12 février 2023

Temps de lecture : 8 min

Sixième tendance de l’étude 366/BVA : La distance au travail

Voici la 6ème édition de « Français, Françaises, etc. » réalisée par 366 et BVA avec également UPTOWNS, et KANTAR. L’étude fait notamment appel au big data sémantique avec la base ADAY, un corpus gigantesque de plus de 101 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans d’articles parus en PQR. Cette étude est réalisée tous les deux ans pour faire le point sur l’état de la France et révèle 10 tendances expliquées, décryptées et illustrées. Sixième tendance : La distance au travail

« Ils quittent un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés/Depuis longtemps ils en rêvaient ». C’est au cœur des trente glorieuses, en 1964, que Jean Ferrat compose la chanson La Montagne. Il y évoque, en multipliant références nostalgiques et ode à la sobriété heureuse, l’exode des jeunes ruraux en quête de travail à la ville. Soixante ans plus tard, le poète a-t-il toujours raison ? Pas sûr, car force est de constater que le travail a pris un sacré coup et qu’il n’attire plus, du moins plus autant qu’avant. Serions-nous passés de l’exode vers l’emploi, à l’exode de l’emploi ?  

le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut en France. Près de 520 000 par trimestre, dont environ 470 000 démissions de CDI.

Finies les trente glorieuses qui le glorifiaient, terminée l’époque des années 80 et 90 de l’emploi à tout prix : nous sommes entrés dans une ère de dévalorisation du travail. Entre fin 2021 et début 2022, selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, la DARES (1), le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut en France. Près de 520 000 par trimestre, dont environ 470 000 démissions de CDI. Le vent du « big quit » aurait-il traversé l’Atlantique ? L’expression de « grande démission » dont on se repaît est une référence à la situation du marché du travail américain depuis le courant de l’année 2021 : à la suite des premières vagues de la crise du Covid, le nombre de travailleurs quittant volontairement leur poste a nettement augmenté aux États- Unis, que ce soit pour changer de travail, chercher un autre emploi ou se retirer de la population active. 

le record précédent datait du premier trimestre 2008, avec 510 000 démissions dont 400 000 pour les seuls CDI.

Un nouveau rapport au travail

Il faut cependant noter que, pour la France, une pareille situation a déjà été observée au XXI siècle puisque le record précédent datait du premier trimestre 2008, avec 510 000 démissions dont 400 000 pour les seuls CDI. Ces mouvements de démissions et de réembauches (90 % des démissionnaires retrouvent un emploi dans les 6 mois qui suivent) traduisent deux faits principaux : une fluidité de l’emploi dans une séquence économique dynamique, et une redéfinition du rapport au travail qui créent plus de tension dans certains secteurs. 

En un raccourci un peu caricatural, une serveuse de restaurant devenait secrétaire médicale et un manœuvre de chantier devenait caissier

Les vagues de Covid et les suspensions forcées d’activité, notamment dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration ou du bâtiment, ont d’abord laissé entrevoir que ce phénomène se concentrerait sur les professions réputées pour leurs conditions difficiles et leurs salaires peu attractifs. Les employés de ces secteurs auraient alors fait le choix de se tourner vers des professions aux horaires plus encadrés et aux conditions matérielles plus agréables. En un raccourci un peu caricatural, une serveuse de restaurant devenait secrétaire médicale et un manœuvre de chantier devenait caissier. Face à cette désaffection pour les emplois « pénibles », de nombreuses voix ont appelé à améliorer la situation des salariés de ces secteurs pour les y retenir ou les y attirer. Ainsi, l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH) proposait des hausses des salaires allant jusqu’à 9 %, un treizième mois et un week-end de repos par mois. Jusqu’à l’exemple des Grands Buffets de Narbonne où le patron avait augmenté les salaires de 30 % en allant même jusqu’à prononcer son mea culpa. 

Depuis, le mouvement semble se généraliser autour d’une équation simple : augmentation ou démission. En effet, aux conséquences du Covid s’est ajouté un phénomène qu’on n’attendait plus, la fameuse « inversion de la courbe du chômage ». En s’établissant à 7,3 % de la population active, la France semble sortie, pour un temps au moins, du chômage de masse au point que le Gouvernement ajoute un coquet « et du plein emploi » au titre du ministre du travail. 

