« Notre ultime responsabilité est de ne pas participer avec l’IA à la monotonisation du monde » – Gilles Masson (Australie.GAD)
À l'occasion des vingt ans d’indépendance de GAD, Gilles Masson, Président d’Australie.GAD revient sur les grandes étapes de son aventure entrepreneuriale, marquée par la création du « village », de campagnes emblématiques et son rapprochement avec Australie. Entre audace créative et vision du temps long, il défend une publicité qui laisse une trace durable. Une philosophie partagée aujourd’hui avec Australie.GAD.
INfluencia : Quel regard portez-vous sur vos 20 ans d’indépendance dans la publicité ?
Gilles Masson : Je suis profondément heureux de ce choix. L’indépendance est pour moi une question de liberté et de responsabilité, un véritable choix d’entrepreneur. Avant, j’ai occupé des postes importants au sein de grands groupes – Co-président de Publicis Conseil, Président de Léo Burnett, Directeur général fondateur de BETC – mais je n’avais pas cette liberté essentielle.
Dans un grand groupe, chaque décision, même minime, doit passer par des strates hiérarchiques. Or j’aime la vitesse, et l’indépendance permet une réactivité incroyable. Quand nous avons lancé l’agence, nous étions trois ; quatre ans plus tard, quatre-vingts. Nous avions gagné Havana Club, Yves Rocher, La Banque Postale, les Pages Jaunes, Warner… L’accélération a été fulgurante, presque vertigineuse.
Nous avons lancé l’agence le 1er septembre 2005 avec mes deux potes Antoine Barthuel et Daniel Fohr (GAD = Gilles, Antoine, Daniel), sur un positionnement inédit : « pilote de plans de transformation de marques ».
IN : C’est allé très vite…
G.M. : Oui, c’est pourquoi après quatre ans, nous avons décidé de ralentir le rythme. Pendant un an, nous avons refusé toutes les compets pour stabiliser et développer nos clients – ce que nous appelons le farming. Nous avons lancé l’agence le 1er septembre 2005 avec mes deux potes Antoine Barthuel et Daniel Fohr (GAD = Gilles, Antoine, Daniel), sur un positionnement inédit : « pilote de plans de transformation de marques ».
L’idée était d’être au centre, et de mobiliser toutes les expertises. Antoine le résumait parfaitement en une phrase : « On ne sait pas tout faire, mais on sait tout faire faire. » Très vite, nous avons remporté face à de nombreuses agences le lancement du musée du Quai Branly, un projet d’une visibilité énorme, puis la compétition de Havana Club (groupe Pernod Ricard) au niveau mondial.
Notre singularité tenait aussi à notre modèle économique : le village. Nous étions les premiers à lancer ce concept (en 2006), en fédérant des experts pour conduire notre projet de transformation des marques.
IN : Une petite et jeune agence indépendante qui décroche de gros budgets, est-ce encore possible aujourd’hui ?
G.M. : Oui je pense, même si c’est sans doute plus complexe. Aujourd’hui, de jeunes talents experts en IA, digital ou social media peuvent rencontrer des clients rapidement et directement sans être des seniors comme nous étions nous les publicitaires à l’époque. Au début des années 2000, nous étions les premiers à lancer une agence indépendante depuis quinze ans, ce qui a ouvert la voie à d’autres comme La Chose, Change, Buzzman, Jésus, Romance ou Rosa.
Notre singularité tenait aussi à notre modèle économique : le village. Nous étions les premiers à lancer ce concept (en 2006), en fédérant des experts pour conduire notre projet de transformation des marques. Nous avons ainsi acquis FCINQ, spécialisée dans le digital, puis créé avec Nathalie Varagnat une entité corporate devenue Little Stories.
IN : Justement, comment définissez-vous ce village ?
G.M. : C’est une fédération d’entrepreneurs qui regroupe différentes agences. Ce modèle existe plus que jamais aujourd’hui. Chaque agence est hyperspécialisée et ses dirigeants détiennent 15 à 25 % du capital. Cela crée une véritable culture entrepreneuriale, clé de notre réussite. L’idée m’est venue lorsque j’étais Président de Solidarité Sida aux côtés de Luc Barruet de 1998 à 2010, en observant le village associatif de Solidays où les différentes associations présentes s’entraident et travaillent ensemble sur certains projets. Nous n’avons jamais voulu être un groupe vertical, mais une gouvernance partagée. Chaque entité a ses propres clients, mais nous travaillons en commun sur les grandes compétitions.
IN : Comment a évolué ce village ?
