Nous l'avons vu, de multiples visions du temps, du travail, de la nature, des générations, des identités, du corps coexistent. Et ce, peut-être plus que dans n'importe quelle autre période. Qu'en comprendre ? Quelle image d'ensemble peut résumer ce panorama français éclairé ? …
Communiquer le réel : les voies du discours et les codes de la conviction
Le multivers, thème issu de la physique quantique qui émerge fortement dans la culture populaire (voir le fameux Spider-Man. Across the Spider- Verse), fournit une bonne base de réflexion sur notre société contemporaine. Des réalités parallèles coexistent, se croisent ou non, interfèrent parfois les unes avec les autres selon des règles mystérieuses. Mais attention, il s’agit d’un multivers avant tout intérieur : c’est en chacun de nous qu’il s’exprime !
Tempête dans un pot de yaourt
Nous en sommes convaincus, les réalités qui s’affrontent sont avant tout le reflet de nos incertitudes intimes, face au présent, face au futur (GRAPHIQUE 36). En grande majorité, nous sommes devenus des individus multifacette, hésitant à chaque instant entre différentes stratégies, valeurs, représentations de nous et du monde.
Devant l’obsolescence progressive de nos certitudes sur l’avenir, justement, la majorité de nos concitoyens oscille sur la marche à suivre, vivant chaque décision comme un carrefour de perplexité plus ou moins conscient. Devant le rayon frais d’un hypermarché, nos différents moi s’entrechoquent. Qui suis-je, aujourd’hui ? Écolo ? Économe ? Locavore ? Solidaire des producteurs ? En recherche de plaisir ? Anxieux pour ma santé ? Juste pressé ? Un peu tout ça à la fois ? Derrière ce choix, d’apparence banal, se cache la confrontation de nos visions, souvent paradoxales, de ce que sont, ou devraient être le bon, le bien, le progrès. Tempête idéologique dans un pot de yaourt, comme dans tant de choses, désormais. Comme l’explique Frank Escoubès de Bluenove, qui a analysé avec d’autres les résultats du grand débat national, nous faisons de plus en plus preuve d’une « volatilité situationnelle » : acheteurs de bio et de produits locaux le week-end, quand nous faisons des courses au marché un moment de pédagogie avec les enfants, nous consommons du tout prêt en semaine pour tenir le rythme du télétravail. Fervents progressistes europhiles un jour, nous pouvons aussi être nationalement sécuritaires le lendemain. Oui à la solidarité mais non aux migrants… La liste est longue de nos hésitations. Nos fluctuations idéologiques façonnent une nouvelle norme, faisant le bonheur du marketing situationnel powered by IA et de tous les opportu- nismes : l’important est de nous donner ce que nous voulons dans l’instant, peu importe si cela renforce notre incohérence, génératrice de conflits.
Quoi de plus normal que l’augmentation des pathologies de santé mentale dans un contexte de telle incertitude et de cacophonie intérieure ?
La société magnétique – attractions désastres
À partir de ce constat, on peut discerner une image d’ensemble du fonctionnement de la société française. Une société devenue magnétique, qui fonctionnerait selon les lois de l’attraction-répulsion. La grande majorité de nos concitoyens y figurent des électrons libres, qui hésitent parfois quotidiennement sur leur trajectoire, leur vision du bonheur, leurs choix politiques. Ceux-là sont au centre du jeu. Autour d’eux gravitent des planètes plus denses de petits groupes fermement constitués, parfois radicaux, toujours minoritaires : des « non-hésitants », des qui ont choisi un camp, un prisme de lecture et défendent une vision de l’avenir d’autant plus cohérente qu’elle est univoque – planète nationaliste, planète woke, planète alternative, planète techno-solutionniste…
Le jeu magnétique est engagé : ces pôles de certitudes tentent d’exercer une attraction forte, de « recruter » de nouvelles particules, mais, et c’est une caractéristique majeure de notre société, se repoussent entre eux sans effort pour se parler. Et nous fluctuons, au gré de l’attraction- répulsion, tantôt chargés de colère revendicatrice, tantôt d’idéaux naturalistes, dans un mouvement plus souvent généré par les rejets que par les projets (GRAPHIQUE 38). Les dernières élections législatives en sont une belle illustration : à défaut d’avoir accouché d’un pôle d’attraction majoritaire, elles sont en passe d’organiser notre vie démocratique autour de pôles (et de personnalités) de répulsion. Le vote minoritaire est « pour » ; la majorité est profondément « contre ». Il faut prioritairement faire barrage : au RN, à LFI ou à la majorité présidentielle. Et la virulence des expressions laisse peu d’espoir quant à la capacité à se réagréger.
