de la plupart des foncières s’apparente plutôt à la pose de pansements ; l’action marketing permet de « cosmétiser » le métier originel (design créatif, digitalisation, actions événementielles, insertion au modèle de quelques attributs du commerce connecté), mais les fondamentaux restent globalement les mêmes. Chacun pressent pourtant qu’il faut aller plus loin, que l’enjeu n’est pas simplement cosmétique, mais qu’il s’agit d’inventer pour (re)créer de l’attachement.

Trouver son mix émotionnel

Pour les centres commerciaux, à l’instar de tout lieu de commerce physique, l’attachement repose sur ce qui fait à la fois leur essence et leur meilleur atout : le réel, le face-à-face, le rapport humain, ce besoin vital chez chaque individu d’entrer en relation, et cette expérience que l’écran froid et calibré du digital ne permet pas. L’émotion est le ressort le plus puissant de l’attachement. C’est en effet l’un des principaux enseignements délivrés par les neurosciences : la plupart de nos décisions sont prises grâce aux émotions et non de manière rationnelle. Ce sont les émotions et les sentiments qui nous relient au monde et de manière continue. Logiquement, les marques qui tirent leur épingle du jeu sont celles qui savent jouer d’émotions fortes et positives. Les centres (historiquement « money centric ») qui réussissent sont ceux qui passent d’une relation fonctionnelle à leur public à une relation émotionnelle. Le sensoriel et le relationnel sont l’essence même du commerce et c’est, au-delà de l’offre, cette expérience émotionnelle qui doit être placée au cœur du contrat. Pour les promoteurs et gestionnaires de centres commerciaux, l’une des impasses consisterait à chercher des recettes toutes faites pour renforcer l’attachement. Il appartient à chaque lieu de définir et entretenir son propre mix émotionnel. Sa propre cohérence. En s’adaptant de plus en plus finement à sa clientèle (voire à chaque segment de clientèle), de mieux en mieux connue grâce notamment aux smart datas.

Assumer désordre et décalage

Il en va du commerce comme du reste dans la vie, la plupart de nos actions n’empruntent pas à un seul, mais à plusieurs registres émotionnels. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, il n’est pas inutile de rappeler que le plaisir et la surprise sont les principaux ressorts de l’émotion. Et que chacun des deux est éminemment multiple. Le plaisir renvoie à une palette de sentiments (bien-être, agrément, confort, excitation, appartenance, reconnaissance), qui prennent leur source dans une infinité de formes : architecture, images, objets, sons, paysages, mouvements… De même, la surprise peut surgir d’une multitude de propositions : une offre « never seen before », une mise en scène « waouh ! », un service unique, un shopping transformé en « showping »… On en connaît les variantes les plus spectaculaires : parc d’attraction, ski-dôme, waterpark, cirque, zoo, simulateurs en tous genres… pour ne parler que de l’existant. Le mobile catalyse ces potentialités de surprise et épouse des attentes de plus en plus narcissiques. Il va permettre de démultiplier les interactions tout au long du parcours, de favoriser l’émergence du gaming, l’ultrapersonnalisation, le « jeu » enfin mis au service du « je ».

La surprise passe aussi par un certain désordre, par des grands-messes promotionnelles aussi mobilisatrices que le Black Friday (ou « vendredi fou », les soldes monstres au lendemain de Thanksgiving aux États-Unis), ou plus sobrement par le fait d’installer les portants dans les allées, de raréfier les promotions… Du grand Bazar d’Istanbul jusqu’au Bonheur des Dames, la profusion et l’effervescence sont constitutives de l’histoire du commerce. Un désordre savamment orchestré. Au bazar, on trouve de tout, ce que l’on cherchait et ce que l’on ne cherchait pas. Le commerce doit être une fête, une expérience enthousiasmante, euphorisante, où tous les sens sont en éveil.

Dans une période où dominent l’incertitude et une certaine morosité, on observe aussi que les désirs et les émotions se cristallisent autour de sentiments particuliers. La nostalgie, par exemple, car le passé est un refuge qui rassure. Ou bien la transgression. Le décalage, l’humour, le détournement, le non-respect des normes établies ou des tabous, le plaisir de s’encanailler et le politically incorrect sont véritablement devenus un mouvement de fond.

S’engager et féderer

D’autres territoires émotionnels peuvent évidemment être convoqués. L’engagement notamment. Les attentes des consommateurs ne portent plus sur un acte de consommation étroit (tel produit de telle marque), mais désormais sur tout l’écosystème dans lequel il s’inscrit. Ce qui le justifie. Ce qui le légitime. De l’amont à l’aval, de la matière à la finalité du produit. Dans ce contexte, chaque marque – y compris bien évidemment les centres commerciaux – doit impérativement attester qu’elle contribue positivement à la société dans laquelle elle s’insère.

