8 juin 2022

Temps de lecture : 5 min

Petits arrangements avec le sort

Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? À l’occasion de la moindre crise dans l’actualité, les réseaux sociaux et leurs communautés sont le véhicule de toutes les explications, plus ou moins occultes, auxquelles chacun accorde son crédit, son discrédit. Sans flirter avec le cloud, des pratiques sociales ont également toujours cours tels le chamanisme, la sorcellerie. Quand la raison (par la logique, la science) ne parvient à éclairer un événement, alors chercher des lumières ailleurs (divines, magiques, occultes) relèverait du bon sens, ou pas. L’homme a en horreur le vide et la solitude…

Magie

La suspicion à l’égard des institutions politiques et des acteurs de la vie démocratique s’est révélée davantage, ces dernières années, au rythme d’événements qui ont marqué l’actualité (le mouvement des Gilets Jaunes débuté le 17 novembre 2018, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen le 26 septembre 2019…). Ce symptôme s’est accentué avec la crise sanitaire ; une période propice aux inquiétudes et aux incertitudes qui conduit également à une défiance vis-à-vis de la vaccination attisée par le mouvement antivax et autres théories du complot. « Pendant les périodes de crise, on observe une augmentation de la diffusion des croyances de nature complotiste », explique Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, dans un entretien pour Franceinfo*. Selon lui, ces théories du complot répondent à plusieurs motivations d’ordre psychologique parmi lesquelles la recherche « à comprendre ce qui se passe […], à avoir une explication dans une situation d’incertitude » et la possibilité de « devenir membre d’une communauté ». Le fait de « partager ces théories du complot, qui remettent en question le discours dominant, c’est se constituer une identité valorisante ». Daniel Boy, directeur de recherche émérite au Cevipof partage la réflexion selon laquelle les gens cherchent à trouver des explications aux choses imprévues, aux éléments incompréhensibles, en se réfugiant dans certaines croyances. De quoi s’interroger dans le contexte de pandémie qui traverse notre société depuis deux ans.

La raison peu victorieuse

Peut-on établir une corrélation entre l’attrait pour les parasciences et la contestation de faits scientifiques ? Louise Jussian expose dans une note comment la croissance du nombre d’adeptes des parasciences (voyance, sorcellerie, astrologie…) a un impact dans le rapport des individus à la science à partir d’une enquête de l’Ifop-Fondation Jean Jaurès (décembre 2020). « Avec la crise liée à la Covid-19, on constate une remise en cause de la parole scientifique, par exemple avec les mouvements anti-masques ou antivaccins. L’enquête permet de relativiser l’idée selon laquelle les sociétés occidentales seraient le produit de la victoire éclatante et définitive de la raison sur l’explication divine des faits », indique la chargée d’études au département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop qui pointe une correspondance entre la montée des croyances dans les parasciences et l’adhésion aux visions complotistes du monde. « Ces deux phénomènes relèvent des mêmes leviers sociaux et comportementaux et répondent au même rejet de l’institution, qu’elle soit politique, médiatique ou religieuse. On peut également émettre l’hypothèse d’un raisonnement psychologique commun aux parasciences et à certaines théories complotistes autour de l’idée que “la vérité est ailleurs” (slogan de la célèbre série X-Files) », poursuit-elle. La perte de confiance dans les institutions et de repères dans un environnement sociétal de plus en plus anxiogène, comme le confirme Daniel Boy dans nos pages, participerait ainsi au développement des croyances dans le complot et les parasciences, dans un contexte où Internet favorise à grande vitesse la diffusion et la prolifération de contenus (théories du complot, charlatanisme, phénomènes paranormaux…). Certains contenus faisant d’ailleurs l’objet sur les réseaux sociaux d’une riposte par les « débunkers » (démystificateurs) et autres partisans de la zététique (méthode de recherche fondée sur le doute et la vérification des informations, ndlr) pour déconstruire arguments fallacieux et affirmations non étayées.
Dans ce cadre, l’engouement pour les parasciences est devenu un phénomène de plus en plus répandu, selon l’enquête Ifop, et également en hausse continue depuis au moins une vingtaine d’années : 58% des Français déclarent croire à au moins une des disciplines de parascience. La croyance dans l’astrologie est passée de 33% à 41% entre 2000 et 2020, celle dans les prédictions des voyants de 18% à 26%. Quant à l’envoûtement et la sorcellerie (de 21% à 28%) auxquels ajoutaient foi à peine un Français sur six en 1981 (18%), trois Français sur dix (28%) en 2021 y adhèrent.

