27 janvier 2022

Temps de lecture : 7 min

Pascal Canfin : “Pour atteindre la neutralité carbone il faut susciter un choc d’investissement privé de 260 milliards d’euros par an”

Pascal Canfin est député européen (Renew) et président de la commission environnement du Parlement européen. Alors que nous débutons les 6 mois de Présidence française de l’Union Européenne - la désormais célèbre PFUE -, The Good a souhaité décrypter avec lui les enjeux européens en matière d’écologie et d’économie. Green Deal, investissements verts, compétitivité des entreprises responsables, et si l’Europe était la bonne échelle pour transformer durablement les pratiques des entreprises et l’économie ?
The Good : Vous portez actuellement la mise en œuvre du Green Deal européen. Pouvez-vous nous en rappeler le contexte et les enjeux ?

Pascal Canfin : le Green Deal européen est un ensemble, tout à fait inédit, de 54 lois européennes que nous allons changer quasiment en même temps pour atteindre la neutralité climat en 2050. Cela peut paraître lointain, mais dans les secteurs où les temps de transformation sont très longs, 30 ans c’est en fait ultra-court pour passer d’un modèle très carboné à un modèle zéro carbone. Nous avons mis deux siècles pour construire l’économie carbonée qui est la nôtre aujourd’hui et nous avons 30 ans pour la déconstruire et inventer un nouveau modèle de prospérité. C’est extrêmement radical et ambitieux comme agenda et c’est tout à fait nécessaire compte tenu de toutes les alertes scientifiques que l’on connaît.

Chaque industrie a tendance parfois à ne regarder que son secteur. Je pense qu’il faut aller au-delà, et connecter les points pour comprendre le changement systémique qui est derrière chacune des mesures techniques dont on parle – standards CO2 des voitures, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, taxonomie ou autre. C’est aussi ça le Green Deal. Changer 54 lois européennes simultanément pour produire ce changement systémique.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas réussir cette bataille climatique si l’on n’investit pas davantage dans la transition écologique. C’est pour cela que nous avons consacré 225 milliards d’euros du plan de relance européen historique (750 Mds€) à la transition climatique. Et que l’on enclenche la réforme du pacte de stabilité et de croissance pour nous permettre d’investir encore plus dans la transition demain.

Nous raisonnons sur une chaîne de valeur de transformation qui, non seulement, oblige les entreprises à accélérer leur transformation, mais aussi leur donne les moyens d’y arriver.
The Good : Au-delà des financements publics, comment l’Europe permet-elle de stimuler l’investissement privé vers la transition écologique ?

PC : Pour atteindre la neutralité carbone, selon les analyses de la commission européenne, nous avons besoin de 390 milliards d’euros d’investissement publics et privés chaque année. 130 milliards sont des investissements publics ; il faut donc susciter un choc d’investissement privé de 260 milliards d’euros par an.

Cela nécessite d’abord un agenda réglementaire. Par exemple, quand on change les règles du jeu pour les constructeurs automobiles et qu’on leur dit « dans 13 ans vous ne pourrez plus vendre que des voitures zéro émission », forcément on génère chez eux un choc d’investissement dans la voiture électrique. Quand on met en place des règles sur la fin des plastiques à usage unique, on suscite un choc d’investissement vers les solutions alternatives pour les emballages.

Le deuxième élément est la mise en place d’un prix du carbone pour faire en sorte que les technologies décarbonées deviennent plus rentables. Aujourd’hui, avec un prix du carbone à 80 euros la tonne de CO2 (vs 10/20 euros historiquement), beaucoup de modèles économiques dans l’industrie lourde basculent vers une solution décarbonée devenue moins chère. L’objectif numéro 1 de la réforme du marché carbone que nous négocions actuellement, est de générer les conditions d’un choc d’investissement dans la décarbonation pour l’industrie lourde notamment.

Nous raisonnons sur une chaîne de valeur de transformation qui, non seulement, oblige les entreprises à accélérer leur transformation, mais aussi leur donne les moyens d’y arriver.

The Good : On sait le rôle fondamental de la finance pour mener à bien la transition écologique. Comment la réorienter vers des investissements moins carbonés ?

PC : Nous révisons actuellement les règles prudentielles des banques et des assureurs pour y intégrer le climat. Il s’agit de rendre plus risqué – et donc plus cher – pour une banque ou une compagnie d’assurance, le fait d’investir dans de l’énergie fossile que d’investir dans des énergies renouvelables. C’est une brique supplémentaire pour accélérer la transformation de notre économie.

Le sujet finance verte est multiple. Il y a ce pilier risque, mais aussi tout ce qui relève de la politique monétaire. La Banque Centrale Européenne déploie un plan d’action climat, avec par exemple des stress tests où elle demande aux banques de dire quelle est leur exposition aux différents risques liés au dérèglement climatique. L’étape d’après c’est de dire que cela coûtera plus cher à une banque de mettre en dépôt dans les comptes de la BCE un actif carboné plutôt qu’un actif décarboné. Une entreprise très carbonée devient alors une entreprise moins liquide, plus chère, car plus risquée. On est au cœur de la grammaire des marchés financiers.

Cela veut dire aussi que ce n’est plus uniquement un sujet pour les directions RSE, mais c’est désormais aussi un sujet pour les directions financières et générales.

The Good :  Comment l’Europe entend-elle lutter contre le dumping écologique aux frontières du marché commun, et protéger la compétitivité des entreprises responsables ?