Alors que les modes de communication tendent aussi à isoler les êtres, le mall est l’un des principaux lieux de concentration humaine, et il est un extraordinaire creuset de diversité quant aux origines, aux cultures et aux générations qui les fréquentent. La cohabitation s’y fait, somme toute, d’une manière plutôt harmonieuse, mais les centres commerciaux restent encore très en retrait sur la question du lien social, de la rencontre, du temps partagé, dans sa capacité à fédérer des communautés au-delà d’une page Facebook, dans « la vraie vie », autour de centres d’intérêt, de passions, d’un atelier, d’un fab lab et des valeurs communes, d’une transmission de savoirs intergénérationnelle, d’une aide à l’emploi, d’un soutien à une cause qu’elle soit grande ou petite.

Dans cette logique, les domaines de la culture et de la connaissance sont aussi des gisements, par exemple, encore très largement sous-exploités. L’émotion est pourtant au cœur de l’interaction entre une œuvre et celui ou celle qui la regarde. Le commerce et la culture, qui se sont longtemps ignorés, semblent s’être découvert enfin des intérêts mutuels. Une culture créatrice de trafic, mais également porteuse de sens. Par exemple, lorsque le mall ramène à lui des gens qui n’auraient jamais eu l’idée d’entrer dans un musée…

Nombreux sont les observateurs qui pensent qu’il y a nécessité « d’insuffler de la ville dans les malls ». De créer de la porosité. On pourrait même y ajouter « vraiment », au sens « d’une manière vraie », sincère, singulière, incarnée, dans la durée, surprenante, en acceptant de faire une place beaucoup plus grande à la convivialité et à toute forme de spontanéité.

Louer le feel good

Les sources d’inspiration ne manquent pas, car dans le chamboulement que nous vivons, les villes et leurs commerces fourmillent d’initiatives et d’énergies qui ouvrent des perspectives en produisant du décadrage. À chacun d’y puiser des exemples. La transformation du quartier El Barrio de Miami : sous l’impulsion d’un place maker visionnaire qui a fait du street art le pilier du renouveau. Rebaptisé Wynwood Walls, le quartier vibre désormais d’événements et de rencontres autour de galeries d’art, d’architecture, de mode, de boutiques, d’hôtels et de bistros. La zone, hier malfamée et devenue célèbre, démultiplie l’attractivité de Miami.

Le marché d’Altrincham, dans la région de Manchester : une halle poussiéreuse et en désuétude devenue un marché dédié aux productions locales et un food court hyper trendy, où tout fait envie ! Des commerçants indépendants exclusivement réunis autour d’un manifeste. Pas de chaînes. Pas de bail non plus, mais une patente seulement pour faire primer l’agilité, la cohérence et le renouvellement. Et le nouveau marché fait un carton, l’apparence est volontairement un peu foutraque, mais elle masque une redoutable organisation. Ici encore, c’est la détermination d’un trublion, Nike Johnson, qui a réussi à négocier avec la ville les rennes de cette redynamisation, et qui se targue lorsqu’on l’interviewe de penser out of the box et de ne respecter aucune règle. Le marché compte déjà plus de 7 000 abonnés sur Twitter. Quel lieu de commerce en France est-il capable d’en aligner autant ?

Le Mama Shelter : qui joue le décalage en s’implantant, lui aussi, (majoritairement) dans des quartiers périphériques. Associé à un génie du design, Serge Trigano a créé un lieu ultra ludique, propice à l’échange et au feel good, qui remet au goût du jour les valeurs traditionnelles du commerce que sont l’accueil, le sens du service, l’enthousiasme des équipes, la convivialité, la générosité, et toute cette attention qu’on pourrait baptiser le « chouchouting ».

Le design thinking et le rôle central de l’empathie dans l’approche développée par Ideo. On peut y associer les premières images du futur siège de Google, en Californie. La façon qu’a le groupe d’appréhender les lieux. Leur modularité. Le design pensé pour le confort de l’utilisateur, à l’inverse de ces endroits où les chaises littéralement vous chassent. Les bâtiments qui se confondent avec la nature. Les déplacements à vélo. Les espaces de restauration promouvant une alimentation saine. Les jeux. Les pianos.