La société magnétique est là. Elle est moins structu- rée, moins rigide que la métaphore de l’archipel ne le donnait à entendre. Les nouveaux blocs ne sont pas complètement constitués, et la zone d’hésita- tion, de volatilité, est selon nous très importante. La matière est éminemment malléable. Tout ou presque peut advenir.
Demain : convergences ou divergences ?
De ce jeu magnétique surgissent deux avenirs possibles et opposés : d’un côté, la vraie archipé- lisation, celle des communautés divergentes où des blocs idéologiques luttent pied à pied. Dans ce scénario, la nation telle que nous la connaissons sera affaiblie, silotée, communautarisée, quel que soit le pouvoir en place. Citoyens, marques, consomma- teurs, penseurs, artistes devront choisir leur camp, leurs lieux, leurs alliés. La guerre des valeurs et des visions d’avenir traversera tous les collectifs, du village à la métropole, de la générationà la famille. C’est le scénario vers lequel nous allons, il faut le dire, si aucune force centripète ne se fait jour. De l’autre, le scénario est celui des diversités convergentes. Il ne présuppose pas une homo- généisation de la société française. Il repose au contraire sur une forme de synergie de nos diffé- rences, unies dans la seule conviction de la possibi- lité d’une trajectoire commune. C’est le je & nous, une manière d’être ensemble qui serait capable de respecter l’héritage positif de l’individualisme – qui permet à chacun d’exprimer sa richesse sans qu’elle soit étouffée ou censurée par le poids de normes sociales autoritaires –, tout en se mettant au service d’un collectif hétérogène, mais fédéré autour d’une même vision du « vivre bien ».
Les petits ruisseaux du « vivre mieux »
Si cet avenir trouve ses militants, alors marques, entreprises, pouvoirs publics locaux et nationaux peuvent en créer les conditions. Nos études montrent la présence encore forte d’une matrice prônant, assez largement, le souhait d’une concorde, et de l’expression de voies de progrès. D’abord, en identifiant la vision du vivre-ensemble qui semble la plus apte à proposer un scénario global qui accueillera les trajectoires positives de chacun. Sur quels éléments communs bâtir une vision suffisamment ouverte du « mieux vivre » ? Sur un désir partagé par tous : celui du changement. Que ce soit pour revenir en arrière, faire un pas de côté, accélérer, renverser la table ou rétablir l’âge d’or, les Français sont unis, au moins, par l’idée que quelque chose doit changer, et vite. Ils ne sont pas les seuls (GRAPHIQUE 35). Dès septembre 2020, le souhait d’un monde d’après s’exprimait ainsi pour 78 % des répondants dans 28 pays : « Que le monde change de manière significative et devienne plus durable et équitable plutôt que de revenir à ce qu’il était avant la crise du Covid-19 » (Ipsos pour le World Economic Forum, septembre 2020).
De l’Ars moriendi (ou l’art de prendre conscience de sa mortalité) peut naître un Ars vivendi, un art du « bien-vivre ». Tout comme une affection de santé peut déboucher sur un changement profond de vie et de valeurs, la longue maladie du progrès telle que nous l’avons jusqu’ici formulée peut provoquer l’émergence d’une conscience nouvelle, d’objectifs nouveaux, d’un mode relationnel différent, d’un changement profond, beaucoup plus profond que la seule question polémique des identités (qui ressurgit après la cérémonie des JO sur fond d’accusa- tions de wokisme), qui masque opportunément ce qui ne change pas.
Derrière l’identité : les peurs
La muleta des mœurs et de l’inclusivité accapare l’attention de tous, centre les débats sur l’identité des joueurs et leur éligibilité au jeu, là où la crise du progrès appelle à questionner le jeu en lui-même.
Nous nous battons pour jouer avec d’égales chances un jeu dont nous prenons conscience qu’il ne nous apportera plus le mieux-vivre auquel nous aspi- rions. Handicapé, gay, lesbienne, queer, féministe, masculiniste… aucune étiquette estampillée « conforme » ne prémunit contre la crise de sens du monde postmoderne, son quotidien de pression financière, son « mal-vivre ».
