18 mars 2020

Temps de lecture : 10 min

Brooklyn Shelter

Les cinq premiers jours du reste de sa vie ? C'est un peu ce que raconte très joliment le Président de Sixième Son, Michaël Boumendil, qui depuis 4 ans vit à NY avec sa famille (sa femme et 5 enfants, de 4 à 13 ans, Théo, Bethsabée, EvaLuna, Elia, Gabrielle), et pilote le développement international de l'agence. Dans Brooklyn Shelter, petit journal de bord du confinement qu'il a décidé d'écrire pour sa famille et aussi pour ses équipes françaises, ses amis qui sont à l'autre bout du monde, il est drôlement touchant.

Les cinq premiers jours du reste de sa vie ? C’est un peu ce que raconte très joliment le Président de Sixième Son, Michaël Boumendil, qui depuis 4 ans vit à NY avec sa famille (sa femme et 5 enfants, de 4 à 13 ans, Théo, Bethsabée, EvaLuna, Elia, Gabrielle), et pilote le développement international de l’agence.  Dans Brooklyn Shelter, petit journal de bord du confinement qu’il a décidé d’écrire pour sa famille et aussi pour ses équipes françaises, ses amis qui sont à l’autre bout du monde, il est drôlement touchant.

Et bien voilà on est le 14 mars. C’est décidé, je mets la famille en confinement. Les Américains ne comprennent pas les risques. Ils sont à la fois très paniqués et très nonchalants. Isa et moi avons décidé hier que les enfants n’iraient pas à l’école. Et ce soir, on apprend que deux parents d’élève ont été testé positifs, dont l’un est entré dans l’école cette semaine. Un exemple du paradoxe. Dans le groupe de chat de l’école, les parents paniquent car l’école dit qu’en l’absence d’une décision politique, ils ne peuvent pas fermer. Et puis, dans la soirée, on apprend que le gouverneur de NY décide de fermer les écoles. Sur ce même groupe chat, une mère de famille commente la fermeture. « Bon, ben maintenant qu’il n’y a plus école, qui est partant pour organiser des activités avec les petits ? ». Voilà où on en est.

Les équipes des différents bureaux de Sixième Son m’appellent et c’est souvent surprenant. Ceux qui paniquent ou ceux qui au contraire restent zen ne sont pas forcément ceux que je croyais. De façon générale, ceux qui ont des enfants vont devoir s’adapter plus fortement. Assez touchant de voir ceux qui m’appellent pour me dire qu’ils restent dans le navire et qu’ils veulent en découdre, qu’ils veulent préparer la suite. Celui qui souffre le plus, c’est Ramon, à Barcelone. Je ne sais pas quoi lui dire. Laurent est inquiet mais il est pro, il dirige parfaitement l’agence. On instaure une réunion de crise quotidienne.

A la fin de la journée, chacun repart avec son ordinateur du bureau. L’IT a bien fait son job. Chacun pourra se connecter aux autres comme si de rien n’était. Il y a un côté. « Ce n’est qu’un au revoir. » Veille d’armes. Côté logistique, à la maison, on est plutôt bien lotis. Isa a vu venir le coup et on a de la réserve. Je m’inquiète juste pour les fruits et les légumes, pour le frais. Demain, je tente de commander des graines de carottes, de concombres, de petit-pois. Ça donnera l’occasion de faire du jardinage avec les enfants et de parler de la valeur de la nourriture. Et puis, moi, je crois qu’on est partis pour 2 mois a minima. Si mes souvenirs d’enfance sont justes, les concombres, ça pousse vite et ça se récolte en un mois et demi !

Journal du 15 mars

Les rumeurs de France se multiplient. Le Président français doit annoncer des choses, mais quoi ? Ici, pas d’annonce officielle claire. Donald Trump dit qu’il maitrise et le gouverneur de NY Cuomo dit qu’il faut se préparer au pire. Je vois bien que l’optimisme génétique des Américains les empêchent de regarder les choses avec discernement parfois. L’expression « virus chinois » que je lis ici et là ne me semble pas simplement raciste mais en premier lieu l’expression naïve et condescendante d’une folie qui semble dire « ce n’est pas pour moi ». Tout ça n’est pas très clair.

