Avec la crise, la « société de déception » ne s’est-elle pas transformée en « société de la peur » ?
Nous sommes dans une société que je qualifierais de désorientée et d’anxiogène. La désorientation est un phénomène relativement récent dans l’Histoire car de tous temps les catastrophes, lorsqu’elles se produisaient, se déployaient au sein d’univers symboliques qui encadraient les consciences. Le monde était ordonné socialement et symboliquement. Aujourd’hui, tous les anciens repères -familiaux, religieux, politiques, artistiques et même alimentaires- ont sauté. Les pôles de stabilité n’existent plus. L’avenir n’est écrit nulle part. Hier, les philosophes rationalistes et marxistes nous enseignaient un optimisme historiciste. Aujourd’hui, l’individu est plongé dans l’incertitude du futur et même du présent de sa vie privée: les rôles de genre ne sont plus absolument clairs, la voie de l’éducation des enfants n’est plus tracée, les gens se séparent, divorcent, etc. Dans cet univers instable, émergent de nouvelles peurs et surtout de nouveaux facteurs d’anxiété, qui sont instantanément relayés par les médias. La médiasphère est un agent propagateur efficace de signaux… contradictoires. Le consommateur en est bombardé en permanence. L’alimentation est un bon exemple de cette tension d’un nouveau genre. Mais on pourrait aussi bien citer la santé, le terrorisme, le travail, l’avenir de la planète. Nous nous sentons de plus en plus menacés sur tous les fronts. Il s’agit d’une sorte d’anxiété permanente plutôt que de peurs abyssales. Nous vivons dans une société paradoxale où un climat culturel de type hédoniste -publicité, hyperconsommation, loisirs, sexe…- côtoie ces phénomènes anxiogènes, du fait notamment de normes économiques et sanitaires qui ne cessent de déstabiliser la vie des individus et de les stresser. On est passé de l’univers lourd de la tradition, du sérieux et de la durée, à une époque « inconsistante », légère , hyperindividualiste et hyper consommative ; de plus en plus de sollicitations à jouir sans attendre, de centre villes tournées vers le shopping et la distraction , d’innombrables fêtes, le porno à libre disposition. Pourtant, paradoxalement, notre époque n’est pas dionysiaque ! 9 Européens sur 10 se déclarent heureux mais les gens sont moroses, dépressifs, grands consommateurs de psychotropes comme si leurs existences étaient devenues trop lourdes à porter. Voilà pourquoi nous ne nous situons nullement dans une culture dionysiaque – contrairement à ce qu’on lit parfois ici et là- , mais dans ce que j’appelle un hédonisme anxieux.
Quel rôle voyez vous jouer aux marques dans un tel contexte ?
Si l’on en croit le discours dominant, la crise mettrait les marques en péril tandis qu’émergerait un consommateur rationnel, responsable, voire frugal, en résistance par rapport aux marques. Je suis fondamentalement en désaccord avec cette analyse. Même si certaines marques peuvent connaître des difficultés et même si certaines catégories de consommateurs dénoncent à présent l’imposture des marques, le phénomène n’est pas menacé en profondeur. Dans une société faite d’incertitudes, les marques constituent un pôle de stabilité et de repères. Notamment, le haut de gamme et le luxe. Dans nos sociétés contemporaines, partout dans le monde, il y a l’aspiration à une consommation plus esthétique, plus valorisante, où les notions de beauté, de qualité, de distinction jouent un rôle important. Je ne crois pas que la crise va remettre en cause cette tendance. Souvenez-vous de la crise des années 90 où l’on annonçait la « fin de la société de consommation » : jamais les marques de luxe n’ont autant prospéré! Bien entendu, comme toujours en période de crise, les consommateurs veulent faire des économies : ils se replient sur le hard discount ou le low cost mais ce n’est ni l’expression d’un désenchantement, ni d’une défiance systématique vis-à-vis des marques. Simplement, ils doivent faire des choix et le low-cost est un des moyens de cet arbitrage. Par ailleurs les jeunes- c’est nouveau- sont des « accros » aux marques. De fait, je pense plutôt que nous sommes au « début » de la consommation des marques si nous envisageons le problème au niveau planétaire. Notamment, bien sûr, dans les pays comme la Chine ou l’Inde qui découvrent cette culture. Aujourd’hui, la totalité de nos besoins sont marchandisés et il n’y a aura pas de retour en arrière. Le mouvement va à la fois gagner l’ensemble de la planète mais aussi toutes les catégories sociales. Autrefois, les classes populaires mangeaient, achetaient, vivaient selon leur culture de classe. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : l’engouement pour les produits de luxe et le haut-de-gamme a gagné toutes les catégories sociales. La consommation joue un rôle de compensation, chacun va y chercher tout ce qu’il ne trouve pas ailleurs : elle ne remplace pas les soutiens traditionnels d’hier, mais elle permet d’oublier, au moins superficiellement, nos angoisses et nos peurs. Je ne vois pas un effondrement de la culture de la marque, celles-ci n’ont même jamais eu autant de prestige à condition d’apporter un vrai bénéfice, une vraie différence que ce soit quelque chose de concret ou… le rêve absolu. Et ne sous-estimons pas -même s’ils ne sont pas absolus- les pouvoirs entraînants du marketing, de l’image , de la communication des marques : la puissance de l’imaginaire n’est pas en bout de course. Le consommateur ne va pas s’arrêter de rêver et de désirer. Quand la crise s’ éloignera, la consommation repartira, c’est un de nos derniers opiums.