Les travaux du Dr François Duforez de l’Hôtel-Dieu sur tous les bénéfices de la lumière, et les potentialités formidables qu’elle représente et sur lesquelles il est d’ores et déjà possible de s’appuyer. Le People’s Supermarket de Londres ou le projet de la Louve dans le 18e parisien. Ces supermarchés coopératifs qui font travailler leurs membres quelques heures par mois en échange de prix réduits, mais plus encore de valeurs partagées autour du développement durable et de la lutte contre le gaspillage alimentaire. L’expérience du Cèdre Rouge et son Week-end Store au beau milieu des champs. À l’expérience client remise au cœur à travers le conseil, le soft-selling, le temps, la sérénité, la confiance et une vraie forme de liberté.

Les expositions Monnet puis Dalí, organisées par Adrian Cheng et sa fondation K11 sur 3 000 m2 dans un mall de Shanghai. Ce jeune patron a greffé l’art aux valeurs de son groupe à une époque où, à Hong Kong, cette discipline ne passionnait personne. Mais aussi la performance lumineuse du sculpteur Julio Le Parc organisée pour inscrire Beaugrenelle dans le programme officiel de la Nuit Blanche. Ou encore le centre Waves de Metz, qui invite ses clients à une visite privée du Musée Pompidou à l’occasion d’une exposition Warhol. Le point commun de ces initiatives ? Des barrières qui s’effacent et des lieux de commerce qui se transforment naturellement en lieux de culture.

La régie du métro parisien, qui « caste » des artistes depuis plusieurs années. Tous les usagers du métro y ont vécu au moins une fois quelque chose qui ressemble à un frisson. Nombre de musiciens semi-professionnels, voire professionnels, recherchent un espace de représentation pour roder leur répertoire, et beaucoup d’artistes de premier plan ont été découverts dans les couloirs de la RATP. C’est ce patrimoine émotionnel que la régie s’est appropriée. Les soirées organisées sur le roof top d’un centre commercial de Marseille, les Terrasses du Port, qui n’ont rien à envier à celles du Wanderlust à Paris : quand un lieu de commerce peut faire danser la ville…

La ville de Liverpool, régénérée par le commerce et par la construction d’un centre commercial à ciel ouvert et recréant de vraies rues en plein cœur de la ville. L’architecture est ultra moderne. Affordable luxury et mass market se côtoient, mais aussi les loisirs, les restos, pop-up stores ou encore un barbier ultra branché. On peut y jouer au golf indoor ou encore traverser la High Street en tyrolienne. Liverpool a retrouvé la confiance, remontant au Top 5 du hit-parade national. Elle est redevenue lumineuse : Here comes the sun !

Des temples… de vertu

« Le gens n’achètent pas ce que vous faites. Ils achètent le pourquoi vous le faites. Et ce que vous faites prouve simplement ce en quoi vous croyez. » Cette adresse de Simon Sinek vaut aussi pour les gestionnaires des centres commerciaux. Dans notre secteur, on se concentre encore trop souvent sur le « pourquoi » et le « comment » des choses, en oubliant un élément essentiel : le « why » !

Rappeler cela ne veut évidemment pas dire qu’un centre ne doit pas être pensé jusque dans ses moindres détails. Ou que la qualité de la réalisation ne serait pas essentielle, elle est fondamentale, et certaines idées géniales peuvent devenir des flops retentissants. Mais la plupart des acteurs sont trop obnubilés par les chiffres, jusqu’à en oublier la vision et l’émotion qui, pourtant, si on songe à Apple, sont précisément ce qui permet d’exploser les ratios.

A contrario, disposer d’une vision ne préjuge pas que celle-ci soit pertinente. L’interroger en profondeur est bien entendu la plus élémentaire des précautions. Et, puisqu’il faut tracer une perspective, les centres commerciaux de demain seront ceux qui sauront dépasser les logiques purement gestionnaires, qui raisonneront un peu moins afin de résonner davantage. Qui investiront sur des hommes et des femmes capables d’inspirer, de sortir du cadre établi, de mobiliser des enseignes et leurs équipes autour d’un projet et d’un sentiment d’appartenance, de les convaincre de la puissance de la générosité à l’endroit du client et des preuves d’attention, des services qui font sens et changent véritablement la vie. Qui seront porteurs d’un commerce généreux, créateur d’un écosystème vertueux, ouvert à la diversité. L’avenir, somme toute, est surtout aux centres qui seront capables de poser le « why » comme première pierre. Pourquoi nous le faisons. Dans quel esprit. Avec quelle vision et avec quelle ambition pour œuvrer, à notre niveau, à changer le monde.

Illustrations : Alice Meteignier

Artcicle issu de la revue « Le Shopper « 
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