Et en matière de clarté, à la maison aussi, il va falloir bouger. Il va surtout falloir qu’on définisse un agenda plus structuré avec les petits. Theo passe sa journée sur la Xbox, Bethsabée et EvaLuna passent leur vie sur TikTok, Elia et Gabrielle surfent sur Netflix. Et on engrange les kilos. L’alimentation va devenir un sujet. C’est vrai qu’on est contents de se retrouver ensemble. Depuis deux jours, tous les repas ont droit à leur entrée / plat / dessert. Ce n’était pas l’idée quand on a décidé de faire du stock. Il faut qu’on se reprenne.

Deux trucs sympas aujourd’hui. On a organisé une séance de gym avec les petits. Stretching et gainage principalement. La musique à fond. Playlist transgénérationnelle : Michael Sembello et Maniac (pour Flashdnace) cotoie Billie Eilish ou Dua Lipa. Ensuite, on a réuni un conseil de famille pour que chacun fasse des propositions pour l’agenda que nous définirons demain. Gros pleurs de Gabrielle qui demande à prendre la parole comme les grands mais qui dit qu’elle ne sait pas quoi dire. Gros fou rire des ainés. Avant d’aller nous coucher, Isa et moi faisons quelques parties de Backgammon. Puis chacun prend une guitare. Elle attaque Love Story. J’improvise dessus et j’atterris sur la chanson Les vieux amants de Brel. Drôle de voir que les Vieux Amants et Love Story sont musicalement sur la même structure. Plein de sens… ou pas ! Il faudra qu’on pense à enregistrer nos « duos confinés »

Journal du 16 mars

Mal dormi. Gabrielle a fait un cauchemar. Moi, à 48 ans, je ne suis pas certain de comprendre très bien cette crise. Je comprends qu’à 4 ans, ça lui donne de mauvais rêves. Bref, elle a débarqué dans notre lit à 4h et a bougé comme un asticot jusqu’au matin. Pas pu m’empêcher de faire un gros petit dej. Je crois que cuisiner en quantité me donne bonne conscience dans notre prison dorée. Donc pancakes, œufs brouillés, pommes de terre sautées. Pas exactement en ligne avec les bonnes résolutions de la veille.

Au bureau, la situation se clarifie. Les mails de Bercy semblent sans ambiguïté. Seul cas un peu touchy, celui de ces collaborateurs étrangers travaillant à Paris et qui veulent rentrer dans le pays où se trouve leur famille. On reste sur notre politique initiale. Chacun fait ce qu’il souhaite et ce qui lui semble opportun pour se protéger. Nous respectons toutes les décisions. Quelques appels de clients, toujours sympas. Concernés mais pas abattus. On verra bien dans un mois. Réconfortant de toute façon de les entendre. Peut-être que cette crise rapprochera davantage les gens au travail. On verra bien. L’Etat de NY publie des infos sur son site mais notre cabinet comptable est débordé et ne nous aide pas encore à y voir clair sur les mesures américaines.

Je fais le tour des plans de trésorerie des différentes structures. À vrai dire, je le fais depuis Day One dans ma tête, surtout la nuit. Je trouve qu’on a de la chance. Les règlements des clients ont plutôt été d’un bon niveau fin 2019 et début 2020. J’ai l’impression qu’on est fragilisés mais pas en danger. Je reste surtout préoccupé par la situation personnelle des gens de l’équipe. Aujourd’hui, je m’inquiète de ceux qui sont seuls et loin de leur famille. Je passe quelques coups de fil. Personne ne me semble abattu. Je parle à Laurent (Cochini, le DG groupe basé à Paris) dix fois par jour. L’intervention du Président Macron m’a semblé claire même si j’étais impatient qu’il prononce le mot confinement et qu’il ne l’a pas prononcé. Le cap est donné et les priorités sont bien définies. Ici, ça traine encore. Par la fenêtre, je trouve qu’il y a encore de l’activité. Ça circule et je reçois encore pas mal de mails de client ou d’agences américaines. Colleen me disait que les bars de Chicago étaient bondés ce week end en préparation de la Saint Patrick. Elle-même ne sait pas trop quoi en penser. Elle me dit que ça se calme.