Justement pensez-vous que le luxe va continuer sa progression ?
Considéré comme ringard dans les années 60, le luxe est devenu branché et s’est démocratisé. Depuis les années 90, il est de nouveau à la mode. Il a supplanté le culte de la mode voire l’idée même de modernisation qui ne fait plus rêver. Un Européen sur deux achète au moins un produit de luxe par an. Cela exprime quelque chose de plus que la simple élévation du pouvoir d’achat : la disparition des vieilles inhibitions populaires par rapport au luxe. De surcroît, on est témoin de la généralisation des désirs de qualité, du goût des environnements esthétiques, des aspirations à jouir des beautés du monde. L’hyperconsommateur est de plus en plus homo estheticus. A quoi , il faut ajouter, la multiplication des riches sur le globe : cela ne va pas s’arrêter demain. Autant de facteurs qui devraient soutenir la progression mondiale du luxe, une fois le collapse actuel derrière nous.
Avec la crise, l’écologie est-elle la nouvelle valeur montante ?
A coup sûr : preuve en est, 95% des Français estiment que l’écologie est une question important et disent qu’ils sont prêts à adopter des habitudes d’achat durable . Sous-tendus encore par les peurs alimentaires et sanitaires, les produits bio sont sans doute promis à un bel avenir. Mais ensuite ce sont souvent les mêmes qui prennent l’avion sans retenue ! J’attends de voir la cohérence des comportements et le moment où les consommateurs décideront en masse de ne plus voyager en voiture ou en avion pour passer leurs vacances ! Si l’on observe une baisse de fréquentation des aéroports, il s’agit, pour l’heure, plutôt d’arbitrages financiers, compte tenu des besoins croissants et de la stagnation du pouvoir d’achat, que de choix écologiques ou éthiques. Les consommateurs vont être amenés à faire des choix par obligation. Il ne s’agit pas d’un souci éthique, mais du principe de réalité. Je n’attends pas pour ma part de révolution complète des mentalités liée à la crise, un vaste engouement collectif pour le frugal. Ca ne veut pas dire que rien ne va changer. Pas du tout. Car le règne actuel de l’hyperconsommation n’est pas universalisable à toute la planète : il épuise ses ressources fossiles, réchauffe dramatiquement le climat, bref il met en danger les générations futures. Donc une nouvelle économie plus respectueuse de l’environnement est une exigence impérative. Mais cela ne remettra en cause ni l’innovation accélérée de l’offre, ni le tropisme consumériste ni le goût des nouveautés et des jouissances des individus. Simplement, il va falloir trouver des modes de consommation moins gourmands en énergie. Voilà le défi pour l’avenir. Mais, soyons clair, l’écologie n’est pas l’ennemi de l’hyperconsommation, c’est au contraire ce qui va la rendre durable. Dans un système techno-scientifique tel que le nôtre, le rythme des innovations va encore s’accélérer. Et ceci est en phase avec les attentes de l’hyper-consommateur détraditionnalisé, centré sur la quête de son bonheur privé, sans cesse en quête de sensations, de plaisirs et d’émotions nouvelles. Je ne parierai pas grand chose sur les chances de succès des valeurs de renoncement et de privation volontaire. Ce qui ne veut pas dire que le néo-consommateur tombe dans tous les pièges : il est aussi capable de comparer et de se repérer dans l’univers marchand. Il est de plus en plus informé et de plus en plus exigeant. Mais force est d’observer que les nouveaux pouvoirs de l’acheteur sont aussi contemporains de nouvelles formes d’impouvoir, d’impuissance subjective à contrôler ses modes de consommation (addictions, obésités, compulsions d’achat, fashion victim ). On n’est pas prêt de sortir de l’univers paradoxal de l’hyperconsommation.
Propos recueillis par Isabelle Musnik
* Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004; Le bonheur paradoxal, essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006 ; La société de déception , Éditions Textuel, 2006 ; L’écran global. Culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Éditions du Seuil, 2007 ( avec Jean Serroy) ; La Culture-monde. Réponse à une société désorientée, Paris, Odile Jacob, 2008 (avec Jean Serroy). Gilles Lipovetsky publiera à l’automne chez Grasset un ouvrage avec Hervé Juvin sur « culture et globalisation ».