30 mars 2016

Temps de lecture : 7 min

Peut-on compter sur la quantification ?

« L’homme est la mesure de toute chose », ce crédo philosophique postule que chaque individu voit et juge le monde à sa manière. Le développement de technologies de mesure de soi permettrait aux hommes d’avoir une représentation chiffrée de leurs agissements, de s’autodiagnostiquer. La donnée deviendrait-elle alors la mesure de l’homme ?

« L’homme est la mesure de toute chose », ce crédo philosophique postule que chaque individu voit et juge le monde à sa manière. Le développement de technologies de mesure de soi permettrait aux hommes d’avoir une représentation chiffrée de leurs agissements, de s’autodiagnostiquer. La donnée deviendrait-elle alors la mesure de l’homme ?

Le quantified self, en français « soi quantifié » ou « auto-mesure », représente la volonté des hommes de pouvoir capturer, analyser et partager leurs données personnelles dans une logique de « mieux-être ». La mesure de soi n’est pas nouvelle et s’inscrit dans la filiation de diverses pratiques, à la fois physiques (mesure de la marche avec le podomètre) et numériques (mesure de l’engagement sur les réseaux, du trafic sur son blog).

C’est le développement des technologies mobiles munies de capteurs mesurant nos agissements qui a permis à la quantification d’intégrer nos pratiques quotidiennes. La croissance du marché électronique a induit une baisse du coût des matériaux ; de ce fait, les capteurs et les chiffres qu’ils produisent se sont peu à peu inscrits dans nos dispositifs en chiffrant chacun de nos agissements. D’après Robert Vassoyan, Directeur général de Cisco France, « Les objets connectés représentent un levier de compétitivité formidable ». Cette entreprise, souvent dénommée « le plombier du net » prévoit plus de 50 milliards de terminaux connectés d’ici 2020 contre 12 milliards aujourd’hui .

La quantification de soi, un enjeu de visualisation

La quantification permet d’exprimer en chiffres nos agissements, qu’ils soient concrets (déplacement physique) ou abstraits (état émotionnel). Elle met des chiffres sur des mots, des résultats sur des états individuels autrefois difficiles à appréhender. Pour ce faire, les capteurs présents dans nos technologies mobiles transforment par équivalences nos agissements en grandeurs utilisables par un instrument de mesure. Cette production de chiffres vise à opérer des comparaisons : l’individu est mis face à ses performances passées et également celles de son entourage. Au travers de l’automesure il peut « jauger le réel ». La quantification de soi opère une situation réflexive : en étant confrontés aux traces de leur propre activité, les sujets se pensent en train d’agir, ils ont accès à un « portrait chiffré » d’eux-mêmes.

La finalité du quantified self n’est pas tant la production de données renseignant nos agissements que leur mise en forme sur des interfaces pour en extraire du sens. Le cumul des données sur un tableau de bord permet à l’utilisateur d’analyser l’évolution de son comportement en effectuant des comparaisons entre ses différentes performances. Cela conduit les utilisateurs à adopter à diverses échelles une posture d’autodiagnostic, un procédé qui nécessite toutefois des compétences, du temps et de la familiarisation.

La quantification ou gestion des « sois »

La quantification permettrait à l’homme de mieux se connaître afin « d’optimiser » sa vie. La logique de performance impliquée n’est pas sans rappeler l’approche « gestionnaire » héritée du monde de l’entreprise. Par l’utilisation de ces dispositifs, l’individu entrerait dans une forme quasi managériale de soi. Durant sa journée l’utilisateur peut consulter ses KPI (Key Performance Indicators) pour observer l’évolution de sa performance et œuvrer à modifier son comportement. Le management de soi permis par les objets connectés s’étend à de nombreux domaines : l’activité physique (Nike+, Runtastic), sommeil (Jawbone), le poids (Withings), la nutrition (MyFitness Pal), le suivi de maladie par auto-consultation ou encore la mise en chiffres son état émotionnel quotidien.

La visualisation de nos propres données tend dans une certaine mesure à rendre poreuse la distinction entre patient et médecin, l’individu s’autonomise à un certain degré en effectuant son diagnostic et devient dès lors plus exigeant vis-à-vis du professionnel de santé, le rapport savoir-pouvoir s’en trouve modifié. Dans une certaine mesure l’individu est rendu extérieur à lui même, et peut, comme le médecin, appréhender son état par l’entremise d’outils techniques. C’est finalement l’attention à sa propre mesure qui compte davantage que la mesure elle-même. L’expérimentation MesInfos (un projet de santé impulsé par la collecte de données) mise en place par la FING s’inscrit dans cette logique de « self data » : aider l’individu à devenir acteur de ses données personnelles – à la fois mieux les comprendre pour éviter les mauvaises interprétations et garantir leur confidentialité. L’étude « Mobile health and fitness apps what are the privacy risks ? » réalisée par l’association américaine de la vie privée Privacy Rights Clearinghouse en 2013, révélait que la majorité des applications de quantified self de santé et fitness ne garantissent pas la sécurité des données produites. Ce qui impose à l’utilisateur de s’inscrire dans une triple logique de production, de consultation et de protection des « traces » produites par la quantification.