C’est le jeu lui-même qu’il est temps de repenser. Fabrice Midal (La Théorie du bourgeon, Flammarion, 2024) rappelle que « plusieurs grands philosophes du xixe et du xxe siècle comme Bergson et Niestzche ont convergé sans se concerter sur le fait que l’Occi- dent est en train de se couper de la vie », notamment en « réduisant tout à ce qu’on peut en tirer » : « Un arbre est une réserve d’oxygène, un animal est une réserve de calorie, un être humain, une ressource humaine. » Dans cette lecture du progrès, nous nous sommes progressivement autotransfor- més en objets de performance qu’il faut entrete- nir, améliorer, sur lesquels il faut capitaliser. Un jeu qui épuise ses joueurs et qui, gageons-le, n’est pas celui du monde d’après que beaucoup ont commencé à élaborer pendant la séquence du Covid-19. Celui-ci n’a pas eu lieu à grande échelle. En lieu et place, la « permacrise » ou « polycrise » est advenue, avec ses événements climatiques inquiétants, ses nouvelles guerres, échos de guerre d’avant, son infla- tion, ses restrictions, ses oppositions…
Le changement, c’est ici
Si le changement n’a pas eu lieu à l’échelle mondiale, c’est donc à petite échelle qu’il semble devoir émerger : en France, comme dans d’autres pays, c’est dans son micromonde que chacun concentre ses efforts pour vivre mieux selon un triptyque d’attentes qui tend à transcender les divisions d’âge et de CSP : ralentissement, équilibre vie pro-vie perso, proximité.
On peut y voir un mouvement de repli bien sûr, et il serait naïf de ne pas le faire. Mais s’il parvient à éviter la voie du sectarisme, ce repli pourrait être positif à moyen terme en diminuant la saturation cognitive, en reprenant la main sur son temps, en interagis- sant bénéfiquement avec des proches (humains ou animaux, si l’on en croit l’explosion du phénomène des animaux domestiques), dans un environnement dont la nature n’est pas exclue : se poser, tout sim- plement, quelque part, en local. Ce concept paraît intégrer un grand nombre de nos aspirations actuelles : envie de proche, de près, de vrai, d’un environnement presque idéalisé, débarrassé du bruit angoissant des grands ensembles et de la grande Histoire, où l’on peut refaire l’expérience du réel en direct, en petit comité. Et ainsi, engager la reconstruction d’une représentation plus positive.
Se réancrer
Puisque nous n’allons, selon les Français eux-mêmes, individuellement, pas si mal, puisque nous sommes, globalement, satisfaits de l’endroit où nous vivons, c’est sans doute de là qu’il faut repartir : l’échelle humaine, le point d’attache. Que l’on soit une entreprise, une institution ou une association, le point focal de la conviction réside dans le point d’ancrage. Dans cette période hautement existentielle où l’humain même est questionné (face à l’IA, face à la nature, face à l’altérité), nos concitoyens font peut-être consciemment ou inconsciemment preuve de sagesse en tentant de reconstruire juste autour d’eux un espace apaisé où reprendre souffle et, peut-être, réfléchir posément sur ce qu’ils sont et souhaitent vraiment, pour eux, pour leurs proches, voire pour le pays.
Et c’est peut-être en favorisant l’émergence des microrécits locaux, individuels ou tribaux qui y fleuriront que se reconstruira la possibilité d’un macrorécit collectif. La dernière tribune de la série L’Idée qui tue, de Nicolas Bordas, va jusqu’à imaginer que le modèle de développement et l’avenir des entreprises résideraient à présent dans l’hyperlocal. Quel challenge pour les annonceurs ! Et selon plu- sieurs penseurs (dont Bruno Perreau, dans Sphères d’injustice, La découverte, 2023), la nouvelle universalité sera non plus top-down mais bottom-up, à l’intersection de tous les « mieux-vivre » naissants.
Des désirs aux besoins
Qui souhaiterait soutenir cette dynamique de micro- récits positifs pourra contribuer à en favoriser les conditions d’émergence. Listons-en quelques-unes, dans lesquelles marques, entreprises, acteurs publics et privés pourront piocher.
Il s’agit sans doute en premier lieu de cesser de contribuer à un récit négatif et conflictuel, en identifiant les besoins fondamentaux des clients, consommateurs et citoyens et en y répondant, au lieu de travailler, sans cesse, à capter, créer, combler nos désirs. Le monde est clos et le désir est infini, titrait Daniel Cohen. La marque opportuniste parviendra, au moins un temps, à nous faire croire à la possibilité d’un monde modelé par nos désirs. Le marketing responsable nous accompagnera durablement en nous aidant à désirer le possible, sinon le nécessaire. Acteurs publics comme privés auront grand bénéfice à entendre les vrais besoins derrière les revendications, les désirs et la colère, postures issues de la peur du présent et de l’avenir qui révèlent d’abord notre besoin de réassurance et de sécurité : sécurité matérielle, puisque c’est celle dont nous pensons qu’elle nous protégera le mieux ; sécu- rité relationnelle et psychologique qu’offre l’ancrage dans un lieu, dans un collectif qui apaise – tous les psychologues l’ont démontré – notre besoin d’avoir. Maîtriser son territoire – ce fameux capital autochtone – y participe grandement.
