Après l’Assemblée Nationale, le Sénat a voté et accepté le projet de loi sur le renseignement présenté à la suite des attentats de Charlie Hebdo. La résistance qui s’était organisée n’abandonne toutefois pas ses démarches. Les manifestants continuent leur mouvement de mobilisation. Son nom ? « Usual suspect ».
Le 19 mars dernier, suite aux attentats menés contre la rédaction de Charlie Hebdo, le Premier ministre, Manuel Valls, présentait un projet de loi sur le renseignement. L’idée n’est pas nouvelle mais elle revient en force avec la confrontation directe au terrorisme. Le gouvernement veut renforcer l’efficacité des renseignements en redéfinissant leurs buts, leur contrôle et leurs moyens. Il avance deux objectifs. Le premier est de protéger les citoyens contre différentes menaces, le terrorisme, mais aussi l’espionnage, la criminalité organisée ou encore le pillage industriel. Le second est de « garantir la protection des libertés publiques ». Si le projet est louable, quid des dérives d’un tel projet de loi et de son champ d’application ? En face, la résistance s’organise. Son nom ? « Usual suspect ».
Cette mobilisation citoyenne a été lancée suite au vote de l’Assemblée, favorable au projet de loi. Des contestataires appellent à mettre en ligne sur les réseaux sociaux, et principalement sur Twitter, une photo d’eux portant une ardoise ou une feuille sur laquelle sont écrits leur nom et ce que le gouvernement pourrait leur reprocher (« mal coiffé ou autre »), le tout sous le hashtag #usualsuspect. Inspiré du titre du film de Bryan Singer sorti en 1995, ce nom en dit long. Le réalisateur américain signe un long métrage mettant en scène un jeu d’illusion et de manipulation. Par une histoire montée de toute pièce et fondée sur de faux indices, un malfrat, effectivement coupable, influence l’inspecteur de police pour qu’il en suspecte un autre. Face à ce qu’il voit ou entend, l’inspecteur n’est que spectateur passif. Seul celui qui raconte la meilleure histoire gagne. En reprenant ce titre, les organisateurs de la contestation illustrent les dangers qu’ils dénoncent. La loi autoriserait les services de renseignements à accéder à des données privées et personnelles des citoyens. Mais cet accès ne sera pas plus efficace contre les menaces voire risque de conduire à suspecter des innocents. D’où leur slogan : « si le projet de loi renseignement passe au Sénat, nous devenons tous des suspects potentiels. Mobilisons-nous pour montrer notre désaccord au gouvernement ».
De nombreux citoyens ont joué le jeu. On retrouve sur leur page Twitter et leur site des ardoises plus ou moins sérieuses : de « trop gauchiste » à « immigré 2ème génération » en passant par « parce que je soutiens les ragondins ». Aujourd’hui, la page Twitter compte 423 abonnements, et a reçu, selon leur dire, plus de 300 contributions en une semaine et « d’autres arrivent tous les jours par mail ». Faire une campagne virtuelle permet de fédérer en une seule organisation les opposants dispersés en France et dans le monde. Plus les participants sont nombreux, plus la résistance pèse dans le débat. D’autres actions de fichage accompagne le mouvement : par exemple, le 4 juin, à la Warroom , à l’occasion de la journée d’appel des Sénateurs ou encore le jour du vote des sénateurs, devant le Sénat.
Le mouvement a été initié par Elliot Lepers et Julien Bayou. « On a compris qu’il n’y aurait pas de grande mobilisation contre ce projet de loi, explique Elliot Lepers dans un reportage de Libération « On a proposé de mettre ça sur pied, pour que les opposants soient visibles. Et pour que les citoyens reprennent le droit de parler à leurs représentants ». Jusqu’à présent, seuls les parlementaires des deux chambres ont eu un pouvoir efficient par leur vote sur l’adoption du texte. Si tous les députés et sénateurs ne sont pas favorables, les citoyens n’ont pas eu leur mot à dire. Ils n’ont pas de procédé institutionnel pour exprimer leur opinion. Le problème pour les contestataires est non seulement de se faire entendre mais aussi écouter. C’est pourquoi, les deux instigateurs ont lancé un mouvement de mobilisation qu’ils veulent légitime.
