15 avril 2024

Temps de lecture : 7 min

« Nous sommes dans un moment de radicalité » Hélène Valade

Présidente de l’Observatoire de la RSE (ORSE) et directrice Développement Environnement du groupe LVMH, Hélène Valade est l’une des grandes pionnières françaises expertes en développement durable. Elle livre un témoignage pointu sur l’évolution sociétale bousculée par les enjeux environnementaux, et prodigue ses conseils optimistes pour s’adapter dans un contexte incertain mais pourtant prometteur*. Un article à retrouver dans la revue 45 d’INfluencia.

IN : Vous avez été l’une des toutes premières directrices de développement durable de France : votre vision de la RSE a-t-elle évolué ? Si oui, comment ?

Hélène Valade : Oui, nous sommes passés d’une vision de la RSE très orientée « compliance » et conforme aux réglementations à une RSE transformatrice, avec de vrais outils de pilotage du changement. Et tout cela s’est fait assez rapidement, en environ quinze ans. Le déclic s’est opéré en 2015, avant la COP21 : je me souviens de ce collectif de présidents d’entreprise français accompagnés de leurs directeurs développement durable qui, lors d’un petit déjeuner new-yorkais en septembre 2015, ont pris ensemble des engagements pour le climat. Cette contribution des acteurs privés à l’action publique n’a pas été pour rien dans la signature de l’Accord de Paris. Après le temps des engagements, est venu le temps de l’action. Nous sommes en plein dedans. Et nous n’avons pas à rougir de notre bilan, même si tant reste à faire. Comme le dit souvent le paléoclimatologue Jean Jouzel, si les entreprises n’avaient rien fait, nous serions aujourd’hui dans une situation bien pire. S’appuyer sur ce qui a été fait pour aller plus loin encore me paraît plus efficace que la répétition de discours négatifs qui tétanisent et produisent de l’angoisse. 

 

Notre objectif est non seulement de limiter nos impacts sur la nature, mais également de contribuer, avec l’ensemble de nos partenaires, éleveurs, agriculteurs, associations, à la régénérer.

 

IN : Vous dites souvent que « LVMH essaie de rendre à la planète ce qu’elle lui a donné » . Q: qu’est-ce qui est le plus difficile dans la régénération du vivant ?

HV : Tous nos produits viennent de la nature. Et le premier objectif est de sensibiliser à cette évidence : on oublie vite par exemple que derrière un parfum, il y a des espèces végétales, mais aussiet des champs de betterave pour la production d’alcool. Nous venons tout juste de signer un partenariat avec l’association de Yann Arthus Bertrand qui va permettre de rénover des bâtiments pour accueillir des formations dans une superbe réserve de biodiversité, la vallée de la Millière. Un tel lieu facilitera une vraie reconnexion à la nature et la formation des collaborateurs de LVMH aux expertises de la biodiversité. Et notamment, celles de l’agriculture régénératrice. Car notre objectif est en effet non seulement de limiter nos impacts sur la nature, mais également de contribuer, avec l’ensemble de nos partenaires, éleveurs, agriculteurs, associations, à la régénérer. Avec Cristal Union, dans l’est de la France, nous favorisons par exemple la culture régénératrice de la betterave ; ou avec France Carbone Agri, nous participons à la transformation des pratiques d’élevage.

 Ces actions nécessitent des investissements significatifs, qui produisent des résultats visibles sur un temps court et mesurable via l’indice de régénération développé par Pour une agriculture du vivant. La teneur en azote et en carbone des sols va dans le bon sens, par exemple, notamment dans les champs de coton. C : c’est enthousiasmant, et cela incite à aller encore plus vite !

 

IN : Comment diriger une entreprise à l’heure de l’urgence climatique ?

