Sangliers : Lisa Blumen signe un thriller graphique glaçant sur l’univers de l’influence et ses dérives
Avec Sangliers, la dessinatrice Lisa Blumen explore les codes de l’influence numérique dans une BD aussi séduisante que dérangeante. Entre esthétisation du quotidien, emprise psychologique et faux-semblants collectifs, l’œuvre trace son sillon entre conte social et huis clos mental.
L’intrigue de Sangliers s’ouvre dans une grande maison au milieu de la forêt, où un groupe de jeunes femmes, toutes influenceuses ou créatrices de contenus, se retrouve pour produire des vidéos, partager des moments ensemble, bref, « faire communauté ». Mais rapidement, une atmosphère pesante s’installe. Les personnalités s’effacent derrière des rôles. Les tensions montent. Et un jour, un corps est retrouvé.
Plutôt qu’un polar classique, Lisa Blumen signe un thriller psychologique à la construction déroutante, où le suspense naît autant de ce qui est dit que de ce qui est tu. « Je voulais créer une ambiance où les personnages sont isolés, où tout semble ralenti, mais où la tension est toujours là, latente », confie-t-elle à Franceinfo. Pour la dessinatrice, cette maison est plus qu’un décor : « C’est un lieu clos, mais pas étouffant. Il est presque agréable. Et c’est justement ça qui est troublant. Comme dans certaines vidéos de développement personnel ou de retraites bien-être, tout est en apparence doux, calme, bienveillant. Mais au fond, quelque chose cloche ».
L’influence comme mythe collectif et piège intime
Ce qui intéresse Lisa Blumen, ce n’est pas seulement l’univers des influenceuses, mais la mécanique de l’influence elle-même. Comment une parole devient dominante. Comment des codes s’imposent à tous. Comment l’image de soi est construite, partagée, déformée, puis parfois perdue. « Je voulais qu’on voie ce moment où le groupe prend le dessus, où on ne sait plus très bien qui on est, ni pourquoi on est là », explique-t-elle sur France Inter. Loin de tout réalisme social ou de critique frontale des réseaux, la BD met en scène des dynamiques d’emprise, de mimétisme, de surveillance douce. Les dialogues sont rares. Les gestes comptent davantage que les mots. « Certaines scènes sont presque muettes. Il y a une forme de langage corporel, de communication implicite. C’est aussi une manière de parler du pouvoir, de la séduction, du contrôle », poursuit l’autrice.
Les vidéos produites par les jeunes femmes dans Sangliers reprennent les codes esthétiques des tutos beauté ou des vlogs. Mais ce vernis visuel masque une quête d’approbation, une dépendance au regard des autres, une forme d’aliénation. « Je me suis inspirée de l’esthétique très léchée des contenus Instagram ou YouTube. Tout est propre, doux, coloré… et c’est cette perfection-là qui devient inquiétante ». raconte-t-elle à Télérama.
Une esthétique faussement naïve, au service du malaise
Graphiquement, Sangliers est à contre-courant de son sujet. Là où on attendrait un traitement sombre ou réaliste, Lisa Blumen adopte un style graphique lumineux, presque enfantin, aux couleurs pastel et aux lignes nettes. « C’est un piège visuel », assume-t-elle. « Le lecteur est attiré par cette douceur, mais très vite il comprend que quelque chose ne va pas ». L’autrice revendique une influence directe du langage visuel des vidéos de beauté : « Je voulais que ça ressemble à ces vidéos où tout est scripté, où il n’y a pas de place pour l’imprévu. Ça donne une impression de contrôle total, mais c’est aussi une source d’angoisse ». Le découpage privilégie les plans fixes, les scènes sans dialogue, les silences. Les visages sont souvent impassibles, figés, comme des masques.
Le titre de la BD, Sangliers, reste énigmatique. Les animaux n’apparaissent pas immédiatement dans le récit, mais leur présence se fait sentir par petites touches. « Les sangliers sont une image un peu floue, un peu mythique. Ils représentent une force extérieure, un rappel de la nature, de l’instinct, de quelque chose de plus sauvage, qui échappe au contrôle », développe-t-elle sur Franceinfo. Dans la bande dessinée, ils deviennent peu à peu le signe d’un dérèglement. Ils incarnent ce qui déborde : la peur, la violence, l’incompréhension. « Ce sont des figures symboliques. Ils ne sont pas là pour expliquer, mais pour perturber », insiste Blumen.
Publié à nouveau chez Atrabile, éditeur suisse réputé pour ses choix exigeants, Sangliers s’impose comme l’un des albums les plus singuliers de l’année. Il ne cherche pas à plaire ou à dénoncer, mais à troubler, à faire réfléchir, à décaler le regard. « Je ne voulais pas faire une BD sur les influenceuses. Je voulais parler de la manière dont on se laisse influencer, dans tous les sens du terme », résume Lisa Blumen.