12 janvier 2023

Temps de lecture : 9 min

« Plus le monde bouge, plus la vision est indispensable », Pascal Démurger (MAIF)

Voilà une vingtaine d’années que cet homme navigue à la MAIF. Dès 2013, Pascal Demurger faisait prendre au groupe le chemin de la transformation numérique, nommé DG en 2016, il assumait en 2018 – bien avant beaucoup de patrons français – de soutenir le dispositif de société à mission lancé par la loi PACTE, mettant concrètement l’assureur MAIF face à ses responsabilités sociétales et environnementales. Une interview tirée de la revue 41 d’INfluencia.

Un modèle de contribution positive qu’il développe en 2019 dans « L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus »* : « Ni ma nature ni mes fonctions ne me portent à la rêverie ou à l’idéologie. […] Mais je souhaite convaincre, car si ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour le monde, alors il y a urgence à généraliser ce modèle. » Écoutons cet homme réputé de « confiance », la substantifique moelle de son management.

IN : comment définiriez-vous l’adaptabilité pour une entreprise ?

Pascal Demurger : lorsqu’on fait de la voile, on se fixe un cap, et on est amené à naviguer en fonction du vent et des courants autour de la ligne droite qui est entre le bateau et le cap. À la tête d’une entreprise, c’est la même chose, il y a toujours un jeu entre le long terme et la capacité à court terme de s’adapter au contexte. À la MAIF, nous déclinons cela sur trois niveaux : l’expression de la vision de l’entreprise, le plan stratégique et l’adaptation permanente aux réalités du moment.

La vision – nous avions rédigé un texte en 2014 qui exprimait cette vision sur une décennie – est le cap que l’on suit et sur lequel sous aucun prétexte nous ne dérogeons. C’est pour moi le point essentiel, car c’est elle qui donne le cadre, l’affirmation renouvelée du modèle d’entreprise que nous voulons bâtir, la singularité que nous souhaitons développer dans le management, la culture interne et la relation client. Nous avons ainsi fait le choix d’avoir une relation client très particulière – qui ne repose pas seulement sur la préservation mais aussi sur la défense active des intérêts de nos clients, fussent-ils aux dépens de ceux de l’entreprise. C’est une posture particulière et, in fine, ce n’est pas au détriment de l’entreprise parce qu’elle crée énormément de satisfaction et de fidélité. L’entreprise sur le long terme s’y retrouve.

La vision c’est aussi la responsabilité que nous avons quant aux conséquences de nos actes et décisions. C’est évidemment une thématique un peu nouvelle pour les entreprises. Mais quand on connaît l’état du monde qui nous entoure et l’impact que nous pouvons avoir, nous ne pouvons pas fuir cette responsabilité et nous sommes obligés de nous interroger sur les conséquences de nos choix. Et plus le monde bouge, plus la vision est indispensable, parce qu’autrement on se fait balloter par les flots. Avec un vrai risque, et pas seulement pour l’entreprise, aussi pour son environnement. Quand on voit certaines marques se laisser complètement porter par les effets de mode, cela peut être dramatique.

 

IN : à côté de la vision, il y a le plan stratégique.

PD : le plan stratégique est sur du moyen terme, sur quatre ans. Il sert d’outil de programmation et fixe les priorités. Comme dans toute organisation, nous avons une masse de projets et d’envies infiniment supérieure aux capacités que nous avons de les réaliser. Il faut distinguer les deux premières années et les deux dernières. Nous mettons en place ce que nous appelons « un plan stratégique de myope ». Un myope voit bien ce qui est près et flou ce qui est loin. Les deux premières années, surtout dans une entreprise comme la nôtre, il y a quand même une inertie assez forte, on avance sur notre « ère », pour reprendre la métaphore du bateau. Et puis les deux années suivantes, on voit plus flou et donc on se réserve une capacité d’ajustement. Et puis il y a le sujet de l’adaptation permanente, car il se passe de nombreux événements imprévus, et l’actualité récente en est riche. Et cela a un impact gigantesque sur les organisations. Le confinement est l’exemple typique, voire extrême, à la fois de l’ampleur de l’adaptation qu’il a fallu mettre en œuvre et de la rapidité de cette adaptation. Nous avons eu 24 heures pour changer radicalement la manière d’opérer et nous l’avons fait, comme tout le monde d’ailleurs, et c’est ce qui est incroyable. Et puis après le confinement, il y a eu le télétravail. Nous avions un peu anticipé le phénomène puisque depuis quelques années nous avions déjà un accord expérimental que nous avons généralisé. Des attentes sont nées et il a fallu bien évidemment s’y adapter. Cela, nous ne l’avions pas prévu, ce n’était pas dans la vision, ni même dans le plan stratégique, ou ça l’était mais de manière marginale. Et puis en tant qu’assureur, il faut également s’adapter à de nouveaux risques, comme le risque cyber, ou l’ampleur et la rapidité du changement climatique, etc.