Tout le monde veut participer
En second lieu il semble que la principale sphère d’actions possibles soit celle du changement accessible (physiquement et matériellement) : donner les moyens à chacun, selon sa situation, de commen- cer à se fabriquer son nouveau récit, aussi modeste soit-il. Personne n’aspire à être sur la touche de la société, bien au contraire. Mais attention, l’urgence actuelle des marques et des politiques à « proposer un nouveau récit » pourrait être contre-productive si ces récits sont encore le fait de nouvelles élites
pensant le bonheur des autres à leur place. Il pourrait donc s’agir de défiger les classes, comme l’explique Agathe Cagé, politologue, dans Classes figées (2023), en proposant les ingrédients du changement à prix accessible (on peut penser par exemple au projet de loi de TVA réduite sur les produits durables), en dérivant une partie des investissements destinés à la course à l’innovation technologique de rupture vers une innovation frugale, qui combine intelligemment des technologies existantes pour en per- mettre l’accès à moindre coût (y compris écologique), en organisant la circularité.
L’humain au centre
Il s’agira aussi d’investir la relation humaine : entre clients et marques, entre clients eux-mêmes, entre les salariés d’une même entreprise, entre l’entreprise et ses partenaires, entre les habitants et leurs élus. Nous avons besoin d’ambassadeurs, qui nous aident à réapprendre la relation apaisée. Former à la relation les salariés des marques qui sont en contact direct avec les clients, comme les agents du service public qui accompagnent les citoyens est une priorité. Le sentiment d’incivilité, issu d’interactions déshumanisées, nourrit la peur de l’autre. Les hôtesses de caisse, les coiffeurs, les infirmières et les « gens au guichet » ne sont pas seulement en première ligne. Ils sont aussi un puissant ferment de cohésion. Plus la puissance du numérique, de l’IA, résoudra les problèmes ordinaires, ceux qui rentrent dans les schémas et les protocoles, plus nous aurons besoin d’être à portée d’humains, de ces humains-là, pour tout ce qui dépasse et parfois nous dépasse.
Nous avons besoin de ces « synergiseurs » donc, mais aussi de conteurs, d’écrivains, de metteurs en mots et en images de nouveaux récits du « bien- vivre » suffisamment ouverts pour accueillir les histoires individuelles et pour les intégrer dans une représentation plus ample, plus crédible, plus por- teuse. La résurgence de la pensée mutualiste et coopérative, l’émergence d’une nouvelle économie des communs, la persistance, aussi, de la confiancedans les médias locaux(GRAPHIQUE37) sont autant de symptômes de notre besoin de nous inscrire dans des métarécits positifs, dans de nouveaux scénarios de progrès centrés sur l’articulation de l’individu et d’un collectif, de collectifs bienfaisants. Il s’agit alors peut-être de moins se préoccuper de performance que de robustesse, comme le propose le biologiste Olivier Hamant (Antidote au culte de la performance, Gallimard, 2023). Un éco-système robuste n’est pas le plus productif, mais il est celui qui est le plus capable de faire face à l’imprévu et celui qui épuise le moins les éléments qui le constituent.
Faire muter sa raison d’être vers une manière d’agir
Nous avons aussi besoin de marques inspirantes, plus culturelles qu’idéologiques, qui se laissent transformer par leurs clients, par des artistes, par des visionnaires qui en font évoluer le projet : des marques souples, robustes comme le roseau, donc, dans un nouveau rôle d’orchestration d’écosystème ouvert, de coordination des énergies et des forces, et garantes de l’intention finale de « mieux-vivre » individuel et collectif. Cet avenir s’ouvre avec le succès de marques d’un nouveau genre, comme C’estquilepatron?!,quiinventeunmodèlecom- mercial coopératif où producteurs, entreprises et consommateurs élaborent ensemble les produits qui leur paraissent justes pour chacun et pour tous. On pourrait citer aussi Smithfield Food, qui n’opère que dans une ville de Virginie mais y a développé un écosystème local complet et durable.
Enfin, plus que jamais, nous avons besoin d’observer les majorités et les marges pour dis- cerner les besoins actuels et futurs, pour décrypter les nouvelles représentations, pour discerner ce qui bouge et ne bouge pas, au-delà de l’écume, pour trouver le bon échelon, la bonne granularité, à la bonne distance de l’anecdote comme de la dictature de la moyenne. Et s’observer soi, en tant qu’entreprise ou marque, prendre le temps du miroir pour remettre en jeu sa raison d’être et sa manière d’agir dans cette période carrefour où les choix qui seront faits détermineront plus que jamais si notre avenir ressemblera davantage au monde d’Avatar qu’à celui de Game of Thrones.
Dans ce monde actuel, borné par la multiplicité des représentations du réel, que représentons-nous, finalement ? Chacun, média, marque ou institution doit se poser la question, l’intégrer et lui donner de la vie, celle qui change les destins et l’avenir.