30 octobre 2017

Temps de lecture : 5 min

Le côté obscur de l’entertainment

« Il suffirait d’une seule fois dans ma vie d’être prudent, patient et… c’est tout ! Il suffirait, une seule fois, d’avoir du caractère et, en une heure, je peux changer toute ma destinée… » (*) L’alexis de Dostoïevski n’eut pas cette force face à la roulette, et l’obsession ludique l’aspira sur les rives de la folie, comme nos obscurs divertissements happent hors de la réalité.

« Il suffirait d’une seule fois dans ma vie d’être prudent, patient et… c’est tout ! Il suffirait, une seule fois, d’avoir du caractère et, en une heure, je peux changer toute ma destinée… » (*) L’alexis de Dostoïevski n’eut pas cette force face à la roulette, et l’obsession ludique l’aspira sur les rives de la folie, comme nos obscurs divertissements happent hors de la réalité.

Le divertissement a son dark side. Notre époque est postmoderne, post-vérité, post tout. Pourquoi pas post-éthique ? Nous recherchons légitimement, voire innocemment, à nous divertir… or, ce divertissement révèle son côté obscur, et cela n’est pas une exclusivité de notre époque, bien qu’on en fasse un maximum dans le glauque et le sordide. Ce qui est en cause : la norme, la doxa, les paradoxes, la créativité et l’(in)humanité.

Une courbe s’accentue : la recherche de sensations de plus en plus fortes, la quête de jouissance, de plaisir du corps, de vertige de l’esprit. Roger Caillois avait proposé le concept d’ylinx (**) (du grec, « tourbillon d’eau »), les jeux de vertige. Dans un monde au bord de l’abîme, la fascination du manège, du tournis, de la voltige… incarne la soif de se sentir exister. Une sorte d’urgence avant l’apocalypse ? Une ivresse qui atténue les peurs ?

Jusqu’au bout de la curiosité

La réalité virtuelle trouble la frontière entre jeu et réalité. Si on estime que le passage à l’acte devient ainsi autorisé précisément parce qu’il est de l’ordre du virtuel (et donc pour l’instant hors de la loi des hommes), qu’est-ce qui empêche d’aller voir à quoi cela ressemble ?

Le dark side du divertissement a dû commencer par le dark side de la curiosité. Repousser les limites de l’horizon a toujours été un truc humain, trop humain. C’est comme ça qu’on a découvert l’Amérique. Un continent inconnu de jouissances, d’expériences singulières est peut-être dissimulé derrière le prochain clic.

Jusqu’au bout de soi

Sur un autre plan, la question se pose pour beaucoup : dans le monde réel, je n’ai droit à rien, je suis un pion dans le système, je n’existe pas ; qu’est-ce que j’attends pour être quelque chose ? Le virtuel est un théâtre d’ombres dans lequel chacun peut se glisser en toute impunité.

La question est de savoir si, quand et comment, les frontières vont s’écrouler pour que l’acte virtuel glisse vers l’acte réel. Pas de langue de bois, on y est. Le sens commun soupçonne que les dérives du virtuel (ordre du jeu) touchent désormais les rives du réel (ordre du je). Ce jeu porté dans ses limites est-il porteur d’un virus criminogène ? La question appartient aux mythologies contemporaines. Il y a des exemples de vraies dérives, de vrais passages à l’acte suite à une expérience ludique « poussée ». Le fantasme contemporain (largement partagé) est que les risques existent, et on lit çà et là l’influence des jeux violents sur tel ou tel comportement déviant. Ça, c’est la façon polie d’en parler. La façon moins correcte est de reconnaître que tout discours, toute propagande, toute forme d’extrémisme religieux, qui contient des injonctions à passer à l’acte, est du même ordre que la pseudo-réalité des jeux ou des mondes virtuels ; ces formes « d’expression » ont crevé l’écran de la fiction, se sont emparées du réel et ont massacré des innocents. Mais il y a des témoignages à décharge : la lecture des romans de chevalerie a poussé Don Quichotte sur les routes de Castille. C’est plus sympa. Toute fiction n’est donc pas nécessairement mortifère.