G.M. : Il génère aujourd’hui 55 % du chiffre d’affaires d’Australie.GAD et continue de croître. Les neuf agences travaillent toutes sur un même plateau : Australie pour la publicité, FCINQ pour le digital, Little Stories pour le corporate, Bros.pour le sport, Moneytime pour le marketing sportif, Moonlike pour les réseaux sociaux, DreamOn pour le design, Cométis pour l’éditorial, Tata Prod…
Ce modèle était visionnaire, il proposait une nouvelle façon de communiquer en intégrant le brand content. Nous avons d’ailleurs remporté le premier prix du brand content de Stratégies pour Havana Club avec le film 7 jours à La Havane (2012), puis le Grand Prix Euro-Effie. Nous restons la seule agence au monde à avoir produit, avec un client, un long métrage sélectionné au Festival de Cannes, avec sept réalisateurs dont Bénicio Del Toro, Gaspar Noé et Laurent Cantet. C’était extrêmement avant-gardiste.
La troisième étape a été le rapprochement (janvier 2021) avec Australie qui s’est imposée.
IN : Quelles ont été les grandes étapes de votre agence ?
G. M : Je vois trois grandes périodes. La première, ce sont les quatre premières années : un départ fulgurant, avec le gain de clients majeurs dont Havana Club, un budget international, et une coordination avec le réseau M&C Saatchi.
La deuxième étape correspond à la construction du village. Comme je l’expliquais, au bout de quatre ans nous avons volontairement arrêté le new business pour nous concentrer sur nos clients existants et créer de nouvelles entités afin de renforcer le village. Cette stratégie a porté ses fruits, et dès 2012, nous avons gagné d’autres grands comptes comme EDF, Mini, Club Med, YouTube, Google…
Enfin, la troisième étape a été le rapprochement avec Australie, officialisé le 1er janvier 2021. En pleine période COVID, face à 130 collaborateurs en visio qu’il fallait rassurer et des clients annonçant l’arrêt de leurs investissements, je me suis interrogé sur l’avenir. Être indépendant était devenu complexe sans taille critique, et mon actionnaire de référence (50% du capital), M&C Saatchi ne nous avait apporté aucun client en seize ans.
J’ai donc cherché un partenaire actif, Australie s’est imposée : une belle agence dont je connaissais bien les dirigeants (j’avais démarré avec Vincent Leclabart chez Australie et engagé David Leclabart chez BETC), une nouvelle équipe dirigeante plus jeune à qui transmettre, des clients non concurrents, une expertise forte en retail et communication publique, tandis que nous apportions notre village et une avance digitale. Le résultat ? Un new biz impressionnant : Coopérative U, Optic 2000, Brico Dépôt, SNCF, Arte, Pierre Fabre…
Board Australie.GAD : en partant du haut à gauche, David Leclabart et Gilles Masson(présidents), en bas à gauche Vincent Leclabart (fondateur Australie), Prudence Leclabart (directrice financière) et Antoine Barthuel (directeur de création).
IN : Au-delà de votre indépendance, peut-on dire que l’audace et la pertinence vous caractérisent le mieux ?
G.M. : Absolument. Les plateformes stratégiques que nous avons créées perdurent même après notre départ. Là où dialoguent les cultures du Musée du Quai Branly a vingt ans, ActBeautiful d’Yves Rocher a plus de dix ans, Banque Citoyenne pour La Banque Postale quinze ans, EDF éclaire le sport continue aussi. Nous pensons à long terme, alors que le marché s’est enfermé dans le court-termisme : formats rapides, idées jetables, flux permanent. Je déteste cette logique du flux. Chez GAD, nous refusons d’être de simples exécutants.
IN : Votre identité repose donc sur le temps long ?
G.M. : Oui, et c’est aussi celle d’Australie. Leur campagne « Les antibiotiques, c’est pas automatique » ou leur travail avec le CIC depuis 25 ans en témoignent. Avec David Leclabart (président d’Australie.GAD), nous partageons cette obsession : construire des marques qui durent et dont on continue de parler des années après.
IN : Qu’est-ce que cela signifie être indépendant aujourd’hui ?
G.M. : Cela change tout dans la relation client. L’annonceur a en face de lui un entrepreneur, quelqu’un qui porte la responsabilité de la croissance de son client pour pouvoir continuer l’année suivante. Cette responsabilité d’entrepreneur est essentielle.
IN : Parmi vos campagnes, lesquelles vous rendent le plus fier ou gardez-vous en tête ?
