Si prendre de l’âge est le propre de l’existence, l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé (à 66 ans en moyenne, près de 3 ans de plus qu’en 2008*) et un renouvellement des générations en berne (avec un taux de natalité a -20% vs 2010*), conduisent inexorablement notre pays, comme la majeure partie des sociétés occidentales, vers le déclin démographique et pour certains, vers le déclin tout court du fait d’un probable changement de rythme (* INED, 2024).
Autrefois pourtant, la vieillesse était une étape valorisée et surtout respectée pour la richesse de ses accomplissements comme la pertinence d’un passage de témoin indispensable.
Mais, dans une société où désormais seule la jeunesse est synonyme d’inventivité, de progrès et de savoirs nécessaires à l’époque (Ok Boomer !), les vieux sont jugés, parfois sans pitié, comme moins utiles socialement et/ou improductifs économiquement. Et sont dès lors priés de laisser la place, sans se plaindre, en incarnant au mieux nos stéréotypes persistants de sagesse et de transmission désintéressée, pour bénéficier en contrepartie du soutien financier de plus en plus contraint des actifs (donc potentiellement renégociable).
Cachez-moi ce vieux que je ne saurais voir !
Il semble que cette invisibilisation ait commencé il y a un moment déjà. L’historien Philippe Ariès, dans son essai sur l’histoire de la mort en occident (1975), avait décrit le glissement de la fin de vie à la maison, entourée des siens, acceptée comme un fait naturel, vers une mort aseptisée et cachée dans un univers urbain, propre à l’isolement ou à la délégation à des tiers, pas toujours de confiance (cf. le livre scandale sur les Ephad, Les Fossoyeurs, de Victor Castanet).
La figure tutélaire du patriarche s’est ainsi progressivement effacée au profit de l’individu-roi. En permettant à chacun de se désynchroniser de la trajectoire linéaire de la vie et de ses marqueurs/rituels associés, la voie à une indétermination des âges s’est ouverte, dans laquelle les stigmates de la vieillesse doivent absolument être masqués et la mort repoussée, avant d’être un jour, peut-être, enfin maîtrisée.
La vieillesse est donc devenue un statut très subjectif dont les limites imprécises entretiennent un véritable déni démographique. Et ce, quand l’arrivée des Baby-boomers dans le grand-âge a fait définitivement basculer la courbe, avec aujourd’hui plus du quart de la population à plus de 60 ans et une projection à plus de 35% en 2050, sans dégradation supplémentaire de la natalité.
Difficile effectivement aujourd’hui de dire à quel âge exactement on devient vieux. L’administration, l’OMS et les services semblent s’entendre sur une séniorité qui débuterait à 60 ou 65 ans, avec l’âge légal de la retraite, symbolique couperet, fixé dorénavant à 64 ans. Dans les études et le marketing, la bascule s’opère 10 ans plus tôt, avec notamment un responsable des achats (nouveau nom de la fameuse ménagère) qui intéresse moins au-delà de 50 ans. Pour la science, le vieillissement est un processus continu qui débute véritablement dès 30 ans et, selon une récente étude de l’Université de Stanford, connait des pics d’accélération à 44 et 60 ans. Le fameux coup de vieux !
Pour ajouter à la confusion, l’Université du Michigan a mis à jour une distinction entre âge réel et âge perçu qui permet, dès 28 ans, de se désolidariser de son âge chronologique en se projetant jusqu’à 15 ans de moins que la réalité pour « se protéger des effets néfastes des stéréotypes de l’âge sur son estime de soi ». Ainsi, il a été démontré que plus on avance en âge, plus on a tendance à retarder l’entrée dans la vieillesse.
Pour une seniorité décomplexée
Certains signes ne trompent pas. Les derniers tabous liés à l’âge tombent comme la ménopause et le corps des femmes, les cheveux blancs, la sexualité, la nouvelle grand-parentalité… Comme le recours à la médecine esthétique, plus douce que la chirurgie, qui ne cesse de croitre avec 1,2 million d’injections en France pour un marché estimé à près de 200 millions d’euros en 2022, loin devant les autres segments (Salon IMCAS, 2024). Ou encore le nombre de divorces et de remise en couple après 50 ans qui explose en France, comme les applications de dating qui leur sont dédiées (DisonsDemain, Meetic Senior, Nos belles années…).