 

Lors du confinement, il n’y avait plus de voiture sur les routes. Nous nous sommes forcément interrogés sur notre légitimité à conserver des primes d’assurance et à tirer un quelconque profit de la crise sanitaire.

 

IN « Adaptation-réaction », comme ce qui s’est produit pendant la crise du Covid lorsque vous décidez de redistribuer 100 millions d’euros à vos sociétaires en raison de la chute de la sinistralité automobile, soit quasiment le montant de vos résultats annuels (127 M€ en 2018).

PD : c’est une bonne illustration de ce jeu entre la vision de long terme et le modèle d’entreprise que je souhaite développer, et l’adaptation permanente aux circonstances. Le confinement arrive et il n’y a plus de voiture sur les routes. Une fois ce constat fait, nous nous sommes forcément interrogés sur notre légitimité à conserver des primes d’assurance qui ne servaient pas à rembourser les accidents puisqu’il n’y avait plus de circulation, et à tirer un quelconque profit de la crise sanitaire. Cette interrogation, qui n’est pas normale pour une entreprise classique, était guidée par la vision que l’on se fait de l’entreprise et de sa place dans la société.

 

IN : et puis il y a l’adaptation aux opportunités du marché, comme le rachat de la Camif ?

PD : en 2021, nous avons en effet fait l’acquisition de la Camif, une société qui représente 1% du groupe. Ce n’était pas prévu, la Camif était à un moment de son histoire où les investisseurs (Finalp et Citizen Capital, ndlr) qui étaient montés au capital il y a dix ans souhaitaient se retirer. Ce rachat faisait triplement sens pour nous : historiquement, car la Camif est fille de la MAIF et d’une certaine manière nous retrouvions ce lien. Cela faisait sens également en termes de proximité de positionnement, car la Camif est une entreprise très engagée. Et c’était aussi un test, l’occasion pour la marque MAIF de sortir de son activité d’assureur.

 

IN : comment intégrer du collectif au sein du processus de décision ?

PD : c’est ce que nous faisons au sein de notre gouvernance puisque celle-ci n’est au fond qu’une représentation de deux collectifs : celui des clients – nos administrateurs sont élus par l’AG, qui est élue par nos sociétaires, c’est-à-dire nos clients – et celui des salariés. De la même manière, la façon dont l’entreprise est dirigée s’appuie beaucoup sur le collectif. Nous avons énormément d’interactions avec le corps social, que nous sollicitons pour qu’il s’exprime sur nos orientations et nos choix.

IN Cela permet de remettre du sens au cœur de l’action, ce qui est un challenge énorme.

PD : tout à fait, et ce sens au cœur de l’action est un des piliers de notre management. Nous avons complètement fait évoluer le management il y a une petite dizaine d’années, avec trois piliers. Un pilier qui est celui du sens ; on ne peut pas aujourd’hui manager 10 000 personnes si on n’est pas capable de donner du sens à leur action. Et ce sens, il est à deux niveaux : celui de l’entreprise, sa mission, sa contribution, son rôle social, et au niveau individuel, en tant que salarié quelle est ma contribution réelle directe à cette mission globale ? Le deuxième pilier central est celui de la confiance à l’égard des salariés. La relation avec l’entreprise est radicalement différente si chaque salarié a le sentiment légitime que l’entreprise lui fait confiance. Le troisième enfin est la nature des relations qu’on veut créer à l’intérieur de l’entreprise, veut-on une compétition permanente entre les individus, ou plutôt un collectif à l’intérieur duquel chacun est attentif à l’autre et s’engage pour une cause, où les salariés deviennent ainsi les meilleurs ambassadeurs de la marque ?

 

IN : voyez-vous des résultats tangibles à cette attitude ?

PD : nos décisions reflètent l’engagement profond de la MAIF – comme celle de reverser l’équivalent de 100 M€ d’économies de sinistres à nos sociétaires, ou celle de sortir des énergies fossiles (pétrole et gaz) d’ici à 2030 qui a non seulement renforcé la fierté de nos salariés et militants, mais aussi la fidélité de nos clients. Cela s’est traduit par un collectif encore plus uni et aussi par une forte hausse des adhésions et une image de marque renforcée. En 2021, nous avons pulvérisé le record de développement, là où nous étions à 40000 ou 50000 sociétaires supplémentaires chaque année, en 2021 nous sommes passés à près de 100000, chiffre que nous dépasserons en 2022.

