Natures divergentes. Le consensus vert a vécu : quelles voies de réconciliation ?
Les messages de protection de la nature semblaient pouvoir refabriquer du collectif en mobilisant de nombreux acteurs à l’échelle mondiale, notamment à travers les COP et l'intégration de la RSE dans les entreprises. Cependant, cette dynamique collective semble aujourd’hui fragilisée par la fragmentation qui nous traverse.
Dans la dernière décennie, la nature a été un des éléments les plus fédérateurs d’un monde pourtant divisé. Ce consensus reposait principalement sur le constat finalement partagé qu’elle n’est pas invulnérable à notre activité et que nous mesurions alors les risques encourus par sa dégradation sur notre propre mode de vie. Sept Français sur dix disent notamment « ressentir les effets du changement climatique dans leur quotidien », et quatre sur dix ont « déjà songé à déménager pour y échapper » (Fondation pour la nature et l’homme, juin 2023). Protéger la nature et aller vers le naturel sont des messages qui ont semblé jusqu’à aujourd’hui pouvoir refabriquer du collectif en mobilisant à nouveau les différents acteurs qui y jouent un rôle clé (pays, entreprises, monde associatif, science et particuliers). Les différentes COP ont uni les nations dans une réflexion commune, et l’intégration de la RSE dans les entreprises est le signe de cette volonté émergente de tenir compte de la nature à l’échelle planétaire. Mais, récemment, un faisceau d’éléments questionne cette apparente universalité dans notre relation à la nature qui résiste de moins en moins bien à la fragmentation qui nous traverse. …
Des signes de backlash apparaissent : après des années de croissance à deux chiffres, la part du bio recule depuis 2022 (de G,4 % à G % dans l’alimentation des Français selon l’Agence bio en juin 2023) et celle des surfaces bio françaises recule de 2 % pour la première fois. Ursula von der Leyen a annoncé, en février 2024, le retrait du règlement sur la réduction de l’utilisation des pesticides.
Le climatoscepticisme a rebondi de manière inattendue sur les réseaux sociaux, avec 30 % de comptes actifs relayant ces discours en juillet 2022. De même, parmi les quelques pays traditionnellement fers de lance de la transition écologique, certains font machine arrière, comme la Suède depuis l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. L’apparition et la diffu- sion du terme « écoterrorisme » viennent presque inverser le paradigme : les prophètes d’hier seraient les bandits d’aujourd’hui et les tyrans de demain ?
Un consensus en miettes
Bien sûr, on pourrait y voir – et souhaiter – un revirement uniquement conjoncturel. Premier ennemi naturel de la transition écologique : le coût. En période de tension économique, d’inflation et de pénurie, particuliers et entreprises gèrent le court terme. Les dépenses vertes s’en trouvent très logiquement diminuées. Dans le baromètre des produits bio de 2024, le premier frein au non-achat de produits biologiques est sans surprise le prix, à 75 %. Mais, à 54 %, « avoir des doutes sur le fait que ces produits soient totalement bio » constitue le deuxième frein. Doute opportun ou réelle réserve ? Il apparaît en tout cas que la cause de la nature résiste mal aux efforts demandés pour la protéger, indiquant une fragilité d’adhésion grandissante. De manière omniprésente, le principe de réalité tend à opérer un retour en arrière sur de nombreux plans : l’enquête du Crédoc de 2022 sur les conditions de vie des Français indique que, face au changement climatique, la solution « modifier nos modes de vie pour réduire notre consommation » a perdu 19 points en dix ans, quand « investir dans le nucléaire » en a gagné 20. Nos priorités semblent avoir changé. Nous sommes aujourd’hui moins prêts à sauver la nature à tout prix, c’est un fait.
Nature dominée ou dominante
Nous faisons l’hypothèse que la conjoncture n’est pas le déclencheur de ce revirement, mais davantage le révélateur d’une image de la nature qui n’était déjà pas aussi fédératrice et motivante qu’elle le paraissait depuis plusieurs années. Nous voulons tous de la nature, mais nous ne voulons pas la même ! Et en fonction de la vision que chacun en a, les efforts consentis et les solutions finalement acceptables varient fortement… Jusqu’à s’opposer.
Avant l’apparition de la notion de crise écologique, le rapport à la nature allait de soi. Il était finalement peu questionné, en dehors des sciences humaines. Grossièrement, il nous semblait que, jusqu’à l’après- guerre, nous vivions finalement assez bien une relation où la nature resterait comme elle l’avait toujours été, à disposition de l’homme, qui pouvait continuer à déployer son mode de vie en suivant le cours du progrès : croissance économique, avancées technologiques, émancipation individuelle, confort et recul de la maladie. Mais l’annonce progressive du déséquilibre de cette relation, précisément en raison de notre mode de vie, a mis fin à cette relative sérénité, reposant d’une manière aiguë, urgente et directe la question du « bon rapport de l’homme à la nature ».
