12 février 2024

Temps de lecture : 8 min

Scénarios de mobilité pour des temps incertains

La mobilité c’est la grande aventure de l’humanité. Il y a eu le rift africain, dont on dit qu’il fut son berceau. Il y a eu Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, dont on dit que la pandémie a multiplié les lecteurs. La mobilité est un concept généreux, fait de distance, d’accessibilité, de vitesse, d’échanges, de diffusions… Elle joue un rôle fondateur dans le développement des sociétés humaines tout autant que dans celui du bébé qui marche à quatre pattes pour rattraper son hochet. Un article à retrouver dans la revue 45 d’INfluencia.

Voilà qui est dit. Avec une introduction en forme de tel grand écart, il va falloir faire des choix. De quelle mobilité parler pour ne pas enfoncer des portes ouvertes ? La métaphore est bien sûr choisie ici tout exprès puisqu’une porte ouverte incite à sortir explorer le monde et donc se déplacer. Et se déplacer c’est encore et toujours une aventure en terre inconnue, même celle de traverser la rue pour acheter une baguette ou trouver un travail.

De fait, pour traverser la rue, il y aura toujours la marche à pied, dont le corps médical dit le plus grand bien. Pour autant, traverser la rue en regardant une série sur son smartphone n’est pas recommandé. Aujourd’hui. Dans quelques années, ce même smartphone omniscient vous alertera de l’arrivée imminente du cycliste débouchant à toute allure. Épuisons donc rapidement le sujet : l’intelligence artificielle va gérer avec de plus en plus d’efficacité la mobilité urbaine. Les taxis-drones pourront tout autant gérer les paramètres de vol que la complexité d’un trafic de milliers d’engins au-dessus de votre tête. Des ailes volantes géantes, hybrides de dirigeables, parcourront le ciel sans jamais se poser au sol, vous les rejoindrez en navette. Enfin, vous… c’est-à-dire les urbains aisés et un peu blasés par les mobilités douces et actives : le vélo, la trottinette, la roue (tout ça électrique) et peut-être la marche aussi, avec un discret exosquelette télescopique qui vous fera faire vos 10000 pas sans douleur. Parce que vous, c’est-à-dire les lycéens ruraux obligés d’attraper le bus aux aurores, c’est beaucoup moins sûr. Les dirigeables au-dessus des campagnes, ce sera beaucoup moins rentable.

D’ici à 2050, 7 personnes sur 10 dans le monde vivront en milieu urbain… dans quel état ? Un continuum rural-urbain est en train d’émerger. Il va falloir prendre en compte la connectivité entre les zones et les différents types de liens entre les zones urbaines et rurales. Les fractures territoriales ne seront peut-être pas des précipices. L’enthousiasme technologique ça ne mange pas de pain. La mobilité du futur se veut déjà plus verte, plus propre, plus durable en tout cas en ville et, avec un peu de chance, sur les territoires.

Mais au-delà de la mise en scène plus ou moins spectaculaire du solutionnisme technologique dont les médias font leur miel, une chose est sûre, c’est que rien n’est sûr. Ce que les enfants apprennent aujourd’hui sera inutile dans trente ans ; 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore ; 75% des entreprises cotées en Bourse auront disparu dans les dix ans qui viennent. Bref, la prospective est un boulot sans avenir, mais il faut bien que quelqu’un s’y mette.

Pour repérer dès aujourd’hui quelques clés de compréhension de la mobilité du futur, on a peut-être intérêt à cerner ce qui se passe dans notre rapport personnel à l’espace et au temps. Le temps de notre quotidien, l’espace de nos écosystèmes. Le train et l’avion avaient fait penser le rapport au monde différemment : temps et distance chamboulés, vertige de la vitesse, enjeux environnementaux, aventures et découvertes… Un océan de fictions, de contes et légendes, de créations artistiques ! Les technologies de rupture comme l’IA, l’hydrogène, l’ordinateur quantique vont influer sur les enjeux de mobilité. Mais la mobilité du futur ne se réduira pas à la techno – toute créative et fascinante qu’elle soit. Regardons donc du côté des signaux qui pointent vers quelques émergences possibles.

 

L’enthousiasme technologique ça ne mange pas de pain. La mobilité du futur se veut déjà plus verte, plus propre…

 

La mobilité cognitive : un instrument de navigation dans un monde où chacun devra se débrouiller pour vivre ou survivre ?