PC : c’est un élément clé du changement à opérer :  mettre en place de nouvelles règles du jeu commercial pour tirer la mondialisation vers le haut, sans se fermer au reste du monde car ce n’est conforme ni à nos intérêts, ni à nos valeurs. Nous voulons avoir des échanges et des accords commerciaux qui soient cohérents avec les règles du jeu climatique. Par exemple, nous avons dit non à l’accord Mercosur, totalement incompatible avec nos enjeux de biodiversité et de climat – notamment au regard de la politique de Bolsonaro sur l’Amazonie. Aujourd’hui il n’y a aucun chemin pour signer cet accord en l’état.

Autre nouvelle règle bientôt mise en place : celle visant à interdire la déforestation importée. A notre initiative, et je l’ai beaucoup poussée, la commission européenne a présenté la première loi au monde sur ce sujet il y a deux mois. Nous nous sommes inspirés d’entreprises progressistes, engagées dans la lutte contre la déforestation comme Danone, Nestlé, Mars. Elles ont eu l’idée d’utiliser les photos satellites pour vérifier que leurs fournisseurs (principalement soja, huile de palme, café, cacao, bœuf) exploitent des champs « historiques » et non des terres issues de la déforestation récente. A partir des coordonnées géographiques de l’exploitation, les entreprises comparent les photos satellites actuelles aux photos d’il y a 3/5/10 ans, afin de vérifier qu’il s’agissait déjà à l’époque d’un champ. Si en remontant dans l’historique disponible on ne voit pas de forêt, on considère que la parcelle n’est pas issue de la déforestation récente.

J’adore cet exemple -là car je n’aurais moi-même jamais osé proposer cela si je n’avais pas pu m’appuyer sur des entreprises engagées ayant démontré que c’était faisable au quotidien. C’est un exemple très concret de bonne collaboration, de co-construction entre les décideurs publics et les décideurs privés progressistes. C’est dans cette alliance-là que l’on change profondément la donne.

Le dernier exemple c’est le mécanisme d’ajustement carbone. C’est la première fois au monde qu’une zone économique va mettre en place un mécanisme carbone, qui implique que lorsqu’une importation (par exemple de l’acier) arrive dans le marché européen elle devra s’acquitter exactement du même prix de la tonne de CO2 que celle payée par un producteur européen. On assure ainsi la concurrence équitable et on lutte contre le dumping climatique potentiel.

TG : Ce mécanisme d’ajustement carbone s’applique principalement aux industries lourdes. Quid des secteurs comme le textile où la « prime au vice écologique et social » perdure ?

PC : aucun secteur économique n’échappe au Green Deal. La commission a identifié 5 chaînes de valeurs clés où il faut diminuer l’empreinte carbone et augmenter la circularité : le plastique, les batteries de voiture et le textile en sont les 3 principales. Sur le textile, la commission européenne est en train de travailler à des critères qui vont d’une part permettre de mieux informer le consommateur sur la vraie empreinte carbone d’un vêtement comme par exemple un jean, et va aussi forcer la chaîne de valeur de la fast fashion à plus de recyclabilité et de recyclage. La commission travaille également sur la mise en place d’un plancher de performance environnementale qui, si elle n’est pas atteinte, conduit à sortir le produit du marché commun. Le travail est en cours. On doit être ambitieux et pragmatique, c’est pour cela que l’on est en train de définir les bons indicateurs et le bon calendrier. Si on fait cela de manière trop radicale, on ne gagnera pas en acceptabilité sociale.

TG :  Quelles sont vos priorités pour cette année 2022 ?

PC : La priorité c’est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières – et c’est aussi une priorité de la Présidence française de l’Union Européenne-, ainsi que la loi sur la déforestation importée. Ce sont deux mesures extrêmement fortes qui marquent un changement des règles du jeu commercial et de la mondialisation. On n’arrivera pas à gagner la bataille climatique si on ne change pas ces règles.

Un autre de mes combats sera l’introduction obligatoire de l’atteinte d’objectifs de décarbonation dans la rémunération variable des dirigeants des grandes entreprises. Tous les grands patrons qui l’ont mise en place sont totalement convaincus du fait que c’est un levier décisif. Si l’injonction pour tous les managers, c’est de faire du vert, du durable, cela doit se voir dans la rémunération ou le bonus. Ceux qui jouent le jeu doivent avoir un « reward ». Cela permet aussi de décliner des choses qui sont parfois très macro dans les prises de décisions plus micro, et de réduire ce qu’on appelle la tragédie des horizons. Car toute la difficulté pour les managers d’entreprises c’est de gérer à la fois la performance de court terme et la performance de long terme. On sait très bien que si la structure de bonus ne résout pas cette équation, et ne contribue pas à capturer la performance environnementale, alors on est dans l’injonction contradictoire.

TG : Face aux autres puissances, l’Europe est-elle la mieux placée pour accélérer la transition écologique au niveau mondial ?

PC : Aujourd’hui notre enjeu, c’est d’inventer un nouveau modèle de prospérité, qui soit zéro carbone. L’Europe est le bon échelon pour faire cela car on a une capacité d’entraînement. Aucune entreprise ne peut se passer du marché européen. C’est le deuxième au monde en valeur. Quelle que soit votre nationalité, où que soit votre siège social, quoi que vous pensiez de l’Europe, en termes de business, vous ne pouvez pas vous passer du marché européen. En agissant au niveau du marché européen, on reprend la maîtrise du destin et on est au bon niveau pour créer le rapport de force quand il doit être créé. C’est pour cela que je me bats à cette échelle là car je pense que c’est la plus efficace.

 

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