Pas étonnant alors de voir fleurir dans les médias des revendications plus visibles sur ces nouveaux statuts hybrides, assortis de mots-valises justifiant ces nouveaux ressentis totalement assumés (sexygénaires, quinquados, …), jusqu’aux tentatives pour renommer positivement la séniorité. D’abord timidement avec le magazine S de Sophie Davant, puis avec Nold pour Never Old, la newsletter de deux collaboratrices de Danone à destination d’une génération d’individus trop vieux pour être jeunes et trop jeunes pour être vieux, le nouveau média Mesdames et sa société de production de Maïtena Biraben et Alexandra Crucq ou encore Vieux, le magazine qu’on finira tous par lire. Sur les réseaux, on s’arrache les influenceuses de plus de 50 ans, dans la publicité, les égéries ne cachent plus leurs rides et au cinéma, les actrices plus âgées qui prennent enfin leur revanche dans des rôles principaux (en 2019, ils étaient 2 fois moins importants que ceux de leurs homologues masculins de plus de 50 ans). A la dernière Mostra de Venise, ce sont Tilda Swinton (62 ans), Julian Moore (62), Monica Belluci (59), Nicole Kidman (57), Sigourney Weaver (71) et Isabelle Huppert (71) qui étaient à l’honneur.
Faire du neuf avec du vieux
Si ce changement de regard a de quoi réjouir, il masque mal un quotidien très différent pour les seniors dans la permanence d’un processus d’invisibilisation socio-économique. Alors que la loi impose désormais de travailler en moyenne deux ans de plus, le maintien et l’accès à l’emploi des plus de 50 ans en France est problématique et à l’origine d’une peur profonde de déclassement comme d’une précarisation financière. Si le taux d’activité des 50-64 ans est en croissance à 69,7 % dans un contexte de plein emploi, il chute drastiquement après 60 ans à 38,9 %, un des taux les plus bas d’Europe. Quand on les interroge, 65% d’entre eux pensent que le statut de senior a une connotation négative en entreprise (Baromètre Malakoff Humanis, 2022) ; La moitié des salariés et les ¾ des demandeurs d’emploi ont déjà ressenti une discrimination liée à l’âge quand 75% des DRH admettent privilégier des profils plus jeunes. C’est pourquoi 80% accepteraient une baisse de rémunération pour conserver leur emploi (Étude Page Group, 2022).
Et si les seniors sortent ainsi malgré eux du système économique classique, ils continuent à contribuer pour fluidifier la vie des actifs (garde des petits enfants, aidants pour leurs parents) comme la vie en société avec une implication dans le milieu associatif pour 27% des plus de 65 ans bénévoles au moins une fois par mois (Enquête ENEAD, 2021). Sans statut, si ce n’est celui envié de retraité qui a du temps et de l’argent pour ses loisirs. Mais, avec une moyenne de 1.420 € nets mensuels en 2023 pour une carrière complète, les retraités ne sont pourtant pas vraiment à la fête (Ministère de la Santé et de la Prévention, 2024).
Avec ce glissement qui s’accélère vers une société plus âgée, il est venu le temps de repenser nos priorités à l’aune de ce que les individus vont être en capacité de faire grâce à une technologie au service de l’autonomie (déjà bien avancée au Japon) et d’un meilleur accompagnement, social comme médical, à chaque moment d’une vieillesse nécessairement plus active, jusqu’à la prise en charge de la dépendance. C’est ce que propose les scénarios possibles pour la France de 2040 imaginés récemment par Dylan Buffinton pour la Fondation Jean Jaurès.
Pour ne pas sombrer dans la tentation d’un jeunisme de façade qui conduirait à faire disparaitre définitivement les séniors (comme dans Le K de Dino Buzzatti), l’étude nous invite à anticiper une société du keiro (respect pour les personnes âgées en japonais) en devenant senior-attentif.
Pour une vie en mieux !