Peur(s) sur la com, acte II : deux tables rondes pour élargir le champ de vision
Dans la continuité de la première soirée-débat du 26 mars dernier organisée par INfluencia — déjà couverte dans nos colonnes — autour du livre Peur(s) sur la com, la fin d’un monde, deux nouvelles tables rondes prenaient le relais pour élargir le spectre des échanges avec des profils porteurs de modèles émergents mais au constat similaire : celui d’un secteur en quête de valeur, entre héritage et recomposition.
Après le temps des figures historiques, celui des nouvelles lignes de front. Le premier débat, déjà traité dans un précédent article, avait réuni plusieurs figures tutélaires de la publicité française – Olivier Breton, Gilles Masson – autour du livre Peur(s) sur la com, la fin d’un monde. Ce premier temps fort, tenu le 26 mars 2025 à l’Hôtel de l’Industrie, dressait un constat sévère mais lucide : celui d’un monde publicitaire en perte de repères, fragilisé par la montée en puissance de l’IA générative, la dictature de la data et l’essoufflement du modèle d’agence traditionnel. Souvent critiques, parfois nostalgiques, les intervenants évoquaient une industrie à bout de souffle, dont les fondations — créativité, confiance, long terme — semblaient s’effriter, tout en exprimant une note d’optimisme sous conditions pour l’avenir.
Les deux tables rondes que nous relayons aujourd’hui ont directement prolongé ce débat en élargissant les perspectives et en invitant d’autres voix à s’exprimer. Cette fois, les discussions se sont organisées autour d’un double prisme : celui des grandes manœuvres (fusions, rachats, reconfigurations) d’un côté, et celui de la transformation des modèles, du terrain, de l’intérieur, de l’autre. Deux tables, deux atmosphères, mais un même constat : le monde de la communication n’a jamais été aussi fragmenté.
Jean-Pierre Séguret, associé fondateur de Ryder & Davis, a ouvert la première de ces deux séquences par un état des lieux sans concession du marché : « Il y a beaucoup de vendeurs, peu d’acquéreurs. Le marché se polarise entre ceux qui innovent vraiment et ceux qui n’ont pas su — ou pas voulu — bouger assez vite ». Dans cette logique de tri naturel entre ceux qui évoluent et ceux qui stagnent, la question n’est plus de savoir si le modèle des agences traditionnelles peut encore tenir, mais à quelle vitesse il vacille, ou se transforme
Face à cette recomposition, les cabinets de conseil font figure de bulldozers tranquilles, imposant leur culture de la rationalisation et de la mesure. « Accenture, c’est dix fois la valeur de WPP », note Séguret. Une puissance financière inédite, qui leur permet non seulement de racheter à tour de bras, mais aussi d’attirer les talents, voire d’imposer leur vision du métier. « C’est un nouvel entrant qui arrive avec des moyens incroyables. Et tout va vers eux parce qu’ils promettent du ROI rapide et mesurable ».
Création, performance : la fin du grand écart ?
Face à la toute-puissance du “court-termisme”, certaines voix appellent à la réconciliation entre performance et création. C’est le cas de Manuela Pacaud, directrice générale d’Isoskèle : « La performance pure atteint un plafond. Le vrai gap de performance, on l’obtient quand on ajoute un message puissant, une idée qui fait réagir ». Isoskèle, groupe né de la data, a ainsi racheté une agence créative, San John, preuve qu’il ne suffit plus d’optimiser : il faut aussi faire vibrer. Un avis partagé par François Fouasson, co-dirigeant de VTscan : « Il faut arrêter d’opposer la marque et la perf. La publicité, ça marche. Et ça a un impact business, mesurable ». Pour lui, cette opposition est « mortifère », surtout dans un contexte où les décideurs marketing restent peu de temps en poste : « Quel intérêt ils auraient à construire pour après-demain ? Aucun, soyons clairs ».
Il insiste sur un point souvent négligé : une bonne campagne, bien diffusée, peut générer des effets immédiats. « Quand une pub sort à la télé un dimanche soir, il y a un vrai impact. Ça téléphone, ça marche. C’est prouvé, mesuré, analysé ». D’où la nécessité pour les agences de se réapproprier ce discours, de le porter auprès des clients : « Tu n’es pas obligé de dépenser tout ton argent chez Meta ou Google. Tu peux décider d’investir sur ta marque, dès maintenant, de façon efficace, avec les bons outils et les bons conseils ».
Ce souci de pédagogie traverse toute l’intervention de Fouasson. Il dénonce l’attentisme de certaines grandes agences, obsédées par “la prochaine copie”, incapables de parler business avec leurs clients. « Si cette mentalité était amenée à disparaître, cela faciliterait grandement le dialogue sur le partage de la valeur ». Une valeur qui, selon lui, s’est « écrasée », en grande partie à cause d’un système de compétitions toujours plus délirant : « Des AO à cinq, sept agences pour 50 000 €, ça existe encore en 2025 », concède-t-il volontiers.