Ce dernier duffusé sur les réseaux sociaux leur a permis de se faire connaître et d’acquérir un certain poids. Toutes les photos sont autant de personnes qui soutiennent leur action sous d’autres formes. Les « antis » comme ils se nomment agissent sur plusieurs plans. Le 4 mai, veille du vote de l’Assemblée sur le projet de loi, les organisateurs lancent l’opération « 24 heures avant 1984 ». Un espace de Coworking, sur les tables du Tank, est installé rue des Taillandiers à Paris. Les volontaires ont accès à des modes d’emploi et argumentaires. Ils appellent les députés pour connaître leur position et convaincre de s’y opposer en cas d’hésitation. Après le vote favorable des députés, ils se sont à nouveau réunis le 4 juin. Le but de ces opérations ? Mobiliser les citoyens, leur parler du projet et des différents amendements et se faire entendre. Ils font également signer une pétition, pour dire « non à la surveillance de masse ». Ils ont enfin le projet de rédiger un mémoire pour le présenter devant le Conseil Constitutionnel, selon le procédé juridique de « amicus curiae », les amis de la cour. Chacun est invité à envoyer ses arguments écrits contre le projet, pour soutenir les recours juridiques. Bref, comme ils l’écrivent, ils mènent « la bataille […] sur tous les fronts ». Cette organisation démocratique donne l’occasion à tout citoyen de participer, se renseigner et s’exprimer. Elle permet d’asseoir leurs crédibilité et légitimité. La mobilisation citoyenne doit avant tout être efficiente pour être écoutée. Les assemblées législatives se sont prononcées favorables au projet de loi, et alors ? Les contestataires n’ont pas dit leur dernier mot. Le projet doit encore passer devant une commission paritaire pour être adopté définitivement. Les manifestants ne se démontent pas et continuent » à lutter contre ce projet de loi liberticide ».
Une menace pour les libertés individuelles ?
Pour comprendre cette mobilisation et leur contestation, il faut revenir sur le projet de loi. Dans sa présentation du texte, le gouvernement assure qu’ « aucune mesure de surveillance ne pourra être effectuée sans autorisation préalable et sans contrôle indépendant » (PM, 19/03/15). Toujours selon la version officielle, cela passe par la définition d’un cadre légal et précis de l’autorisation aux services de renseignements d’accéder aux informations. Ce dernier empêcherait toute surveillance massive. Concrètement, le gouvernement prévoit différentes mesures comme la mise en place d’une Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), la justification obligatoire de l’utilisation de ces techniques ou encore la possibilité pour tout citoyen de faire un recours devant le Conseil d’Etat. Toutes ces mesures visent à légitimer l’action des services de renseignements. L’Etat veut protéger les individus contre une menace protéiforme, ce qui ne peut se faire par les moyens traditionnels. Mais cela suffit-il à légitimer une surveillance des données des citoyens sur Internet à leur insu ? La protection de l’ordre public est-elle au-dessus de l’atteinte aux libertés individuelles ?
La contestation est fondée sur cette question : voulons-nous la sécurité ou la vie privée ? Dans notre société, la liberté individuelle et la vie privée font l’objet d’un certain culte. Personne ne souhaite que l’Etat s’introduise directement dans sa sphère personnelle. Or ce projet de loi touche directement la définition de la vie privée. Si les informations recueillies restent secrètes, elles concernent tout de même des personnes privées, et non de simples citoyens qui obéissent à l’Etat. Cet empiètement sur l’intimité menace les droits des individus. Tout débordement est d’autant plus important qu’il touche cet espace privé. C’est pourquoi les manifestants dénoncent le risque de surcharge des services de renseignements, d’insuffisance du contrôle ou de débordements sur d’autres groupes comme les syndicats, les associations ou les manifestations. La lutte contre les menaces à l’ordre public paraît alors insuffisante face aux libertés individuelles.
Il est intéressant de voir que le même débat a lieu en ce moment aux Etats-Unis. Le projet de loi sur le renseignement rapproche le procédé français de celui des américains. Mais les contestataires reprennent cet exemple à leur compte aujourd’hui. En effet, Barack Obama a promulgué, mardi soir, une loi privant la NSA de ses droits d’écoute. Ce pouvoir lui avait été conféré à la suite des attentats du 11 septembre par ce qui a été appelé le « Patriot Act ». Etrange ressemblance avec ce qui se passe aujourd’hui en France. Mais alors que notre pays envisage de prendre des mesures similaires, le Président des Etats Unis se félicite d’y mettre fin dans son pays. Si les situations sont inversées, les protestations et les débats sur ces questions de liberté font rage d’un côté comme de l’autre.