Éloge anticipé de la vitesse et de la mobilité physique

S’il y a bien une piste qui va éclairer le monde qui vient, c’est l’hybridation. En voici une.

A priori, la mobilité cognitive est plutôt l’affaire des neuropsychologues. Elle ne concerne pas les déplacements physiques, soyons prudents. La mobilité dont on parle c’est la capacité d’utiliser ses compétences cognitives – telles que la pensée critique, la résolution de problèmes, la créativité, la mémoire, l’apprentissage, la flexibilité mentale et d’autres fonctions intellectuelles – de manière flexible et efficace dans différentes situations et contextes. Si on hybride mobilité cognitive et information multimodale, on pointe la capacité de regrouper toutes les informations disponibles sur les possibilités de déplacement par tout mode de transport, avec un large panel de contenus et de supports utilisés.

Quel qu’il soit, le futur imposera à chacun de se débrouiller avec les moyens du bord : son intelligence, son instinct, ses recettes… Si on prolonge les courbes de ce que l’on voit en ce moment, les futures mobilités quotidiennes seront des mini-aventures – quasiment un jeu survivaliste. Et à chaque fois qu’une nouvelle offre de transport apparaîtra, ce sera comme si un nouveau niveau de jeu se débloquait. Les futurs GPS et autres applications de l’IA seront évidemment de la partie. Il faudra être malin et équipé des technologies embarquées dernier cri, comme une géolocalisation au centimètre près, des offres intelligentes d’intermodalité et d’optimisation de parcours dans la jungle des villes, et on pourra survivre à la traversée de la rue.

 

La mobilité immobile : le pilotage d’une vie rêvée dans un monde ermite ?

Éloge anticipé de la tanière et de la mobilité virtuelle

Autant la mobilité cognitive laisse envisager un avenir de déplacements géographiques à la carte (si on peut dire) et, en tout cas, hors les murs de chez soi, autant l’imaginaire d’une mobilité immobile sent le confinement. Quelle qu’en soit la cause. La pandémie est bien sûr dans les mémoires – avec ses profiteurs trop contents de pouvoir faire une pause dans une vie hors d’haleine, et ses résistants furieux qu’on leur impose une séquestration qu’ils ont imaginée orchestrée par quelque État profond. Mais on peut anticiper bien des raisons de reconfiner chez soi, dans des communautés fermées, dans des archipels socio-économiques, dans des cités-États jalouses de leurs territoires. Suivez mon regard : le dérèglement climatique, la menace terroriste, une guerre… Seulement voilà : pas besoin que ces scénarios soient activés pour de bon dans le monde réel. Leur anticipation dans l’imaginaire collectif, dans les légendes urbaines, dans les rumeurs propagées par les réseaux sociaux va agir comme énoncé performatif et convaincre chacun qu’on est mieux chez soi (ou dans quelque endroit qui fait qu’on s’y sent mieux que dehors). La société ermite est annoncée.

C’est là qu’immobilisée géographiquement, une population apeurée ou peut-être tout simplement fatiguée du vacarme du monde, va décider de se poser. Il y en aura pour tous les goûts. Le shifting va séduire toutes les générations : cette manière de voyager par la pensée grâce à l’autohypnose, en s’inventant des mondes imaginaires et des réalités alternatives. Le LSD va revenir en force. La méditation et le mysticisme en chambre vont permettre de s’évader d’un quotidien trop dur. Cette radicalisation des expériences ne sera après tout qu’un prolongement du binge-watching des séries sur plateforme. Dans la tanière, des réalités augmentées, hologrammées, tarifées seront mises en scène. Ce sera spectaculaire. Pourquoi sortir de chez soi ?

 

Les technologies de rupture comme l’IA, l’hydrogène, l’ordinateur quantique vont influer sur les enjeux de mobilité. Mais la mobilité du futur ne se réduira pas à la techno.

 

La mobilité virtuelle instantanée : la centrifugeuse informationnelle ?

