5 juillet 2022

Temps de lecture : 8 min

« Un clivage persiste entre culture savante et culture populaire, mais il est plus perméable »

Sylvia Girel est sociologue, professeure, experte au laboratoire méditerranéen de sociologie, une unité de recherche sous la tutelle d’Aix-Marseille Université, et chapeaute la mission « Arts, cultures et sciences » afin de valoriser la recherche interdisciplinaire dans les domaines des arts et la culture, la culture scientifique, le numérique, la médiation. D’abord, quel est ce flou artistique qui entoure le mot « culture » ? Ensuite, comment fait-on public dans cette ère digitale qui a déhiérarchisé les créateurs et les audiences, fait évoluer l’offre culturelle par l’émergence de nouveaux objets et formats de création d’art, fait tomber les murs de musées ? Nous dessinons quelques réponses en compagnie de notre universitaire. Enfin, pour consulter la revue numéro 40 d’INfluencia, Vous avez dit Cultures? c’est par ici!

INfluencia : le mot « culture » fait partie du langage courant…

Sylvia Girel : la « culture » est, en effet, un mot extrêmement général. Tout le monde connaît ce mot, le comprend, le partage. Mais dès lors que nous essayons de le définir, une diversité et une pluralité de domaines émergent. Nous parlons spontanément des arts, mais son champ s’étend à la culture scientifique, numérique, sportive… Mon approche de la culture s’appuie sur cette pluralité de formes, et surtout sur ses différentes dimensions. Tout d’abord, la dimension individuelle et subjective de la culture que nous avons chacun en nous. Celle qui nous a été transmise, celle que nous nous sommes construite en fonction de notre génération, de notre époque. Ensuite, chacun de nous a une dimension collective et partagée de la culture. Dans le sens anthropologique, c’est le partage d’une même culture qui fabrique du lien social et notre capacité à échanger les uns avec les autres, et il y a un sens plus sociologique qui renvoie à des pratiques culturelles. Concrètement à nos manières de « faire public » autour de l’offre culturelle.

IN: des pratiques culturelles qui ont dû bien évoluer avec le numérique…

S.G : en effet, le digital a multiplié les formats de diffusion avec, à la fois, plus de création participative et une déhiérarchisation entre les personnes qui créent et leurs publics. Cela a aussi permis de développer une forme de liberté de réception. « The Getty Museum Challenge » illustre cette évolution ; il proposait pendant le confinement de reproduire chez soi une œuvre d’art (de peinture, de sculpture) avec des objets de son quotidien et de partager sa re-création sur les réseaux sociaux. Ce défi comprend bien entendu une dimension ludique, mais permet également de sensibiliser à la création. C’est une pratique culturelle, une expérience sur fond d’art qui n’inclut pas forcément la « contemplation » de l’œuvre comme une visite dans un musée, bien qu’elle produise une expérience participative, une forme de rapport à l’art pour des publics non initiés.

IN: il en est de même pour l’offre culturelle ?

S.G : l’offre culturelle s’est diversifiée, d’une part, avec l’émergence de nouveaux objets et formats de création pluridisciplinaires et hybrides, dont les NFT (œuvres d’art numériques), les œuvres participatives ou technologiques, ou encore les pratiques amateures sur différentes applications et réseaux (TikTok, Pinterest…). Et d’autre part, elle se diffuse plus largement que jamais sous d’autres formes : des publics très divers, parfois inattendus, des endroits différents (mondes virtuels, tiers-lieux). Exit les lieux artistiques ou culturels habituels ! Cela permet de lever les freins réels et symboliques que les publics mettent souvent eux-mêmes parce qu’ils se pensent incompétents ou que les pratiques culturelles nécessitent des connaissances spécifiques.

IN : cela a-t-il changé le rapport à la culture ?