À la maison, on continue de trop manger. On va finir par confiner la nourriture si ça continue. On fait une séance cinéma. Et bien sûr on trouve le moyen de faire des popcorns. On s’américanise aussi comme ça. En devenant gros.

Journal du 17 mars

Lorsque je me réveille, le confinement en France a pris effet. Forcément, je repense à ceux qui sont seuls et loin de chez eux. Finalement, ils ne sont pas si nombreux dans l’équipe. Quelques-uns ont profité de la soirée, pour filer chez leurs parents. À la maison, les petits veulent parler à leurs cousins de France. Cette histoire de confinement les amuse et les inquiète. En ce quatrième jour, on n’est pas encore dans la routine, pas encore habitués à notre sort inédit. J’attrape quelques réflexions des enfants entre eux, qui montrent qu’ils commencent à comprendre. « Tu mets trop de céréales, tu vas gâcher et peut-être que dans quelques temps tu vas pleurer s’il n’y en a plus ».

L’équipe américaine de l’agence est impressionnée par les mesures que prend la France, pas simplement sous l’angle sanitaire. Non, ce sont les mesures économiques qui impressionnent. Cela leur semble impensable aux Etats-Unis. Je n’en suis pas sûr mais peut-être qu’ils réagissent avec leur compréhension de la situation et qu’aujourd’hui, ça ne leur semble pas si grave aux US. On verra bien.

Côté business, il y a un nouveau projet en cours au Canada. On fait le compte des ressources disponibles entre les US, la France, les autres pays de l’agence. Pour le moment, on peut assurer nos prestations pratiquement sans souci. Un call client est annulé remplacé par un call interne. Je pense que c’est à cela que les agendas doivent se préparer pour les semaines à venir. Aujourd’hui j’étais censé être à Londres et demain à Paris. Pas sûr que j’y retourne de sitôt.

Je m’isole un peu et prends une guitare. Je fais des gammes pentatoniques comme quand je commençais à apprendre. Je fais le tour des guitares dans le salon. Je ne le fais pas si souvent. Deux d’entre elles ont besoin d’un peu d’entretien. Je réalise que j’ai laissé ma dernière Telecaster au luthier à Paris pour quelques réglages sans penser à en reprendre une du bureau. Là aussi, pas sûr de la revoir de sitôt. Je réalise que le piano est un peu désaccordé. C’est bizarre. Je joue quotidiennement. A minima deux heures par jour et je ne réalise que maintenant que mes petits joujoux ont besoin d’un peu plus d’attention.

Je commence à avoir mal au dos et un nerf me pince dans la cuisse gauche. En dehors de notre petite séance de gym de samedi, je n’ai plus vraiment fait de sport depuis vendredi. Moi qui marchais deux à trois heures par jour, je vais faire comment maintenant. Le gouverneur Cuomo demande aux New Yorkais de se préparer à l’éventualité d’être forcés au confinement sous 48h. Pas clair. C’est une annonce sans en être une. Tous les téléphones de la maison ont retenti de l’alarme que l’État utilise généralement en cas d’enlèvement d’enfants. Le message de l’Etat dit simplement. Pour apprendre comment ralentir le Covid-19, envoyez Codi au 692-692. Pour des infos en espagnol, envoyez CovidEsp. Que ce soit pour éviter les popcorns et les kilos qui vont avec, on va tenter un Trivial Pursuit en famille.

Journal du 18 mars

Une nuit pleine et entière, mais pas content du réveil :  le New York Times annonce que le maire de New York, Bill de Blasio va bientôt prendre la  décision d’un confinement au moment où le gouverneur de New York annonce qu’il n’y aura pas de mise en quarantaine générale. Je reste poli, mais c’est dur. Je regarde par la fenêtre. Dans la rue, ceux qui marchent, ceux qui s’activent sont des noirs, des latinos. Pas un seul blanc dans la rue. J’espère qu’on n’est pas encore à la veille d’une nouvelle fracture sociale.

