12 juin 2025

Temps de lecture : 7 min

Réseaux sociaux interdits aux moins de 15 ans ? L’annonce de Macron qui secoue l’influence

Derrière la promesse d’une meilleure protection de la jeunesse, l’ultimatum présidentiel bouleverse un écosystème numérique entier. Plateformes, marques, créateurs : tous sont forcés de réévaluer leurs pratiques face à une mesure aux implications bien plus larges qu’il n’y paraît.

Le 10 juin 2025 sur France 2, Emmanuel Macron a annoncé vouloir interdire l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 15 ans (contre 13 ans actuellement) « d’ici quelques mois » si l’Union européenne n’agit pas rapidement. Contexte douloureux : cette proposition intervient quelques heures après l’assassinat d’une surveillante par un collégien de 14 ans à Nogent (Haute-Marne). Le président de la République a posé un ultimatum à Bruxelles, affirmant depuis Nice que « on peut le faire parce que toutes ces plateformes ont la possibilité de vérifier l’âge » et qu’il « donne quelques mois pour le faire avec l’Europe, sinon on le fera tout seul ». Cette annonce choc relance un débat complexe mêlant questions juridiques, techniques, morales et économiques – impliquant plateformes, influenceurs, marques et régulateurs.

Sur le plan juridique, la France dispose déjà de plusieurs textes. Depuis 2018, la « majorité numérique » est fixée à 15 ans : en théorie, les mineurs ne peuvent s’inscrire sur les plateformes sans l’accord parental. Mais dans les faits cette règle est quasi inapplicable. La loi de juillet 2023 (« majorité numérique ») et la loi de 2024 ont bien renforcé les moyens de l’autorité (ARCOM) pour faire appliquer l’interdiction – l’ARCOM pouvant demander le blocage de sites si besoin – mais aucune procédure de contrôle d’âge automatique n’est précisée. Résultat : dans la réalité, rien ne change. Les mineurs contournent les règles en mentant sur leur âge. Facebook, Instagram, TikTok ferment les yeux : on estime qu’un million de moins de 13 ans sont aujourd’hui actifs sur TikTok en France. Bref, bloquer l’accès juridique aux moins de 15 ans est possible sur le papier, mais le manque de vérification systématique rend la mesure facilement contournable.

Techniquement, imposer un filtrage d’âge fiable sur les réseaux sociaux pose de sérieux défis. L’Élysée suggère d’« imposer une vérification d’âge automatique, sécurisée, infalsifiable » via des « dispositifs technologiques ou des tiers de confiance », rappelant que « des outils existent » et sont déjà utilisés dans certains secteurs. Concrètement, la Commission européenne travaille à une solution harmonisée : un prototype d’application de vérification d’âge (reposant sur le futur « EU Digital Identity Wallet ») doit voir le jour dès l’été 2025 pour permettre de prouver en ligne que l’on a l’âge légal sans divulguer d’autres données personnelles.

Identification : les limites du possible

Mais ces dispositifs soulèvent des enjeux de vie privée. La CNIL, par exemple, insiste sur la nécessité de concilier protection des mineurs et respect des données personnelles, rappelant qu’une simple déclaration d’âge ne suffit pas et qu’il ne faut pas multiplier les contrôles disproportionnés. En outre, sur un Internet mondial, des VPN ou d’autres techniques peuvent aisément faire passer un mineur pour un adulte en simulant une localisation où l’âge n’est pas vérifié. Il y a quelques semaines, Minted (groupe INfluencia), revenait justement sur les manœuvres de Meta pour contourner les obligations de vérification d’âge, notamment en s’opposant à l’identification par documents officiels et en privilégiant des méthodes jugées peu contraignantes. Une posture révélatrice de la résistance des plateformes à toute régulation contraignante en matière de majorité numérique. En conséquence, des solutions techniques d’identification (visuelle par IA, carte d’identité numérique, tiers de confiance) émergent… sans qu’aucune ne s’impose encore comme pleinement satisfaisante. Sur le plan juridique, la France ne peut de toute façon agir seule face aux géants du numérique, d’où l’ultimatum lancé à Bruxelles.