S.G : nous sommes dans des choses parfois plus spectaculaires et événementielles, dans l’émotion et la sensation, et dans un même temps avec une proximité et une familiarité rendues possibles par la démultiplication de l’offre culturelle sur tous les territoires, via Internet. Mais les politiques culturelles de l’Éducation nationale restent assez tournées vers la connaissance et/ou la compréhension du sens des œuvres, celles du monde des arts et de la culture, vers l’expérience esthétique. Entre les deux, il y a « des expériences sociales sur fond d’art » qui plaisent beaucoup aux publics jeunes. Je crois beaucoup à « l’esthésie », dont parle le philosophe Jean-Marie Schaeffer ; éprouver l’art avec l’émotion et le sensible fonctionne notamment auprès des publics peu familiers de l’art et de la culture. Il faut nuancer l’idée qu’à partir du moment où il y a une dimension ludique ou de divertissement dans une proposition, on ne peut avoir la même exigence artistique, comme l’évoque le philosophe Richard Shusterman. J’ai travaillé sur de nombreux projets à Marseille et ce n’est pas parce qu’une expérience de l’art est simple qu’elle est simpliste. Chaque proposition offre plusieurs niveaux de lecture et différentes formes d’appropriation que nous ne sommes pas obligés de classer avec les bonnes d’un côté, et les mauvaises de l’autre.
Par ailleurs, le rapport à une œuvre peut être moins exigeant en raison des nouveaux modes de diffusion. Nous sommes aujourd’hui dans un environnement où les frontières entre public participatif, public amateur et artistes sont poreuses. L’exemple du Covid Art Museum en est une parfaite illustration. Lancé sur Instagram en mars 2020, ce musée virtuel invitait à partager ses « productions artistiques » liées à la pandémie sur la plateforme numérique. Les œuvres pouvaient être postées dans un total anonymat. Si, sur les réseaux sociaux, on se soucie moins de préciser qui est artiste ou amateur, on constate néanmoins que certains artistes connus et/ou installés qui n’utilisaient pas forcément des outils digitaux auparavant y viennent. Je pense au peintre anglais David Hockney, qui a dessiné sur son iPad (et posté) en Normandie pendant le confinement. Par ce mode de création, il a très certainement attiré l’attention de nouveaux publics.

IN que dire du clivage entre culture savante et culture populaire ?

S.G : aujourd’hui, nous avons des usages et des pratiques savantes de cultures populaires, et inversement des usages et des pratiques populaires de cultures savantes. Les formats de création contemporains proposent des équilibres nouveaux, hybrides : théâtre et drone, musique classique sur TikTok, peinture sur iPad, etc. Ce que l’on entend et attend par démocratisation doit être réinterrogé. Par exemple : peut-on vraiment parler d’une expérience esthétique de la visite d’une exposition d’art contemporain pour Nuit Blanche ? C’est le cas pour une part du public, mais une autre assiste à cette manifestation pour sa dimension festive, exceptionnelle, nocturne. Si l’esthétique de l’art contemporain n’est pas forcément perçue par tous, il n’empêche que cet événement fonctionne bien. Alors, oui, le clivage existe toujours entre culture savante et culture populaire, mais avec une plus grande perméabilité.

IN : la pandémie a fait naître de nouvelles propositions culturelles. Pensez-vous qu’elles vont perdurer dans le temps ?

S.G : des projets ou des actions vont disparaître, mais certains qui commençaient à s’installer dans le paysage vont perdurer, car ils s’inscrivent dans un processus construit dans le temps. Le Covid-19 et les confinements n’ont fait qu’accélérer leur développement – je pense notamment au déploiement de l’offre culturelle en ligne. On constate un changement de centre ou paradigme de pensée par rapport aux arts et à la culture qui tient aussi à la diversification et la diffusion des enquêtes en sociologie sur cette thématique. On connaît mieux le rapport aux arts et à la culture, et la manière dont il se construit. Savoir qui sont les publics et les non-publics de telle ou telle offre culturelle permet de faire bouger les lignes.

IN: la démocratisation de la culture a été (est) le fil rouge de la politique culturelle menée en France. Que peut-on en dire aujourd’hui ?

S.G : c’est un vaste sujet de réflexion, alors je partirais de l’actualité récente. La culture était quasi absente des débats et des programmes des candidats à la présidentielle de 2022. Quand elle l’était, les propos portaient sur les fondamentaux des politiques culturelles comme l’éducation artistique et culturelle, le soutien aux artistes, la diversité culturelle… Mais aucune action innovante, proposition forte. Paradoxalement, le mot « culture » revient sans arrêt dans les débats, mais avec le flou que j’ai évoqué. Or, c’est un élément fondamental. Le développement de la pensée pour les jeunes générations, par exemple, va se construire petit à petit par l’entrée de l’art, de la culture dans leur vie : assister à des spectacles, participer à des expositions interactives ou échanger avec des artistes qui traitent des sujets sociétaux, sociaux, politiques ou historiques est fondamental. Il faut valoriser cette expérience sociale via l’art, cette interaction avec des créations et des créateurs. Et sortir d’une vision où la démocratisation – dans le sens d’accès à l’art et à la culture – est toujours rattachée à une logique d’expérience réussie, une adhésion… La réalité montre que des œuvres portent en elles les résistances et les polémiques dont elles font l’objet. Si elles heurtent les citoyens, c’est bien qu’elles sont réussies et portent une efficacité esthétique. C’est l’indifférence ou l’absence de réaction qui poseraient un problème. Dans le rapport à la culture, c’est comme s’il y avait une culture bonne à bien diffuser et que les publics auraient à bien la recevoir.