Jusqu’à l’immersion

En attendant, l’écran et bientôt les images holographiques créent la confusion : la violence réelle et la violence fictive sont identiques, identifiées à un même scénario, distant, lointain, irresponsable. On ne sait plus quel monde est parallèle, lequel réel… Les dérives de type meurtre, viol, pédophilie sont dans les écrans du réel. La « réalité réelle » se charge donc de faire toute une série de saloperies. Toutefois, sur elle, une certaine forme de légalité peut intervenir. Elle le fait certes assez mal, et on a l’impression que les méchants s’en sortent souvent. Dans la réalité virtuelle, de l’autre côté du dark side, les gendarmes ont plus de mal à courir après les voleurs. Mais si c’est un monde fictif, qui cela gêne-t-il ? Le problème est celui du passage à l’acte.

Dans la réalité virtuelle augmentée, le maître mot sera l’expérience immersive. Elle n’en est qu’à ses balbutiements. Ce qui est en jeu, c’est le retour triomphal du corps et la fin du dualisme cartésien, qui séparait le corps et l’âme et en faisait deux expériences radicalement différentes. Cette expérience immersive va là encore augmenter les sensations, multiplier les impressions. C’est tout autre chose que d’envisager si et comment les technologies vont permettre de jouer avec les règles, de déjouer les gendarmes et de faire triompher les voleurs. L’invention de pratiques de plus en plus rusées provoquera une jouissance de plus en plus grande chez les bandits de toutes sortes.

Le retour probable du Grand Pan

Quand le paganisme antique prit fin, un cri, tiré de Plutarque, traversa l’Empire romain : « Le grand Pan est mort ! » Le dieu Pan est présenté comme le dieu de la foule hystérique, à qui il fait perdre son humanité, qui met l’individu en « panique » et perd tout sens humain. C’est un dieu immense de l’antiquité, un peu l’équivalent de notre concept de démon. Or, on sait la fascination qu’exercent le démon et les anges rebelles : Lucifer et la fascination des zombies, du gothique… annoncent le retour du Grand Pan. Allons-nous vers une perte d’humanité ? Chaque époque recule les limites de la précédente, et ce que nous considérons aujourd’hui comme un scandale, une déshumanisation, une perversion, sera probablement vécu demain comme une gentille amabilité.

Le barbare intérieur

La société se défend en cloisonnant, en compartimentant, en accentuant les différences entre classes, en élevant des murs théoriques ou réels, en stigmatisant, en essentialisant… et donc en allant précisément contre le soi-disant désir d’une humanité pacifiée et réconciliée avec elle-même. L’humanité rêve pourtant de l’union retrouvée, de la fusion pacifiée que promettent les prophètes. Elle ne va pas pouvoir faire l’économie de gérer son dark side.

L’époque antique était hantée par la crainte des invasions barbares. Le mythe du barbare déferlant sur l’Occident, le saccageant, pillant, violant, tuant est une figure forte de l’imaginaire. Le « barbare intérieur » est cette pulsion sauvage qui est en chacun de nous comme elle est dans le grand corps social.

On parle à tort et à travers de « human centric », de retour de l’humain que l’on remet au centre du jeu. Il est de bon ton de dire que l’humanité, chacun des humains ensemble, est un grand tout – « nous sommes tous des frères » est un concept à la mode et renvoie à un sentiment d’appartenance (solidaire, transculturelle, transgenre, transreligieuse, fusionnelle). Ce grand « corps/âme » universel fonctionne comme le corps réel, il doit gérer ses propres pulsions négatives : ses « barbares intérieurs », c’est-à-dire sa tendance autodestructrice. Aujourd’hui, nous avons à gérer les deux types de barbares : ceux qui s’arment de fusils automatiques et descendent dans le monde réel, et ceux qui jouent avec et restent (encore) derrière leur écran. Sauf que ces derniers ne sont pas encore des barbares et ne le seront peut-être jamais. Espérons-le…

Illustration de Une : Amélie Barnathan

Article extrait de la revue digitale sur l’Entertainment

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