Dans le même élan de préoccupations, et preuve que le sujet est dans l’œil (politique) du cyclone (médiatique), la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs poursuit ses travaux depuis le mardi 10 juin 2025. Présidée par le député PS du Calvados Arthur Delaporte, cette commission s’intéresse aux mécanismes d’addiction, de dévalorisation de soi et de désinformation associés à la plateforme chez les plus jeunes. Si les représentants de TikTok assurent que « la sécurité des mineurs est une priorité », plusieurs experts auditionnés évoquent des algorithmes conçus pour favoriser l’hyperconsommation de contenus anxiogènes ou toxiques. « L’effet tunnel est réel », a rappelé le psychiatre Jean-Victor Blanc lors d’une audition, pointant « la surstimulation et la difficulté croissante des jeunes à distinguer information et spectacle ». « TikTok c’est l’algorithme le plus addictif parce qu’on a du mal à s’en sortir, il détecte très bien les préférences des utilisateurs », a indiqué mercredi 11 juin Arthur Delaporte rappelant les conséquences inquiétantes sur les jeunes utilisateurs comme la « perte de sommeil, le stress, le décrochage scolaire… ». Par ailleurs, le député se montre dubitatif sur la proposition du président de la République sur l’interdiction de l’utilisation des réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15 ans. « La question, c’est d’abord l’applicabilité. Comment est-ce qu’on s’assure qu’on ne crée pas une norme qui n’est pas respectée derrière ? » Quant aux créateurs de contenu auditionnés, ils ont défendu leur rôle éducatif tout en rejetant la responsabilité de ces effets sur les plateformes et les parents. Non sans quelque échanges houleux.

Protéger les enfants ou les laisser parler ?

Le volet éthique de ce débat oppose, quant à lui, deux logiques souvent caricaturées. D’un côté, de nombreux experts et responsables politiques estiment qu’il faut impérativement protéger les enfants de contenus violents, haineux ou inappropriés. Sous l’étiquette de « santé mentale », ils mettent en avant les risques d’addiction, de cyberharcèlement et de radicalisation chez les jeunes trop exposés, souvent tard le soir. Le ministre de l’Europe Benjamin Haddad note ainsi que vu les phénomènes dépressifs et d’isolement, l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans doit être portée au niveau européen.

Pour le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, les réseaux sont le « côté obscur de la technologie » : les enfants sont « aspirés » par leur écran, confrontés à de la violence, de la pornographie ou à des prédateurs, au prix d’une « addiction qui entame le sommeil et la santé mentale ». Le pédopsychiatre Marcel Rufo, coauteur d’une tribune avec le ministre Gabriel Attal, prône ainsi un cadre strict pour « sauver les enfants des réseaux sociaux » : au programme, l’interdiction des moins de 15 ans aux réseaux sociaux, un couvre-feu numérique à partir de 22 heures ou encore une limitation d’accès à une heure par jour. Il estime qu’il faut « ramener les enfants à la maison en interdisant et en fermant la porte au virtuel », tout en encourageant le dialogue parental.

À l’inverse, certains juristes comme Sarah Saldmann dénoncent un faux débat, imputant les dérives à un manque d’autorité parentale. Cette thèse juge que cibler les réseaux sociaux revient à faire porter aux plateformes et aux jeunes un problème de société (échec scolaire, violence juvénile) qui relèverait avant tout de l’éducation et de la sanction pénale. Une lecture réductrice, qui ignore les dynamiques propres aux plateformes et le poids réel de leurs algorithmes dans la construction des comportements. D’autres soulèvent le droit des enfants à s’informer et à s’exprimer, plaidant pour une responsabilisation collective (parents, écoles, plateformes) plutôt qu’une interdiction purement réglementaire. Dans tous les cas, ce débat crucial aborde la responsabilité des parents – critiquée par certains qui jugent qu’on a renoncé à l’intervention correctrice de l’autorité – ainsi que celle des créateurs de contenus.