IN: quels sont les grands défis de la culture ?

S.G : le premier grand défi est de privilégier des politiques culturelles territoriales pour développer des projets à l’échelle des bassins de vie de population. Pourquoi ? Car nos territoires sont diversifiés, avec des configurations propres à chacun et des réseaux d’interconnaissances distincts qui se sont constitués entre les acteurs sociaux, culturels, du monde éducatif, socio-économiques, et les artistes. Les projets sont variables et territorialisés, il n’y a pas de modèle unique. La question qui se pose est : comment valoriser, pérenniser et faire en sorte que tous les « petits » projets autour de micro-publics qui fonctionnent très bien soient réplicables, reconduits ? Aujourd’hui, nous n’arrivons pas à penser la capitalisation à des échelles variables de ce qui existe et fonctionne. Cela donne l’impression d’une profusion, d’une dispersion d’un côté (dont il est difficile de rendre compte de la qualité et des effets produits en termes de démocratisation), et de l’autre d’un monde de l’art organisé autour d’institutions et de structures culturelles qui disposent de services, de dispositifs d’évaluation, et font l’objet d’attention des grandes enquêtes de publics. La difficulté est d’être aujourd’hui dans une configuration avec un ministère de la Culture centralisé, des politiques publiques pensées sur un modèle national, régional, etc., et une offre culturelle territoriale très riche, diversifiée et qui émane d’acteurs très divers. À mon sens, il est plus urgent de valoriser cet existant que de décentraliser. Les fonds régionaux d’art contemporain [FRAC] sont un bon exemple pour comprendre cette problématique. Ils existent depuis quarante ans et font un travail remarquable dans leurs espaces d’exposition, dédiés ou hors les murs, qu’ils irriguent sur leur périmètre auprès d’une diversité de publics. Eh bien il n’y a encore jamais eu d’enquête de publics d’envergure qui permettrait de mieux connaître les pratiques, de mesurer leurs effets produits en termes de démocratisation.
Un autre défi est de casser les clivages entre l’instruction et l’expérience sensible. Notre rapport aux arts et à la culture est décrit (et pensé) avec les catégorisations construites. Peut-être, effectivement, que tout le travail de la sociologie est-il d’avancer plus rapidement sur la déconstruction de ces catégorisations établies parce que la diversité de l’offre culturelle (formats, espaces de diffusion, nature de l’expérience, etc.) invite à les redéfinir ? Je coordonne un projet « Observatoire des publics et des pratiques de la culture », qui se donne cet objectif. Repartir du terrain pour revisiter les catégorisations et les ajuster à la réalité des pratiques et des publics aujourd’hui.

IN: que préconisez-vous pour l’art ?

IN :  je plaide pour mieux « utiliser » l’art et la création du côté des acteurs politiques, des mondes socio-économiques et éducatifs, comme moyen de connaître le social et de s’interroger sur nos sociétés. Mieux utiliser l’efficacité esthétique des œuvres pour aborder des problèmes et des grands sujets de société comme l’environnement. Cela a été le cas lors de la COP21. Une œuvre, un artiste peut, à mon sens, faire passer des messages de manière plus efficace et percutante que certains discours complexes, hors sol, ou incompréhensibles pour certains jeunes ou catégories de population. Je dis ça tout en étant universitaire ! Il faut réintroduire l’art comme un élément de connaissance et de langage sur les questions et débats de société.

IN: le monde civil ne commencerait-il pas à s’emparer de ce sujet ?

S.G : c’est un défi qui est relevé peu à peu. Il y a pléthore de projets qui intègrent le social, l’art et la culture. Mais du côté des élus et des politiques, il y a encore un gros travail à faire. En prenant les ressources là où elles sont, en capitalisant sur ce qui existe, sur ces projets culturels de territoire, urbains et ruraux, parce qu’ils participent à construire la culture de chacun et une culture commune.

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