Jeunes pousses, nouveaux codes
C’est sur cette toile de fond que s’est tenue la deuxième table ronde. Moins portée sur les diagnostics macro, elle a permis de faire entendre la voix d’une nouvelle génération d’agences, aux modèles hybrides, pragmatiques et agiles. Matthieu Reinartz, président de Hungry and Foolish, revendique un parcours atypique. « Je n’ai jamais bossé dans une agence. Je n’étais pas là au moment de l’entrée en vigueur de la loi Sapin, je ne sais pas combien on vend une agence de pub ou si l’on marge sur de la prod ou sur les médias… » Et c’est peut-être ça, sa force. Parti de rien, il a construit une agence résiliente, structurée autour de quatre entités : pub, social media, influence, performance. « Le modèle qu’on construit, c’est de coller aux besoins des directions marketing, en apportant de la souplesse et de l’objectivité ».
Même lucidité chez Pauline Butor, directrice générale de Monks Paris, filiale du groupe S4 fondé par Martin Sorrell. Là aussi, la technologie est au service de la stratégie, et non l’inverse : « L’IA, ce n’est pas juste un gain de productivité. C’est aussi un moyen de créer de nouvelles expériences, plus impactantes ». Pour elle, la valeur de demain ne sera plus dans l’empilement de tâches, mais dans l’intelligence d’assemblage : « On fait travailler ensemble des profils ultra divers — créatifs, ingénieurs, planneurs — pour inventer une autre façon d’interagir avec les audiences ».
Ces jeunes structures refusent les dogmes anciens. Reinartz le résume ainsi : « Si tu viens en disant que tu fais de la pub, personne ne vient te voir. Mais si tu arrives avec du social, de la data, de la perf, alors là, tu as de la valeur. Et la pub devient la cerise sur le gâteau ».
Choc de temporalités, convergence des modèles
Le contraste entre les deux tables rondes est notable. En forçant un tout petit peu la caricature, il semble que nous avons d’un côté les dirigeants expérimentés, parfois critiques et de l’autre, des entrepreneurs pragmatiques, plus optimistes, concentrés sur l’adaptation. Mais au fond, un même défi les relie : celui de créer un modèle soutenable, qui redonne de la valeur à ce qui a été systématiquement dévalorisé — les idées, les talents, le temps.
Manuela Pacaud l’affirmait au cours de la première table ronde : « La data n’est pas l’ennemie du stratège ou du créatif. Elle est son alliée ». Pour elle, il ne s’agit pas d’opposer les cultures, mais de les faire dialoguer intelligemment : « La data, c’est un avis, un éclairage, pas une dictature. Elle permet de comprendre finement les comportements, les chemins d’accès à une marque, les mots-clés, les intentions. Pour un planneur ou un créatif, c’est un atout précieux ».
Elle plaide pour une culture d’agence plus ouverte, plus perméable aux expertises techniques : « Faire du beau, du craft, ce n’est pas une finalité en soi. La finalité, c’est d’avoir un impact durable sur le business des clients ». Et d’ajouter, lucide : « L’IA, la data, la tech vont opérer comme un filtre darwinien entre les agences qui s’ouvrent et celles qui s’alignent sur d’anciens réflexes ».
François Fouasson complète : « Il faut que les agences arrêtent de jouer les lapins face aux poules. Performance et marque doivent parler la même langue ». Chez Monks comme chez Hungry and Foolish, cette langue commune est en train de naître. Pauline Butor résume : « Il y a une vraie opportunité de remonter en expertise. Nos clients vont cinq fois moins vite que nous. À nous de les accompagner ». Matthieu Reinartz, lui, insiste sur la nécessité de « former en continu » ses équipes internes pour garder une longueur d’avance sur l’IA, et sur la tentation de tout externaliser.
Et maintenant ?
De ces deux heures de débats, ressort une impression de réalignement progressif. Si la première table ronde exposait les transformations des modèles et les adaptations à opérer, la seconde qu’il existe déjà des tentatives concrètes de nouvelles approches. Pas forcément en opposition aux anciens modèles, mais à côté, en contrepoint.
Peut-être est-ce là la leçon principale de ce double rendez-vous : les agences qui survivront ne seront pas les plus grandes, ni même les plus créatives, mais les plus capables d’articuler complexité et clarté, émotion et mesure, stratégie et exécution. Autrement dit, de conjuguer passé et présent pour redevenir, enfin, essentielles. Sommes-nous prêts à ce mouvement ? Il est en marche. Il reste à savoir qui choisira de l’accompagner… et qui le subira.