Moins de 15 ans, moins de clics ? La chaîne de valeur sous pression

En pratique, interdire l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 15 ans bouleverserait des pans entiers de l’économie numérique. Influenceurs et créateurs de contenus verraient leur audience rajeunie amputée. De nombreux « kids influencers » (youtubers, tiktokers mineurs) ne pourraient plus toucher leur public, et le secteur de l’influence perdrait une clientèle majeure. Signalons que la loi française encadre déjà strictement ce milieu : les moins de 16 ans employés comme influenceurs doivent obtenir un agrément administratif et 90 % de leurs revenus sont consignés jusqu’à la majorité. Cette mesure protégeait jusqu’ici leurs revenus ; un bannissement total mettrait fin à cette activité ou la pousserait sur d’autres médias (jeux vidéo hors plateformes classiques, etc.).

Du côté des marques et agences de communication, le ciblage des jeunes consommateurs serait à réviser en profondeur. Les annonceurs qui investissent dans les segments adolescents (mode, jeu vidéo, culture jeunesse, jouets, etc.) perdraient un canal publicitaire primordial. Les campagnes marketing devront se réorienter vers les plus de 15 ans, ou exploiter de nouveaux canaux (presse jeunesse, plateformes éducatives…). Les agences spécialisées dans le marketing d’influence devront ajuster leurs stratégies et contrats. À terme, on peut s’attendre à une raréfaction de contenus explicites pour très jeunes sur les réseaux traditionnels, et peut-être à la création de plateformes spécifiquement dédiées aux enfants, plus contrôlées.

Les plateformes sociales elles-mêmes seraient impactées. Elles seraient légalement obligées de mettre en place les technologies de vérification d’âge, sous peine de sanctions financières. Cela représente un coût technique et humain non négligeable. Par ailleurs, la perte d’une partie de leur audience aurait un effet sur les indicateurs-clés (engagement, trafic), entraînant une potentielle baisse de leurs revenus publicitaires ciblant les jeunes. Il n’est pas exclu qu’elles s’opposent publiquement à de telles règles contraignantes, comme elles l’ont fait ailleurs à propos de la régulation européenne. Enfin, de nouvelles niches économiques pourraient émerger (startups de vérification d’âge, outils de contrôle parental renforcé).

Précédents réglementaires et réactions politiques

Plusieurs pays ont déjà durci l’accès des jeunes aux réseaux sociaux. En France, la majorité numérique est fixée à 15 ans depuis 2018, renforcée par deux lois en 2023 et 2024 élargissant les pouvoirs de l’ARCOM. Aux États-Unis, la Floride interdit désormais l’usage des réseaux aux moins de 14 ans sans autorisation parentale, et ce jusqu’à 16 ans. L’Australie a adopté fin 2024 une loi excluant totalement les moins de 16 ans des réseaux, sous peine de lourdes sanctions. En Chine, des couvre-feux numériques et des limites de temps de connexion sont imposés depuis plusieurs années, tandis que l’Espagne prépare une législation fixant l’âge minimum à 16 ans, avec vérification obligatoire de l’âge. D’autres tentatives de régulation, comme la loi Loppsi 2 en France — qui visait notamment à renforcer la surveillance d’internet pour protéger les mineurs — ont échoué faute de solutions techniques viables ou de consensus politique.

L’annonce française s’inscrit dans une dynamique communautaire plus large. Le 6 juin 2025, les ministres européens du numérique ont débattu d’une proposition grecque visant à harmoniser l’âge d’accès aux réseaux à 15 ans dans toute l’Union. La Grèce, la France et l’Espagne soutiennent cette orientation, et Paris pousse pour une interdiction stricte en dessous de cet âge. Le ministre délégué au Numérique, Benjamin Haddad, a déclaré que « si un consensus ne se dégage pas, la France montrera la voie dans les prochains mois ». Mais le consensus reste fragile. Certains élus et experts alertent sur les risques de fragmentation réglementaire si chaque État agit seul, et sur les défis techniques qu’impliquerait un filtrage d’âge efficace. La Commission européenne explore actuellement plusieurs pistes, comme l’extension du DSA et le développement d’un portefeuille numérique commun, sans qu’aucune législation spécifique aux moins de 15 ans n’ait encore vu le jour. Les grandes plateformes, elles, gardent pour l’instant le silence.

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