2 avril 2023

Temps de lecture : 8 min

Neuvième tendance de l’étude 366/BVA : Fracture économique

Voici la sixième édition de « Français, Françaises, etc. » réalisée par 366 et BVA avec également UPTOWNS, et KANTAR. L’étude fait notamment appel au big data sémantique avec la base ADAY, un corpus gigantesque de plus de 101 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans d’articles parus en PQR. Cette étude est réalisée tous les deux ans pour faire le point sur l’état de la France et révèle 10 tendances expliquées, décryptées et illustrées. Neuvième tendance : Fracture économique

« Le réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan. Force est de constater que ces derniers temps, les Françaises et les Français, entre crise économique et crise sanitaire, accumulent les bosses et les bleus. Se souviendra-t-on de l’été 2022 comme celui de la fin de l’insouciance ? C’est bien possible. 

Températures caniculaires, forêts et cultures qui partent en fumée, « pierres de la faim » séculaires qui émergent des cours d’eau asséchés partout en Europe… Il n’est plus besoin de scruter le monde à la recherche de signes subtils du changement climatique, de regarder la banquise fondre à l’autre bout du monde ni de se projeter dans un futur lointain : le péril est désormais là et bien palpable. 

Cette prise de conscience collective somme toute relativement brusque – on parlait encore il n’y a pas si longtemps de « transition » environnementale et de la possibilité d’enrayer le phénomène – intervient alors que les difficultés de tous ordres s’accumulent à l’horizon : hausse généralisée du coût de l’énergie, retour de l’inflation, pénuries alimentaires diverses et variées, délitement des services publics – école, hôpital, etc. – qui faisaient tenir la mythologie républicaine… Autant dire qu’à l’aube de 2023, le spectre du Covid à peine évanoui, il n’y a pas matière à faire preuve d’un optimisme débordant. 

 

La sobriété… pour tous ? 

À peine rentré de vacances, le Président de la République ouvrait le conseil des ministres sur le thème de la « fin de l’abondance ». Entre fin du monde et fin du mois, on dirait bien que les circonstances se chargeront de trancher à notre place, mais aussi que certaines franges de la population – celles qui caracolent au sommet de l’échelle sociale – pourraient aussi se payer le luxe de ne pas avoir à faire ce choix douloureux. Alors que les appels à la sobriété se multiplient, un questionnement inquiet, existentiel, traverse l’ensemble de la société : tout le monde est­-il bien concerné ? La charge d’un ajustement douloureux pèsera-t-­elle vraiment à parts égales sur les épaules de toutes et tous ? 

 Dans ce contexte de grand dérèglement, avec le péril climatique en toile de fond, les débats autour des inégalités économiques revêtent une dimension nouvelle. Car il ne s’agit plus de questions théoriques, mais bien de la sauvegarde de modes de vie que les Français avaient fini par considérer comme acquis. 

 Pendant que la France de l’été 2022 était en proie à la sécheresse et aux flammes, les débats concernant une éventuelle interdiction des jets privés ou encore une taxation des superyachts ont gagné en intensité. Les internautes ont commencé à s’intéresser de près aux escapades aéroportées de Bernard Arnault, Elon Musk ou encore d’équipes de footballeurs millionnaires. D’autres sont passés des paroles aux actes : dans l’Oise, dans la région toulousaine et ailleurs, plusieurs golfs, très consommateurs en eau, ont été vandalisés par des collectifs écologistes. Dans les Vosges, des propriétaires de jacuzzi ont eu la mauvaise surprise de trouver la note « l’eau c’est fait pour boire » dans leur spa éventré. Des tensions qui annoncent une prochaine guerre de l’eau, voire une conflagration sociale ? 

 Quoi qu’il en soit, alors que s’esquissent une chute généralisée du pouvoir d’achat à court terme et la fin d’un certain mode de vie occidental à long terme, les pratiques de consommation des plus riches passent mal. Et tant pis si le coefficient de Gini – l’outil qui sert d’ordinaire aux économistes à mesurer le degré d’inégalité dans une société donnée – ne donne pas de signes d’affolement particuliers.  