Les dispositifs de quantification de soi permettent aux individus de penser leurs actions dans le temps : mesurer les performances passées, l’effort atteint et appréhender les perspectives futures de développement. En analysant les données produites, les usagers sont amenés à repenser leur performance dans le but d’agir sur eux-mêmes. De son côté, le chercheur en nouvelles technologies, Evgeny Morozov estime qu’il faut se garder de tout « solutionisme technique », c’est penser que la technologie va irrémédiablement changer nos vies. La mise en chiffre de soi reste une pratique relativement marginale ou du moins occasionnelle et le partage des données sur le long terme tend à se banaliser au point de faire perdre au dispositif de son attractivité. D’après une étude menée par l’institut CSS Insight, 40% des individus équipés d’un capteur ont arrêté de l’utiliser parce que cela les ennuyait ou parce qu’ils oubliaient de le porter.

Narcisse 2.0 ?

La gestion des données produites par l’individu ne s’arrête pas à un rôle consultatif, c’est également un moyen d’opérer une représentation de soi sur les médias numériques. Comme le souligne Johanna Masson dans son mémoire de fin d’études : « La performance sportive est alors associée à un entraînement fréquent de qualité, permettant à une personne d’évoluer et d’atteindre l’objectif qu’elle souhaite. La notion d’image de soi est donc omniprésente dans le rapport au sport. Ici, elle renvoie avant tout à la construction d’un soi meilleur, à une construction autonome et personnelle ».

La montre connectée de Rip Curl permet aux surfeurs de quantifier leur performance et de les mettre en avant sur un réseau social dédié à cet effet. La quantification permet alors à l’individu de gérer les « sois » qui composent sa personne : c’est-à-dire porter un regard sur sa performance physique et la médiatiser sur les réseaux sociaux pour générer de l’engagement qui se mesurera à coup de « like ». La performance est présente à toutes les échelles. Le management de soi est double : physique (lié à son état) et social (lié sa réputation en ligne). La diffusion des technologies mobiles se rapprochant du corps a permis une routinisation de la mise en donnée et donc de la mise en récit de soi. Comme le souligne la chercheure Béa Arruabarrenadu : « Par la mesure et le partage rituels de données et de connaissances, la quantification numérique ne se contente pas de fournir de nouvelles représentations de soi, elle crée une nouvelle façon de s’objectiver, de se raconter et d’agir sur soi, à la fois par la puissance de ses procédures et par les mises en commun des données ». La mise en donnée de l’individu implique une nouvelle forme de récit de soi, mais les chiffres disent-ils pour autant « tout » de nous ? N’apparaissent ils pas à certains égards comme une nouvelle norme sociale ?

Le quantified self pourrait à certains égards exercer une pression sociale : créer un sentiment d’urgence chez les individus non équipés pour les inciter à participer, par exemple dans le cadre de pratiques sportives pouvant marginaliser les non pratiquants. De plus, la mise en perspective de soi via les données permet également de se comparer aux autres. En mutualisant les données produites, les réseaux sociaux inscrivent nos pratiques quotidiennes dans une logique de compétition et de mise en valeur de l’efficacité au risque de marginaliser les moins performants qui se trouvent en deçà de la norme.

La quantification, peut-on vraiment compter sur le chiffre ?

La quantification représente la promesse d’appréhender de façon objective le monde et soi-même, ce pari semble d’autant plus audacieux lorsqu’on « mesure » à quel point notre rapport à la société est subjectif. N’y a il pas un risque sous-jacent à vouloir tout objectiver ? Il semble par exemple complexe de mathématiser de façon tangible l’émotion, de la quantifier et la comparer entre divers individus.

Le chiffre représente certes un indicateur clé mais ne peut en aucun cas tout dire de nous. Comme le souligne la chercheuse en sciences de l’information et de la communication Fanny George la quantification de nos agissements nous fait perdre de vue la dimension qualitative de la vie humaine. Le chiffre a ses propres limites et semble restreint dans une logique de comparaison, nous pouvons chiffrer notre poids ou le nombre d’amis que nous avons sur Facebook mais la donne n’est pas la même. Notre double chiffré représente bien souvent un portrait tronqué plus qu’une description fidèle de nous-même, il dépend des agissements que nous souhaitons soumettre à la quantification ! Il ne s’agit pas uniquement de s’intéresser à ce que la donnée représente mais également à ce qu’elle ne dit pas de nous-même.

La donnée génère énormément de fantasme alors qu’en réalité il n’est pas toujours évident d’en extraire du sens, d’autant plus que le chiffre est malléable, les individus peuvent à certains égards lui faire dire ce qu’ils veulent. La donnée n’est pas la réalité, mais « une réalité » permise par la mise en chiffre de nos agissements. Leur collecte s’intègre de façon plus large dans le courant transhumaniste : une logique d’amélioration, d’augmentation de l’homme par la technique. Le chiffre dit beaucoup de nous, reste à savoir si l’on peut compter totalement sur lui dans une logique de « mieux être ».

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