Le taux de chômage dans la zone euro n’a jamais été aussi faible depuis que la statistique existe, en 1998. De ce fait, et de manière inédite depuis le choc pétrolier de 1974, le rapport de force entre employeurs et employés change. Le chômage de masse ne pèse plus, ou moins en tout cas, sur les comportements des salariés, qui peuvent faire prévaloir leurs attentes en matière de conditions de travail et de rémunérations. 60% des chefs d’entreprise du secteur des services, 66 % de ceux de l’industrie et plus de 80 % de ceux du bâtiment disent aujourd’hui avoir des difficultés de recrutement. Des proportions jamais vues dans les indicateurs depuis 30 ans. 

Travailler moins

Dit autrement, les salariés ont désormais la main et peuvent profiter du contexte économique de pénurie de main-d’œuvre pour négocier des hausses de salaire sans craindre pour leur emploi. Pourtant, il serait réducteur de penser que seul l’aspect économique entre en jeu. 

depuis une dizaine d’années le travail est perçu comme une contrainte, plus que comme un épanouissement, par une majorité absolue d’actifs.

Le travail est aujourd’hui questionné comme il ne l’a jamais été. Toutes les enquêtes d’opinion montrent depuis une dizaine d’années qu’il est perçu comme une contrainte, plus que comme un épanouissement, par une majorité absolue d’actifs. Dans le sondage exclusif réalisé par Kantar pour 366, un actif sur cinq confie avoir prévu de démissionner dans les prochains mois et plus d’un sur quatre (26 %) envisage de diminuer son temps de travail. (graphique 10). 

 

le travail s’est globalement abîmé en 30 ans de mondialisation libérale

Le détachement, le retrait du travail concerne des minorités grandissantes. Les causes sont multiples. Miscellanées choisies : bullshit jobs, quête de sens amplifiée par la période de Covid, recherche d’un meilleur équilibre vie professionnelle-vie personnelle, télétravail angoissant mais souhaité, éco-anxiété et décroissance, burn-out, bore-out, lassitude à l’égard de conditions de travail dégradées, précarité des contrats, stagnation des salaires : le travail s’est globalement abîmé en 30 ans de mondialisation libérale. Le retour de balancier actuel est profondément une conséquence de cette dégradation. Il semble bien ainsi que nous soyons entrés dans une forme de « bartlebisme », qui se traduit de manière parfois cumulative par un phénomène de démissions professionnelles, d’abstention électorale tenace… et « d’aquabonisme » ambiant. Tel le Bartleby d’Herman Melville, chacun à notre manière, mais dans tous les domaines, nous disons « I would prefer not to » (« je préférerais ne pas »). 

 

« Il faut savoir cultiver son jardin » ou « On se lève et on se barre »

Nous sommes sans doute à la croisée des chemins, sans pouvoir encore complètement mesurer l’ampleur, ni les conséquences, de cette grande mise à distance du travail. Il n’est pas exclu que ce phénomène ne débouche « que » sur un repli des individus sur leurs occupations privées. De ce point de vue, le Candide de Voltaire concluant « qu’il faut savoir cultiver son jardin » ne viendrait pas contredire les sociologues dépeignant une société française indifférente au politique et plus intéressée par ses activités privées que par le collectif. On serait tenté de conclure que si les aspirations se résument à une vie personnelle plus dense, après tout il y a peut-être du bon là-dedans ! Comment en effet ne pas être inspiré par ces (jeunes) actifs bien diplômés qui font la joie des médias pour leurs projets de « slow life », de permaculture et de naturopathie, donnant la priorité à leur épanouissement personnel et à leur impact local, si possible à la campagne, si possible aussi en travaillant trois ou maximum quatre jours par semaine. Dans un autre genre, moins militant mais tout aussi signifiant, le 

« quiet quitting » (2) ou la démission silencieuse est tout aussi révélateur d’une forme de désengagement du et au travail, particulièrement vis-à-vis d’entreprises qui ne se soucient pas assez de leur impact sur la société. (graphique 11). 

 

 

 Une révolution silencieuse ?