HV : Un dirigeant régénératif est celui qui embarque ses équipes pleinement dans la transition, autour d’une ambition commune : réduire les impacts négatifs et créer des impacts positifs pour la société. Cela demande des qualités de leadership et de courage. Et beaucoup d’audace aussi, pour inventer des modèles économiques disruptifs, moins consommateurs de ressources naturelles, et néanmoins porteurs de d’un progrès à la fois social et environnemental. Au sein de l’entreprise régénératrice, la créativité et l’innovation jouent un grand rôle. L’innovation technologique, bien sûr, mais pas seulement. Les innovations sociales et sociétales, celles qui font appel aux sciences humaines et cognitives, ont toutes leur place. L’entreprise régénératrice a compris qu’il fallait que le travail soit porteur de sens pour être attractifve : les jeunes générations attendent de la cohérence entre leurs propres systèmes de valeurs et celui de l’entreprise qui les embauchera. Concernant le partage des richesses, il renvoie à une vision contributrice de l’entreprise : à l’emploi, à la réindustrialisation, à la vitalité des territoires mais aussi à l’art et la nature. Cette vision est celle d’une entreprise utile à la société, qui sert son propre intérêt autant que celui de son environnement, et dont la performance est aussi financière qu’extra-financière. Elle passe par une évolution profonde des systèmes de rémunération, telle qu’elle a été décrite dans le guide publié par l’ORSE, « Critères RSE et Rémunérations », mais également par celle de la comptabilité. Les principes de la comptabilité intégrée qui permettent de monétariser les impacts négatifs, sur l’environnement par exemple, ont été analysés par l’ORSE (« La Comptabilité intégrée, un outil de transformation de l’entreprise ») et sont en cours d’expérimentation chez certains de nos membres. 

 

IN : En tant que présidente de l’ORSE, qu’observez-vous concernant les attentes des membres de l’ORSE en ce moment ? Comment l’ORSE répond-t-elle à ces besoins ?

HV : Nos membres sont préoccupés par plusieurs sujets : la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) tout d’abord, la taxonomie européenne, la montée en compétences des équipes grâce à des formations pointues, qui vont au-delà de la sensibilisation, la formation également des Comex et des conseils d’administration pour laquelle l’ORSE est en train de préparer un produit spécifique, les sujets sociaux tels que la diversité, la vulnérabilité en entreprise, les aidants, la valeur du travail, mais aussi la sobriété énergétique. Sur l’ensemble de ces sujets, l’ORSE favorise le retour d’expériences entre les membres, publie des guides et organise des séances de décryptage des enjeux complexes avec des experts (scientifiques, ingénieurs, etc.).

 

IN : Le thème de l’ORSE, cette année, est la « RSE radicale ». P : pensez-vous que la RSE doive-t -être radicale pour accélérer la transition écologique de nos sociétés et modes de vie ? Pourquoi ?

HV : Nous sommes dans un moment de radicalité, qu’il s’agisse de celle de l’ultralibéralisme ou de la récupération du thème environnemental par ceux qui veulent à nouveau en découdre avec le capitalisme. Nous avons organisé un débat en début d’année à l’ORSE sur cette question, avec la plupart des organisations de promotion de la RSE. Et la réponse à votre question est : oui, la RSE doit trouver sa propre forme de radicalité, c’est-à-dire la ténacité pour arriver à ses fins sans lâcher. Dans son livre blanc La RSE doit-elle être radicale ?, paru en janvier dernier2023, l’ORSE préconise 10 mesures de rupture pour faire bouger le cadre ; avec ses partenaires tels que le C3D, le Global Compact, le Manifeste pour un réveil écologique, EPE, le Comité 21 en a identifié trois pour lesquelles la mobilisation doit être immédiate : la révision en profondeur du corpus de l’enseignement secondaire et supérieur à l’aune des limites planétaires et de celui de la formation continue ; l’incitation au test d’un système comptable en triple capital (ou approche équivalente) ; l’élasticité prix des espaces publicitaires en fonction de l’empreinte environnementale des produits.

 

La CSRD va rebattre les cartes du paysage de la RSE : dès lors que les normes ESRS s’appliqueront, les acteurs tels que SBTI ou encore les agences de notation extra-financière vont être conduits à se repositionner… ou à disparaître.

 

IN : Pensez-vous que la finance durable est soit un leurre au regard de l’impact minime qu’elle représente ? La directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) – qui impose aux entreprises plus d’informations sur leur développement durable dans leur rapport extra-financier – et dont la mise en application est prévue pour 2024 – est-elle un signal fort d’une finance plus durable ? 