Je fais un petit Skype avec mes parents. Ils ont les repères de leurs âges respectifs (88 et 96 ans). « C’est comme la guerre » me dit mon père. « Non, Papa, pendant la guerre, les gens qui devaient se terrer n’avaient rien, nous on a tout et plus encore. On n’aura ni froid, ni faim ». Ma mère comprend surtout le danger médical et sanitaire. Elle pense aux petits-enfants et aux arrière-petits-enfants. Je vois aussi qu’elle pense à son mari. Elle me tend un grand sourire car elle sait que j’ai compris mais elle ne veut pas qu’il comprenne.

Oh la frayeur générale. Tout à coup, coupure d’Internet. Panique. Théo à la Xbox hurle au milieu de sa partie de Fifa 2020. Bethsabée sur TikTok s’affole. Mon call Hangout se gèle. Ça dure 3 mn, mais c’est comme si le monde s’arrêtait. Des grands malades. Voilà ce qu’on est devenus.

Je fais le tour des équipes chez Sixième Son en commençant toujours par ceux qui sont seuls. Une fois encore, Ramon à Barcelone. Adam en Australie en a gros sur le cœur. Après les incendies, ça fait beaucoup. Je parle à Laurent (Cochini, le DG de Sixieme Son). Sa voix est posée. Dès qu’il me répond, je pense à ce qu’il m’a dit la veille. Sa femme est enceinte de 8 mois. La maternité l’a informé que dans les conditions actuelles, il ne serait pas autorisé à l’accompagner ni à assister à l’accouchement. Dur. Il me dit que les équipes de l’agence sont de plus en plus sereines. « On se parle de plus en plus. Logique, on parle moins aux clients ». Ça le fait rire. Damir à Moscou me parle pour la première fois de la santé de sa mère. Une tumeur au cerveau, c’est déjà compliqué à vivre. Alors, si le virus passe par là. Son message sur Whatsapp s’arrête brutalement. Il reprend en disant « Toujours quelques projets en vue ». J’ouvre mes tableaux de bord et je bosse.

J’espère que ce n’est pas un tournant. Deux membres de la famille restés en France sont testés positifs. Je l’apprends mais ne suis pas censé le savoir. Cordon sanitaire. Cordon de silence. Il ne faut affoler personne. Cette histoire qui me faisait rire au fond avec ce confinement bordélique en famille n’a plus les atours de la colonie de vacances. Je prends un coup. Évidemment, ces deux-là ont passé du temps en famille, il n’y a encore pas si longtemps. Rien à faire. Et le cordon de silence ne tiendra pas, car il faut identifier ceux qu’ils ont approchés récemment. On attend. Vivement que le temps passe et que rien ne se passe. J’ai du travail. Je prends une guitare. Je n’ai rien entendu. J’ai pris un coup.

Gabrielle vient me voir et je connais ce sourire. Elle a fait une bêtise. Entre 14h et 15h, le programme défini par Isa disait pour les petits « Atelier Dessin ». Sauf que je vois que le dessin de Gabrielle a des drôles de couleurs et une drôle d’odeur. Elle a dessiné avec du vernis à ongle. Et comme son dessin était beau, elle l’a étendu sur la moquette de mon bureau. Le proprio devrait apprécier. La caution n’était déjà depuis longtemps qu’un vague souvenir. M’en fous.

Soupe de lentilles ce soir. Et rien d’autre. Il faut un signe fort.  IL FAUT MANGER MOINS.

Je me couche tôt sans en avoir envie. Je me couche comme je ne l’ai jamais fait avant. Je ne pense pas au travail, ni à la journée de demain, ni à la trésorerie, ni aux créations à avancer, ni aux présentations à préparer. Je ne pense pas aux enfants. Je pense à ceux qui sont infectés et qui ne savent pas ce qui les attend. Je pense à ceux-là, à leurs parents, à ceux qui les entourent. Je pense au doute effroyable qui doit les étreindre. La nuit va être longue.

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