Nous vivons aujourd’hui une réelle diffraction de la réponse à cette question fondamentale, d’autant qu’il est bien plus difficile que prévu, voire impossible, de simplement « restaurer l’équilibre d’avant ». En fait, une ligne de partage sépare deux camps principaux qui défendent deux visions opposées de la relation homme-nature : dans l’une, l’homme doit dominer la nature, dans l’autre, c’est la nature qui doit (re)guider l’homme.
Dans cette dernière vision, des essentialistes prônent le retour de l’homme dans le giron de la nature, réconciliant ainsi « la grande famille du vivant » : abolir la séparation homme-nature en acceptant d’en refaire partie, se resynchroniser avec les rythmes naturels (biodynamie, rythmes circadiens…). Cette représentation de la nature a évidemment un impact fort sur les choix de vie et de consommation : préférence pour le low process, proximité à la terre, éloignement du mode de vie des mégapoles, santé naturelle et alternative, vie low-tech, slow tourisme… Dans la vision opposée, des technosolutionnistes prolongent et extrèmisent le mouvement de l’huma- nité tel qu’il s’est déployé jusqu’ici. Utiliser l’intelligence humaine pour s’adapter, puis exploiter et enfin contrôler la nature, tels sont leurs credo. Dans cette représentation, la nature est dirigée, modifiée voire remplacée par l’homme, qui s’impose dans l’avenir comme maître absolu du vivant : augmentation artificielle des performances naturelles et abandon de la loi des saisons grâce aux OGM, maîtrise pro- gressive de la météo, défense du bio-hacking en endiguant le vieillissement cellulaire, fusion technologique-organique par l’implantationde puces dans le cerveau humain, réalisation de la nature de synthèse (la viande 100 % synthétique). Ce sont 25 % des Français qui sont « d’accord » à « très d’accord » avec le fait que l’aug- mentation humaine aidera les humains à s’expri- mer davantage (Opinium Research à la demande de Kaspersky, 2018). Dans une étude pour Swiss Life, le transhumanisme était une bonne chose pour 72% des Français, et, pour 64 % d’entre eux, un développement naturel de la médecine. Deux pôles, deux visions radicalement opposées : sous une apparente égale préoccupation écologique (l’énergie propre est prônée par les deux camps, par la fission ou la fusion nucléaire d’un côté, par le recours aux énergies renouvelables de l’autre), les visions de société de ces deux pôles sont évidemment radicalement antagonistes. Low-tech contre hi-tech, vie hyper-urbaine et connectée contre slow life simple et essentielle, ces deux idéologies s’affrontent inconsciemment dans l’esprit des Français… dont la majorité oscille, s’échelonne sur une ligne graduée entre ces deux extrêmes.
La nature des choses
On y trouve pêle-mêle des représentations comme celle de la nature-corne d’abondance qui consiste à protéger la nature pour pouvoir continuer à l’exploiter raisonnablement en termes d’alimentation et de tourisme, en en faisant un « esclave bien portant » d’une certaine façon, mais aussi celle des adeptes de la modernité verdie, partisans d’une nature dont on extrairait uniquement certains principes positifs pour les distiller dans notre vie moderne : méga- poles végétalisées pour réguler le réchauffement climatique, fermes urbaines hors sol, principes actifs naturels antivieillissement… On y trouve des gaïstes, qui font de la nature un guide spirituel dont il s’agit d’écouter et de comprendre les enseignements visibles ou invisibles comme en témoignent les pratiques émergentes de forest-bathing, de chamanisme, mais aussi plus largement de médecine holistique. À l’autre bout du spectre des convictions, on rencontre des « techno-sauveurs », qui croient au recours à la technologie pour sauver ou corriger la nature : agritechnologie, qui utilise intelligence artificielle (IA) et capteurs pour automatiser l’irrigation au plus près des besoins des sols, développement massif de la mobilité électrique pour ralentir l’émission de CO2, recours à la PMA et à la GPA pour permettre la fertilité quel que soit le contexte biologique de la personne.
Car loin d’être un débat philosophique, c’est aussi sur de tels sujets hautement polémiques que la guerre des représentations de la nature est sensible aujourd’hui : la PMA, le changement de genre divisent et heurtent en fonction des représentations de ce qui semble ou non naturel à chacun – modifier la nature pour le bien commun, ou revenir à la loi de la nature pour le même bien commun ?
Et bien sûr chaque représentation de la nature alimente un écosystème économique différent : l’investissement consenti par les particuliers et les entreprises dans telle ou telle solution énergétique, partenariat, marque, produit est la conséquence directe de leur représentation de la nature, qu’elle soit consciente ou peu consciente.
La confusion des convictions
Si ces représentations divergent autant, c’est aussi que les acteurs privés et publics entretiennent l’ambiguïté, voire la confusion : engagements puis désengagements autour du sujet écologique par les gouvernements, encouragement à consommer pour relancer l’économie ET à déconsommer pour favoriser la décarbonation, green-washing, multi- plication des labels perdant le consommateur dans une galaxie verte sibylline (Clean Label, label « en transition », agriculture raisonnée, éco- labels, labels bio, démultiplication des mentions « naturel », « sans »…).