G.M. : Il y en a plusieurs, je citerai Havana Club mais aussi le musée du Quai Branly pour lequel nous avions imaginé pour son lancement en 2005, installer temporairement des statues monumentales place de la Concorde et place Vendôme. Le dispositif a finalement été annulé par Jacques Chirac, mais il s’est transformé en une superbe campagne de pub, déjà du brand content avant l’heure. Nous avions aussi conçu la première exposition sur les femmes artistes au Centre Pompidou avec Yves Rocher : elles@Centre Pompidou.
Il y a également les campagnes pour la Fondation des femmes, essentielle pour les droits des femmes et la lutte contre la violence faite aux femmes. Plus récemment, j’aime citer la campagne « Champagnes de Vignerons », très inventive dans le contexte de la Loi Evin, et la « Pyramide EDF », en 2023, pour laquelle nous avons détourné les propos de Maître Gims qui affirmait que les Égyptiens avaient inventé l’électricité. Notre réponse disait « Non, Maître Gims, sinon ils auraient fait appel à EDF ». La campagne a fait le tour des médias en prime time. C’est une campagne d’Australie.GAD dont je suis très fier.
IN : Comment conjuguez-vous la culture de la création et de l’indépendance dans un marché de plus en plus technologique ?
G.M. : En effet, le marché est de plus en plus technologique, mais il faut rester lucide. Nous avons vu défiler des illusions et des grands crashs : Second Life, Google Glass, Métavers, NFT, Clubhouse… Toutes les agences qui s’étaient lancées dans Second Life ont disparu. Les annonceurs ont tendance à se précipiter pour ne rien « rater », mais il vaut mieux s’entourer d’experts qui conseillent d’analyser, d’attendre avant de se précipiter, c’est la notion de temps long dont je parlais.
IN : Vous ne parlez pas de l’IA qui transforme le(s) marché(s)…
G.M. : Non, l’IA c’est différent, incontournable. Nous avons formé tous nos créatifs, créé un studio IA et, récemment, produit un film 100 % IA pour le magazine Vieux. C’est une révolution, mais il ne faut pas croire qu’elle résoudra tout. Elle va créer du chômage, les boîtes de production ont du souci à se faire, les agences de pub aussi à terme. Nous devons être vigilants. Nous avons une responsabilité.
L’IA risque d’industrialiser les contenus, de lisser les émotions humaines, de créer une « monotonisation du monde », pour reprendre Stefan Zweig. C’est un formidable accélérateur, un outil de productivité, mais pas encore une source d’idées créatives pour le moment. Nous l’utilisons, mais nous savons que l’humain reste irremplaçable.
IN : Dans un marché en plein bouleversement, qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
G.M. : La data. Les grands groupes investissent des centaines de millions dans ce domaine, ce qui est hors de portée des indépendants. Mais nous pouvons nous appuyer sur des prestataires externes. Le contexte actuel est une tempête économique, sociale et technologique. Plus que jamais, les annonceurs ont besoin de pilotes de marques. C’est là qu’Australie.GAD est le mieux positionné du fait de son indépendance, sa séniorité et son expérience.
L’avenir d’Australie.GAD, c’est l’obsession de la cohérence et du temps long et la construction de nouveaux imaginaires.
IN : Et dans vingt ans ?
G.M. : Personnellement, je me vois accompagner des projets culturels et engagés. J’ai, d’ailleurs, créé une société de production cinématographique, GAD Fiction avec Nathalie Varagnat en parallèle de mes fonctions chez Australie.GAD. Nous avons co-produit les deux derniers films d’Amos Gitaï (Shikun, sélectionné au Festival de Berlin et Why War sélectionné à la Mostra de Venise) et plus récemment un film “Yaël Naïm, une nouvelle âme” de Jill Coulon, bientôt diffusé sur Arte.
Par ailleurs, je serai, probablement, toujours actionnaire et au board d’Australie.GAD. Dans un contexte où les agences, les marques et la société dans son ensemble sont confrontées à de réelles menaces sur la démocratie (IA + data + médias aux mains des grands industriels + les bulles digitales).
L’avenir d’Australie.GAD, c’est l’obsession de la cohérence et du temps long et la construction de nouveaux imaginaires. Le monde devient de plus en plus instable et virtuel. C’est plus que jamais le moment de construire des marques. Beaucoup d’agences vont se perdre dans le court-termisme.
Je parie que d’ici vingt ans, de nombreux cabinets de conseil auront racheté les grandes agences (nous assistons aujourd’hui à une obsolescence accélérée des réseaux: Omnicom qui fusionne avec Interpublic, Dentsu qui vend son réseau international). Mais la publicité restera incontournable. Comme le disait Maurice Saatchi, qui fut mon associé pendant seize ans : « Dans la vie, il y a trois choses inévitables : la mort, les impôts et la publicité. » Une formule brillante, et toujours vraie.