Détours de magie

Comment appréhender cette expansion ? Avant tout, « il faut restituer les choses. D’une part il y a les pratiques sociales qui ont trait au recours à des praticiens du magique crédités de dons ou de cette capacité d’intervenir dans des domaines divers comme les pratiques de guérison ou de protection. Elles n’ont quasiment pas évolué depuis des décennies, hormis certaines plus en avance que d’autres ou dans l’air du temps, comme les énergéticiens, qui sont des avatars du chamanisme. D’autre part il y a toutes les propositions liées au numérique et à l’Internet. Ces technologies se sont substituées aux revues spécialisées et publicités traditionnelles. Elles créent des conditionnements et entraînent de nouveaux comportements qui ne reposent pas sur des pratiques sociales », précise l’ethnologue Dominique Camus**. Réseaux sociaux (Instagram, TikTok…), sites spécialisés, applications, podcasts, chaînes YouTube, messageries (WhatsApp…) sont un immense espace de diffusion de toutes sortes de contenus (guidances, conseils…), accessibles à tout moment, au plus grand nombre. « La notion de croyance au magique au sens large est une bannière derrière laquelle se trouvent des gens qui ont à vendre soit des objets, soit des discours sociologiques ou politiques. Aujourd’hui, tout le monde peut devenir thérapeute ou voyant, c’est facile, rapide et gratuit. Cela relève du phénomène de mode. Il peut y avoir aussi un côté spirituel, représentant le dernier sursaut de la vague New Age », explique le chercheur.

Ces outils technologiques permettent aussi la constitution de groupes partageant des centres d’intérêt et des opinions, et pouvant se retrouver (sur des salons par exemple) et/ou se mobiliser en faveur ou défaveur d’une cause. À l’instar des « sorcières », qui apportent leur soutien à des causes politiques (accès au droit, égalité des genres…). Par exemple, sur TikTok, elles avaient réalisé des sorts pour protéger les manifestants du mouvement Black Lives Matter en juin 2020. Le collectif féministe militant de sorcières Witch Bloc (né en 2017, inspiré du mouvement Witch américain) s’est affiché, en mars 2021, dans le Grand Nancy pour dénoncer les oppressions sexistes et sexuelles faites notamment aux femmes. En novembre 2019, près de 200 personnalités avaient signé une tribune dans le JDD faisant de la sorcière un symbole féministe. Et le 26 janvier 2022, le parlement régional catalan votait une résolution en faveur de la réhabilitation des sorcières ; celle-ci visait à réparer la mémoire de plus de 800 femmes accusées de « sorcellerie » et victimes d’une « persécution misogyne » entre les xve et xviie siècles. Si la sorcière est devenue la figure de proue du féminisme, elle est aussi une « praticienne de la sorcellerie » qui rassemble en nombre sur les réseaux sociaux : 17 millions d’occurrences sur Instagram pour le hashtag #witch (janvier 2022), des milliards de vues pour les vidéos « WitchTok » et « Les sorcières de TikTok », qui mettent en scène tutoriels de sortilèges, pratiques de rituels… Cet engouement pour les parasciences serait porté par les jeunes générations (étude Ifop) ; 69% des 18-24 ans déclarent croire à au moins une parascience et 40% des moins de 35 ans et en particulier les jeunes femmes (53% des 25-34 ans) sont adeptes de la sorcellerie. « Beaucoup de jeunes ont recours aujourd’hui à la sorcellerie pour des questions amoureuses ou économiques, comme l’obtention de diplômes qualifiants », souligne Dominique Camus. Les pratiques (paranormal, sorcellerie…) véhiculées dans les films (avec Harry Potter en chef de file), les séries (The Witcher…) et les livres dans lesquels ils ont baigné pendant des années n’auraient-ils pas un certain « pouvoir » sur leurs croyances ?

 

*Que révèle le succès des thèses complotistes pendant l’épidémie de Covid-19 ? 01/12/2020.
**Auteur des Enquête sur les sorciers et les jeteurs de sorts et Enquête sur les dons de naissance, aux éditions Bussière.

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