25 juillet 2017

Temps de lecture : 3 min

Pourquoi la fenêtre ?

« Si je reste allongé près de ce cours d’eau c’est aussi pour retenir par cœur une leçon qui, selon mon maître, a pour nom Paix ou Contentement. » Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs, Londres, 188

« Si je reste allongé près de ce cours d’eau c’est aussi pour retenir par cœur une leçon qui, selon mon maître, a pour nom Paix ou Contentement. » Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs, Londres, 188

Si l’on a fini par admettre que la luxure est un péché capital, donc mortel, la curiosité peut vous mener aux portes de l’enfer. C’est exactement la direction qu’allait prendre la vie d’Henri. Tout au long de son existence, ce mot allait faire partie intégrante de sa personnalité. À croire que cette interrogation était née avec lui, comme sa sœur siamoise. À 10 ans, il reluquait la chair rose des cuisses de sa maîtresse. C’était sans conteste la question anatomique la plus amusante qu’Henri s’était jamais posée. Il était curieux d’en voir et d’en savoir davantage. Il comprit alors que sa réaction était due à une montée d’hormones. Ce qu’il allait vérifier très rapidement. Et son désir se transforma en une succession de réponses cartésiennes.

Plus jeune, Henri avait littéralement soumis ses parents à ses questions : pourquoi la mer est bleue ? pourquoi la mer est salée ? pourquoi le caca sent mauvais ? pourquoi on suce son pouce ? pourquoi on n’aime pas les brocolis ? Pourquoi ci ? Pourquoi ça ? À force, il avait acquis un savoir qui lui valait certes l’admiration de certaines personnes, mais aussi l’ennui. Il connaissait beaucoup trop de choses, parfois inutiles, sur presque tout. Il savait par exemple comment débillarder une rampe d’escalier, comment est né le Colisée, pourquoi la terre est légèrement ovale et comment elle s’est créée… Cela n’était qu’une partie infime de ses connaissances. Henri était né avec un énorme point d’interrogation à la place du cerveau. Il ne laissait jamais rien au hasard. Tout n’était que réponse rationnelle. Autant que possible. « Comment en es-tu venu à habiter ici ? Pourquoi ? Et avec ta femme, ça va ? ». Adulte, à peine rencontrait-il quelqu’un que ses questions fusaient. Chacune donnant naissance à une nouvelle.

Les gens aiment que l’on s’intéresse à eux, bien que… pas trop. Ils finissaient toujours par se lasser. Lui, il ne voyait pas le mal. Or, plus la conversation avançait, plus il devenait indiscret, malsain. Au point qu’il ne rencontrait les gens qu’une fois, tant ceux-ci souhaitaient se débarrasser de lui. Henri n’existait qu’au travers des autres. Il vivait par procuration. Il avait bien essayé de se soigner. Plusieurs fois il s’était allongé, mais chaque fois il s’était arrangé pour mitrailler son psy de questions. Alors la séance tournait-elle court. Henri l’avait suffisamment manipulée pour que le médecin le raccompagne et lui indique l’adresse d’un nouveau confrère. Henri était incapable de se contrôler. Ses gènes semblaient composés d’une succession de « pourquoi ? comment ? quand ? où ? » à l’infini. D’ailleurs, toute forme de curiosité ne débute-t-elle pas par une question ?

Avec le temps, sa vie se transforma en un gigantesque trou noir. Il était difficile de savoir s’il en avait conscience. Sa vie était un vide sidéral dont il n’avait aucune idée de la profondeur. Chaque jour, sa curiosité le poussait vers un horizon encore plus lointain : comment élit-on la reine des abeilles ? Pourquoi certaines sont-elles reines et pas d’autres ? Et dès qu’il trouvait la réponse, il était curieux d’autre chose. Avec le temps, Henri s’était retrouvé seul, avec pour unique compagnie sa soif de réponses. Il était devenu insignifiant aux yeux des autres. Pire encore, les gens le fuyaient. Même la boulangère se dépêchait de le servir. Chez lui, il notait partout ses interrogations. Sur les murs, les miroirs, dans des carnets, au feutre sur ses bras, et sur le revers de sa chemise.

Pauvre Henri. Éternellement insatisfait. Pourtant, un jour, une question, une, le libéra de toutes les autres. Elle fut celle-ci : quand vais-je mourir ? Enfin une question primordiale. D’ailleurs, il se demanda pourquoi il ne se l’était pas posée avant. Après tout, qui ne s’est jamais interrogé sur le jour de sa mort ? Il chercha plusieurs jours durant, dans les livres, sur Internet et ailleurs. Mais rien ne semblait le rassasier. Alors, il eut l’idée de trouver seul. Il faisait beau ce jour-là. Henri se sentait tellement oppressé. Il avait besoin d’air. Les points d’interrogation s’entrechoquaient sous son crâne. Il était impatient de rencontrer la réponse. C’est vrai, il y a bien une réponse à chaque question. Sinon pourquoi la question existerait-elle ? Encore une question à laquelle il devrait trouver une réponse, se dit-il. Mais il mit toutes les questions de côté, car il était trop impatient de connaître la réponse du jour de sa mort. Il faisait beau ce jour-là. Peut-être un peu frais. Il alla chercher un pull, puis il ouvrit la fenêtre, pour la dernière fois.

 Article extrait de la revue 21, La Curiosité

À lire aussi sur le même thème

Les Newsletters du groupe INfluencia : La quotidienne influencia — minted — the good. Recevez une dose d'innovations Pub, Media, Marketing, AdTech... et de GOOD

Bonne idée ! Je m'inscris !

Allez plus loin avec Influencia

the good newsletter

LES FORMATIONS INFLUENCIA

les abonnements Influencia