La figure du « riche » 

Les Français ont été durement éprouvés par la pandémie de Covid et la crise économique que cette dernière a entraînée dans son sillage. Près de la moitié (46 %) considèrent que leur situation financière s’est dégradée au cours des deux dernières années, et ils sont encore 38% à anticiper une nouvelle phase d’appauvrissement dans les deux ans qui viennent. 63 % jugent la société française injuste (« plutôt injuste » pour 37 %, « très injuste » pour 26 %), et 79 % estiment que les écarts de richesse sont en train de se creuser selon l’étude réalisée par Kantar pour 366. Dans le même temps, selon un rapport de l’ONG Oxfam (1), les cinq premières fortunes françaises ont quasiment doublé. Mieux : les 43 milliardaires que compte la France ont vu leurs avoirs s’apprécier de 236 milliards d’euros sur une période de 19 mois, soit plus que sur les dix années qui ont précédé la crise sanitaire (une décennie pourtant déjà faste grâce aux politiques monétaires expansionnistes qui ont largement contribué à faire gonfler le prix des actifs). 

 Depuis la crise de 2008, avec le mouvement Occupy Wall Street et son cri de ralliement We are the 99%, ses échos dans le monde entier (Les Indignés à Madrid, Nuit Debout à Paris, etc.), le succès mondial du Capital au xxi e siècle de Thomas Piketty, et plus tard le mouvement social inédit des Gilets Jaunes, le thème des inégalités avait déjà fait son grand retour dans le débat public. Mais aujourd’hui, avec l’enchevêtrement des crises climatique, géopolitique et économique, les tensions sont plus fortes que jamais. 

 La chasse aux jets privés et le rebouchage de trous dans les parcours de golf ne sont-ils que la simple expression du ressentiment qui croît ? Il est vraisemblable que quelque chose de plus profond est en train de se jouer. 

 

Le spectre des pénuries 

Les prix de gros de l’électricité en 2022 ont atteint un niveau record en France : 1 000 euros le mégawattheure, contre environ 85 euros un an auparavant. Conflit russo-ukrainien et arrêt des livraisons de gaz russe, difficultés du parc nucléaire hexagonal… Les causes sont multiples, et toutes les énergies sont concernées. La réglementation des tarifs de l’électricité en France ainsi que le coup de pouce substantiel de 30 centimes par litre d’essence à la pompe concédé par le gouvernement ont contenu à l’été 2022 la grogne sociale qui monte de l’autre côté de la Manche (le Royaume-Uni traverse une phase de grève générale inédite depuis les années Thatcher). Rappel utile : le litre de sans plomb 95 s’échangeait pour 1,46 euro au moment de l’éclatement de la crise de Gilets Jaunes en 2018, contre 1,78 euro en moyenne à la rentrée 2020, remise gouvernementale comprise… Tout le monde pourra-t-il se chauffer cet hiver ? Faut-il s’attendre à des coupures d’électricité ou à des ruptures de charge régulières ? Ces questions, les habitants des pays industrialisées avaient depuis longtemps perdu l’habitude de se les poser. 

 Dans un contexte de retour de l’inflation – en août 2022, l’INSEE estimait que l’indice des prix à la consommation avait augmenté de 5,8 % sur un an, du jamais vu depuis le milieu des années 80 – il n’est pas surprenant que les appels à la sobriété attisent la sensibilité face aux écarts de fortune. 

 Car ils viennent au fond remettre en question le contrat tacite qui liait les gouvernants et les gouvernés dans la plupart des pays développés depuis la chute du Mur de Berlin. Avec l’échec du socialisme réel, il semblait évident qu’égalité et pauvreté n’étaient pas forcément contradictoires. À l’Ouest, au début des années 90, une contre-proposition émerge clairement : si la richesse collective s’accroît, les écarts de fortune ne sont pas un problème. Démocrates américains sous la férule de Bill Clinton, travaillistes britanniques emmenés par Tony Blair, et socialistes français qui gouvernaient quelques années auparavant avec les communistes : tout le monde, même à gauche, reconnaît soudain les mérites de l’économie de marché, modulo quelques correctifs. 