Lassitude, ignorance et impuissance progressent quant au sujet écologique chez les Français. Ainsi, 35 % seulement d’entre eux semblent confiants dans leur capacité personnelle à contribuer à la lutte contre le changement climatique, (Fondation pour la nature et l’homme 2023) (GRAPHIQUE 20). À tel point que l’échelle perçue d’efficacité est parfois à rebours de la réalité : trier ses déchets et privilégier les fruits et les légumes locaux sont les deux gestes qui ont, selon les Français, le plus d’impact favorable comme le note l’Institut Paul-Delouvrier, en 2023, alors que, selon l’Ademe, ils arrivent en fin de liste en termes d’efficacité très loin derrière la réduction de la consommation de viande et l’usage des transports collectifs. Manque de conviction, manque de stratégie, manque de motivation : le navire environ- nemental vogue sans capitaine.
Avancées, reculades et confusion concernant la priorité et la stratégie vertes génèrent, finalement, le sentiment justifié que, au-delà des intentions, aucune conviction réelle n’a été arrêtée quant au rapport homme-nature qui doit guider notre avenir. Nous différons le choix, car dans cette confusion nous espérons encore qu’une voie permettra de changer la situation de la nature sans trop changer nos modes de vie. Le concept de crois- sance verte encapsule parfaitement l’idéologie du « en même temps », que nous intégrons également pour notre compte : nous oscillons au fil des situations entre ces diverses représentations de la nature, tantôt essentialistes, tantôt technosolutionnistes, soumis, dans nos choix de vie et de consommation, à la conjoncture qui fait pencher dans un sens ou dans l’autre.
Chiffre éminemment surprenant, mais qui illustre notre propre confusion intérieure : en 2022, les 41 % des gens qui souhaitaient davantage « vivre plus déconnectés de la tech » souhaitaient aussi davantage « faire modifier leur génome » que la moyenne des Français (+ 5 points) et autant qu’eux « augmenter leurs capacités physiques et mentales grâce à la tech » (étude « Les 4 500 », Ipsos, 2022).
Retrouver le contact
Ce qui est sûr, c’est que le sujet est loin d’être clos, car, à défaut de trouver le bon rapport à la nature, nous savons collectivement (enfin un consensus !) que celui que nous entretenons actuellement n’est pas viable, et l’est un peu moins chaque jour. Nul doute donc que cette question reste au premier plan, par force d’abord, car le dérèglement climatique et ses conséquences (dommages, santé, migrations) progressent plus rapidement que nos efforts de décarbonation, par conscience ensuite, car, comme le souligne le Crédoc en 2022, « chaque génération est plus préoccupée par l’environnement que la précédente ». Aujourd’hui, les Français se sentent impuissants (Fondation pour l’homme), mais il y a une « puis- sance de réserve » : 41 % ont envie d’agir. Oui, mais dans quelle direction ?
Trouver un consensus mobilisant et acceptable semble pouvoir passer par la reconnaissance de deux réalités scientifiques qui émergent progressivement dans les médias et dans les consciences. D’abord, le contact avec la nature est bon pour notre santé physique et mentale. Les études scientifiques se multiplient et au Canada, la « green prescription » existe dorénavant : des médecins prescrivent un bain de nature pour des affections physiques et surtout mentales. Ensuite, le taux de contact à la Nature s’amenuise dans notre mode de vie postmoderne : selon OpinionWay pour Center Parcs, 64 % des Français ont l’impression d’être moins connectés à la nature que quand ils étaient enfants, et 75 % aimeraient retrouver ce niveau de connexion (GRAPHIQUE 19). C’est d’ailleurs sans doute pour cela que « vivre ailleurs » est un désir montant (55 % des Français l’expriment selon l’ObSoCo en septembre 2023, c’est + 7 points par rapport à 2017). Les destinations souhaitées sont à 22 % les villes de taille moyenne et à 30 % les petites villes ou villages en périphérie d’une grande ville. Seuls 8 % souhaitent se diriger vers le centre-ville d’une grande métropole (– 4 points par rapport à 2019).
Peut-être faut-il simplement donner davantage à chacun les moyens d’évoluer naturellement vers le mieux-vivre qui lui semble plus favorable et parier sur le fait que ce nouvel équilibre construira de lui-même un rapport homme-nature favorable ? L’aménagement du territoire est un enjeu réalisable, en promouvant moins l’avenir dans la grande métro- pole et en décentralisant les centres économiques. D’une façon plus générale, l’argument du retour à une nature proche, la réinsertion de la nature dans le quotidien des Français, qu’elle soit promue par les institutions ou les entreprises, reste un puissant vecteur d’adhésion.