 

Tout le monde pressait les entreprises d’avoir un impact positif sur l’environnement. Ce qui s’est passé, c’est un développement gigantesque du purpose washing : elles lavent toutes plus blanc que blanc.

 

IN : l’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus, tel était le titre de l’ouvrage que vous avez écrit en 2019. Est-ce toujours le cas ?

PD : plus que jamais. Quand le livre est paru, c’était encore une manière de voir assez minoritaire, aujourd’hui ce n’est peut-être pas encore sincèrement majoritaire mais c’est majoritairement revendiqué. Il est à peu près impossible désormais pour un dirigeant d’entreprise de ne pas affirmer qu’il se préoccupe des conséquences de l’activité de son entreprise et de ne pas faire part de sa volonté d’agir pour le bien commun, car les attentes des consommateurs, des salariés, des futurs salariés, des étudiants et des investisseurs, ont fortement évolué. Tout le monde presse l’entreprise d’avoir un impact positif sur l’environnement, de jouer un rôle social, d’assumer sa responsabilité au sein de la société. Donc, oui, je suis toujours convaincu de cette nécessité. Mais je pensais que les choses bougeraient beaucoup plus vite. Ce qui s’est passé depuis, c’est un développement gigantesque du purpose washing : toutes les entreprises lavent plus blanc que blanc, avec une réalité qui ne suit pas tout à fait le rythme des annonces. Pourquoi ? Parce que la grande majorité des entreprises et en particulier celles qui sont cotées vivent une tension extrêmement forte entre des impératifs financiers de court terme (verser un dividende, soutenir un cours de Bourse) et une idée de performance plus durable qui se mesure sur un temps beaucoup plus long. Je pense aujourd’hui que la situation n’évoluera pas seule et que l’État doit accompagner les entreprises qui souhaitent s’engager.

IN Comment ?

PD : il y a plusieurs terrains sur lequel l’État peut agir**. Par exemple, la commande publique. Aujourd’hui, les subventions ne sont pas conditionnées par des critères environnementaux ou sociaux. Au total, quelque 150 milliards d’euros sont versés chaque année, y compris aux sociétés polluantes ou destructrices d’emplois, ce qui est choquant. C’est une vision totalement court-termiste des choses et néfaste à la fois sur le plan éthique, politique et même sur le simple plan de la gestion des données publiques. Il faudrait pénaliser une entreprise qui délocaliserait et, à l’inverse, récompenser une société agissant plus durablement. Un tel dispositif aurait le mérite de rétablir une forme d’équité.

 

IN : et cela vaut aussi pour la fiscalité. Est-il normal qu’elle ne soit pas modulée en fonction du comportement des entreprises ?

PD : il y a en effet des actions sur le plus long terme qui sont possibles, notamment sur le sujet de la qualité de l’information extra-financière des entreprises. Ainsi faudrait-il évaluer leur performance en l’adaptant à partir de critères autant extra-financiers que financiers afin de leur attribuer un impact score global, calculé de la même façon pour toutes et rendu public, cela pouvant orienter les choix des consommateurs et des investisseurs. De la même manière, sensibilisons les dirigeants d’entreprise à la question environnementale et sociale. Pourquoi ne pas mettre au moins la moitié des indicateurs permettant de calculer le variable dans leur rémunération sur des critères sociaux et environnementaux et non uniquement financiers ?

IN : vous êtes devenu une société à mission en 2020. Un monde idéal serait-il un monde où toutes les entreprises seraient à mission ?

PD : un monde idéal serait composé d’entreprises ayant un objet social qui dépasse leur simple profit, qui poursuivent des objectifs sociaux et environnementaux. Aujourd’hui, le fait de devenir société à mission est le symbole statutaire de cette volonté. Mais la caractéristique de ce statut est que c’est d’abord un choix qui paradoxalement est au fond peu contraignant. Il entraîne certes des contraintes de gouvernance et de transparence. Mais ce statut n’impose pas un standard, chaque entreprise se fixe à elle-même ses propres objectifs. Dans une entreprise comme la nôtre, qui était déjà très engagée, le passage à ce statut a changé la représentation que nous nous faisions de notre mission et a rendu irréversible le mouvement que nous avons engagé. Je n’imagine pas dans quelques années annoncer que la MAIF renonce à être société à mission…

*Éditions de l’Aube.
**Lire les propositions détaillées de Pascal Demurger dans le rapport de la Fondation Jean Jaurès « L’urgence du temps long : un nouveau rapport État/entreprises pour une prospérité durable », janvier 2022.

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