 De l’autre côté du spectre politique, on considère même que c’est la dynamique inégalitaire elle- même qui alimente le moteur de l’économie : qu’on laisse les plus riches tranquilles, et ils investiront, créeront des emplois, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est ce qu’on appelle improprement « théorie du ruissellement » en français et « trickle-down economics » en anglais, dont le président américain Joe Biden déclarait devant le Congrès en avril 2021 qu’il n’avait jamais fonctionné. La fin d’une ère, donc, car s’il me faut maintenant couper le wifi quand je sors de chez moi, et plus sérieusement, si je dois me résoudre à baisser le chauffage cet hiver, quelles raisons ai-je encore de tolérer le creusement des inégalités ? Avec la fin de l’abondance, le contrat ne tient plus. Dans un contexte d’inflation et de tension sur le pouvoir d’achat, les polarisations s’accentuent et se crispent. La « démoyennisation », c’est-à-dire la fragilisation de l’accès à la classe moyenne (cette catégorie qui selon l’OCDE « ressemble à un bateau dans la tempête ») et ses standards de consommation, crée des frustrations grandissantes. On pointe alors l’arrogance et la cupidité des riches d’un côté, ou « l’assistanat » des plus faibles de l’autre. Le grand rêve giscardien de rassembler deux Français sur trois se brise sur les murs réels et symboliques qui séparent les couches sociales. Et nous avons le sentiment de moins en moins faire société. 

 

Du low cost aux jets privés 

Si la question des inégalités redevient aujourd’hui brûlante, s’il ne s’agit pas d’une simple affaire de jalousie, c’est peut-être également que les modes de consommation ostentatoires des élites économiques n’ont pas seulement le réchauffement climatique pour arrière-plan : elles en sont aussi, pour partie, la cause.  

Il n’y a pas si longtemps, nous avions schématiquement d’un côté l’écologie des petits gestes résumée dans la fable du colibri, et l’écologie politique, qui misait sur une transformation systémique. Entre les deux pôles, les nuances ne sautaient pas à l’œil. Et puis après tout, même si un jet privé émet entre 50 et 150 fois plus de CO2 qu’un TGV sur un même trajet, et qu’un yacht de 70 mètres avale en moyenne 500 litres de diesel à l’heure, ces jouets de luxe ne sont l’apanage que d’une infime minorité, et ne doivent pas contribuer de manière substantielle au réchauffement climatique. Le problème alors était plutôt à chercher du côté des vols Paris-Barcelone et du low cost aérien. 

Aujourd’hui, le son de cloche n’est plus tout à fait le même. On pointe désormais explicitement la responsabilité environnementale des plus favorisés. Au mois d’août, l’eurodéputée Manon Aubry affirmait par exemple au micro d’Europe 1 que « les 1 % les plus riches sont responsables de 50 % des émissions de gaz à effet de serre ». Une déclaration emblématique bien qu’excessive, car selon un rapport publié par l’Observatoire sur les inégalités à la fin de l’année 2021 (2), à l’échelle mondiale, ce sont en fait les 10 % les plus riches qui émettent la moitié des émissions de GES. Pour autant, l’empreinte environnementale des fameux « 1% » est tout sauf négligeable : 17 % des émissions globales, contre 12 % pour la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Signe des temps : le « name & shame » climatique se généralise. Le Guardian, célèbre quotidien britannique, s’est ainsi amusé à dresser la liste des « douze salopards » du climat (2), les douze Américains qui contribuent le plus directement au saccage de la planète. 

Dans le même temps, les Français, dans leur majorité, ne croient plus que leurs écogestes feront une différence quelconque face à la catastrophe annoncée. S’il fallait résumer l’état d’esprit du moment ? « Messieurs les nantis, osez la sobriété les premiers ! »  

Ce constat relativement récent dans son adoption par le plus grand nombre pose un problème de consensus social très important que les entreprises et les marques auraient tort de négliger. Leur gouvernance sera forcément remise en question et leurs marques stigmatisées si leur comportement est épinglé comme non responsable. Plus généralement, les signes extérieurs de pollution excessive sont aujourd’hui de plus en plus visibles et devraient pousser dans la consommation des Français à l’adoption de produits et marques plus neutres, voire invisibles. 

Plus généralement, ce mouvement sociétal n’est pas égalitariste mais appelle à l’équité et la justice. Il ne stigmatise pas l’argent mais l’utilisation égoïste de la fortune, le décalage entre castes qui n’observent pas la même solidarité par rapport aux grands enjeux de la planète. La France ne redécouvre pas Proudhon et ne méprise pas ses élites économiques, mais elle aspire profondément à plus de consensus et de mobilisation de tous. 

 

 

 

  1. Dans le monde d’après, les riches font sécession, inégalités : zoom sur la situation en France, janvier 2022. 
  1. World Inequality Report 2022, coordonné par Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman. 
  1. The dirty dozen : meet America’s top climate villains, The Guardian, 27 octobre 2021. 

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