Éloge anticipé de l’équipement omnipotent

Autant la mobilité immobile est une illustration de forces centripètes qui poussent à rester chez soi sans mettre le nez dehors, autant la mobilité virtuelle instantanée va illustrer le potentiel d’un dispositif technologique, mobile ou pas. Ce scénario est celui de la montée en puissance des équipements de communication qui permettent à chacun de tout faire depuis n’importe où dans le monde. À partir du moment où vous pouvez vous connecter à Internet, vous pouvez avoir accès aux mêmes personnes et informations que l’employé dans son bureau. Vous pouvez bien sûr prendre des décisions, gérer, commander, manager. Que vous soyez en train de camper en Mongolie ou siroter un café à San Francisco, ce qui compte n’est pas là où vous êtes mais ce que vos compétences vous permettent de faire. Demain, selon Cristiano Amon, le PDG de Qualcomm, l’AI on device, sur l’appareil, « jouera un rôle essentiel dans la création d’expériences puissantes, rapides, personnelles, efficaces, sécurisées et hautement optimisées ». Le smartphone du futur sera un assistant personnel avec IA générative intégrée dans la puce.

 

La mobilité paisible : l’injonction de douceur dans un monde de brut ?

Éloge anticipé de la lenteur et de la mobilité modérée

À côté de ces deux scénarios de mobilité – qui vont coexister et qui ne seront pas si tendus que ça parce qu’on se fait à tout et que le futur fait souvent peur, quand on sera dedans on s’y fera – il y a bien quelques anticipations plus ou moins utopiques.

Les mouvements valorisant le fait de ralentir le rythme déchaîné des travaux et des jours suscitent un intérêt depuis longtemps. L’enjeu est d’assumer un autre rapport au temps permettant de reprendre le contrôle, de prendre ses distances vis-à-vis des injonctions de la société de consommation. La stratégie du slow n’est pas récente. Elle a été initiée en 1986 en Italie. Si elle a commencé avec le slow food, elle nous intéresse ici dans ses déclinaisons mobiles.

Cette mobilité douce a pour agenda explicite de sauver la planète. Elle fait appel aux modes de mobilité actifs – c’est-à-dire qui ne mobilisent que la seule énergie humaine : la marche à pied, le vélo, la trottinette, le roller, la roue électrique et tous les transports respectueux de l’environnement. Ses bénéfices sont nombreux : réduction de la pollution, augmentation de l’activité physique, meilleure santé physique, amélioration de la qualité de vie et des conditions de transport, etc. Pour autant, ce mouvement lent – et en particulier dans sa déclinaison sur la mobilité – reste, au mieux, un succès d’estime. Les relations entre trottinettistes bobos et chauffards de SUV bourrins vont demeurer rugueuses. S’il y a un invariant dans l’histoire de l’humanité, c’est bien son appétit pour la controverse. On peut anticiper que la mobilité paisible sera le rêve de minorités moquées et conspuées qui croient encore à une utopie sur la planète.

 

Les artistes de la nouvelle mobilité seront les sources d’inspiration des citoyens, des édiles, des commerçants.

 

La mobilité ludique : l’utopie d’une mobilité confiée aux artistes et aux gamers ?

Éloge anticipé du réenchantement  

Le lien social n’est pas en très bon état et ça ne va pas aller en s’arrangeant. Et si la ville devenait un terrain de jeu ? Une ville qui se transformerait au gré des événements et des saisons ? Déambuler dans cette ville du futur sera source d’émerveillement et de réconciliation sociale. Les quais de la Seine se sont déjà transformés en bords de plage, les murs des immeubles en écrans de cinéma ou en supports de tableaux numériques… Hacker la ville, retourner l’espace et l’embellir sera le but de mouvements spontanés applaudis par les résidents comme par les visiteurs. Tricoter un poteau ou une fontaine, planter un semis sur un terrain vague, laisser fleurir tags et street art ou occuper une place de parking, l’imagination des citadins pour s’approprier l’espace urbain et imaginer un futur sera le nouveau vivre-ensemble de la mobilité. Concours de street badminton, terrasses mobiles, recyclage de cagettes en cabane temporaire, voitures-jardins, terrains de mini-golf, potagers, espaces bibliothèques, lieux d’échange et de partage, installations et performances artistiques… Toutes ces initiatives imaginent de nouveaux espaces de vie en milieu urbain et de nouveaux usages de la ville de demain. Il est donc possible que l’on voie, d’ici à quelques années, une réappropriation du centre-ville par les habitants. Les artistes de la nouvelle mobilité seront les sources d’inspiration des citoyens, des édiles, des commerçants. Cela se concrétisera par un état d’esprit assez radical : il s’agit de réenchanter la ville en fluidifiant et en théâtralisant les flux.

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On peut fantasmer différents futurs et les isoler pour les besoins de la démonstration. La mobilité qui vient sera peut-être un bricolage de ces différentes hypothèses.chr

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