Mais il est possible que le mouvement soit plus puissant. Le questionnement du travail, le renoncement aux postes précarisés et peu attractifs crée aussi une forme d’émancipation. On quitte parce qu’on en a assez d’être mal traités, mal payés, mal considérés. Les conséquences sont déjà visibles en France : manque de personnel dans les crèches, hôpitaux, maisons de retraite, écoles, difficultés de recrutement dans les secteurs privés précaires, hôtellerie-restauration, stadiers… Par leur retrait, les invisibles deviennent soudainement visibles et grippent le système économique. Une forme de révolution silencieuse, par le bas, sans mots d’ordre, ni relais politique, qui pourrait bien être plus transformative que 30 ans de protestations syndicales. Et l’État devrait faire attention : le renoncement des personnels soignants et éducatifs pourrait bien annoncer son effondrement. Dans notre sondage, 54 % des actifs (qui n’ont pourtant pas démissionné) déclarent d’ailleurs mieux comprendre que les gens se révoltent. Une question centrale pour le gouvernement qui, en durcissant les conditions de l’assurance-chômage, donne l’impression de tenter de mater ce mouvement par la pression. Ce faisant, il passe à côté d’une partie du phénomène de fond, qui indique que l’aspect financier n’est pas seul en jeu et que c’est plus profondément le sens du travail, sa place dans le cycle de vie de chacun, son articulation avec la vie personnelle qui sont aujourd’hui profondément scrutés, et parfois, remis en cause. 

Le travail, la carrière, la grande entreprise ne font plus recette. Les parvis ventés et quasi-déserts de la Défense depuis l’essor du télétravail en témoignent. Comme la puissance médiatique de la figure de l’étudiant révolté refusant de « jouer le jeu ». À ce titre, le questionnement du travail commence désormais avant même d’être embauché ! Que ce soit le happening des étudiants de Polytechnique tournant ostensiblement le dos au parrain de leur promo, le PDG de Total, à l’occasion de la cérémonie de diplomation, ou les discours militants de ceux d’AgroParisTech ou de Sciences Po prônant la bifurcation écologique, une partie des jeunes diplômés se révolte contre le système et prône radicalement d’autres voies de réussite personnelle et professionnelle. Bien sûr, la majorité des jeunes diplômés continue d’embrasser des carrières « traditionnelles » mais il n’en demeure pas moins que la fronde des grandes écoles est un signal fort des tendances en cours quant aux représentations du monde du travail. Les entreprises « irresponsables » au regard de la planète, les activités qui ne font pas sens, les bullshit jobs sont désormais ciblés et cinglés par une partie de celles et ceux supposés être la future élite du pays.  

Une révolte passive

D’habitude connus pour être prompts à descendre dans la rue, les Français pourraient bien, tout simplement, se tenir en retrait et renoncer. Renoncer à voter, renoncer à s’engager, renoncer à travailler dans certaines conditions… Les conséquences politiques du mouvement qui s’amorce restent incertaines. Mais pour les entreprises, une chose est sûre désormais : la marque employeur, les valeurs, l’image deviennent plus cruciales que jamais, notamment pour attirer les jeunes. La moitié des jeunes qui ont voté aux législatives ont voté Nupes. Il y a ainsi une demande au sein de la jeunesse de radicalité, de prise en charge des enjeux climatiques, d’égalité, d’inclusion que les marques et entreprises ne peuvent pas ignorer. Longtemps délaissée au profit de l’image de marque externe ou corporate, la marque employeur redevient aujourd’hui une variable décisive du recrutement. Elle doit être à l’évidence (re)travaillée, (ré)ajustée, (re)précisée, en cohérence évidemment avec l’activité et les représentations suscitées par l’entreprise. Et l’attractivité des conditions de travail, et particulièrement de télétravail, de rémunérations, des lieux même de travail deviennent cruciales. Hellowork, la plateforme d’offres d’emploi du groupe de presse Télégramme, vient de lancer une campagne de communication à destination des salariés et jeunes diplômés, axée sur la transparence et des annonces qui disent tout (salaires, avantages…), tout de suite. À l’opposé des « rémunérations à discuter » publiées toutes ces dernières années. Un signe de plus que les temps changent, et que le rapport de force employeurs/employés se modifie. La société appelle et contraint les entreprises à faire preuve de plus de considération pour leurs travailleurs. Un effort massif doit aujourd’hui être produit par les entreprises, dont les marques employeurs doivent devenir de vraies marques désirables. 

 

(1) La France vit-elle une « Grande démission » ? DARES 18 août 2022. 

(2) Le « quiet quitting » : la « démission silencieuse » de ceux qui restent en poste mais décident de lever le pied. Le Figaro, 30 août 2022 – Eliana Seroussi. 

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