HV : La CSRD est un signal fort, absolument ! Toutes les entreprises seront soumises aux mêmes indicateurs et pourront donc être comparées sur une base commune. C’est un progrès immense. Les indicateurs extra-financiers seront plus robustes et resserreront les frontières entre logiques financières et extra-financières. Elles permettront plus de transparence et de précision, notamment sur les engagements climatiques et les actions en faveur de la biodiversité. On peut donc raisonnablement penser qu’elles seront de nature à mieux éclairer les investisseurs et donc favoriser une finance plus durable. La CSRD va rebattre les cartes du paysage de la RSE : dès lors que les normes ESRS [European Sustainability Reporting Standards] s’appliqueront, les acteurs tels que l’initiative SBTI SBT [Science Based Targets] ou encore les agences de notation extra-financière vont être conduits à se repositionner… ou à disparaître.

La CSRD est concomitante d’autres réglementations issues du fameux « green deal européen », ou des lois françaises comme l’a loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire), le décret sur la neutralité carbone des produits et , la loi Climat, avec notamment la réglementation sur l’affichage environnemental. L’entrée en vigueur de ces réglementations aura comme résultat la mise à disposition d’informations de plus en plus fines, notamment sur l’impact environnemental et social global des entreprises, mais aussi de leurs produits, pour les investisseurs tout comme pour les organisations non gouvernementalesONG et les consommateurs. Espérons qu’elles permettront de sortir des jugements parfois très manichéens, et qu’elles apporteront les nuances nécessaires pour se forger de réelles opinions. 

 

IN : Pensez-vous que le capitalisme réussira à se défaire de son vernis marketing vert au profit d’une réelle transformation en économie circulaire et régénérative ?

HV : Le Parlement européen a voté, jeudi 11 mai 2023, pour interdire les allégations environnementales « génériques » et vagues sur les étiquettes et publicités, et encourager la durabilité des produits, première étape avant un projet de loi plus ambitieux contre l’écoblanchiment. C’est une marge de progression. Et puis, le capitalisme responsable n’est pas un vain mot. Les entreprises ont bien compris que le développement durable était un sujet de transformation profonde, nécessaire pour attirer et retenir les talents de la génération que j’appelle « native du développement durable », et pour continuer à être désirables auprès de ses leurs clients.

 

IN : Quelles sont les personnalités engagées qui vous inspirent par l’impact positif qu’elles génèrent ? Et pourquoi ?

HV : Je suis très admiratrice des personnes qui ne sont pas forcément connues du grand public, pas encore du moins, et qui se mobilisent pour penser autrement, revisiter des modèles ou des process pour créer des impacts positifs. Je pense par exemple à Romain Brabo, cofondateur de la startup Nona Source, plateforme de revente qui revalorise les tissus et cuirs non utilisés par les maisons de mode : il a eu cette idée en visitant des entrepôts de stockage, et il a su, avec d’autres, la transformer en action. Et ces personnes-là, courageuses et tenaces, sont de plus en plus nombreuses. Et puis je citerai Olivia Grégoire, parce qu’elle est l’une des rares à avoir fait de la RSE un vrai sujet politique.

 

IN : L’art et le rêve sont-ils des moteurs essentiels à la sensibilisation et à la transition écologique ?

HV : Tout à fait. L’art a le pouvoir de changer les représentations grâce aux émotions et à la sensibilité. Alice Audouin, présidente fondatrice d’Art of Change 21, a été pionnière de ce rapprochement entre art et développement durable. Elle vient d’ailleurs récemment de lancer un prix art éco-conception qui accompagne les artistes dans la réduction de leur impact environnemental. J’ai une affection particulière aussi pour Thijs Biersteker,  – un artiste écologique primé, dont le travail canalise la créativité dans la sensibilisation aux problèmes environnementaux urgents,  – qui était présent à la COP15 de Montréal. Et Éva Jospin me touche profondément, car e. Elle incarne, selon moi, la sobriété heureuse, elle a ce don de créer du beau à partir de presque rien.

 

*Interview parue dans The Good, juin 2023, et réactualisée.

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