INfluencia : Entre 500 000 et un million de personnes étaient dans la rue jeudi 18 septembre, après une première mobilisation le 10 septembre sur le thème « Bloquons tout ». Qu’est-ce que la veille de Backbone a mis en évidence sur la manière dont ces deux mouvements aux origines très différentes se sont répondu ou renforcé ?
Véronique Reille Soult : le mouvement du 10 septembre, qui était un peu atypique et initialement non politique ou apolitique, a été perturbé par la récupération politique de Jean-Luc Mélenchon puis les syndicats qui sont entrés dans la boucle. Cela a entraîné un mouvement de recul chez ses initiateurs qui ont eu l’impression de se faire rattraper.
Ces gens, qui n’étaient pas forcément sur des lignes politiques identiques, avaient en commun un sujet autour des deux jours fériés appelés à être supprimés, une forme d’inquiétude qui montait et l’envie de montrer qu’ils existaient.
Ils ont monté des boucles [sociales] fermées – plus difficiles à pénétrer que celles des Gilets jaunes – réunissant des petits groupes plutôt méfiants vis-à-vis de l’extérieur, qui se connaissaient presque, se sont vus dans la vraie vie… Au fur et à mesure, ils sont arrivés à la conclusion qu’ils n’arriveraient pas à mesurer leurs actions – ne rien acheter le 10 septembre, tout payer en liquide ou refuser d’envoyer ses enfants à la crèche – et qu’elles n’auraient donc pas d’impact.
Ils ont pris conscience que mesurer ses actions n’est pas si simple quand un mouvement n’est pas organisé et que l’activisme ne se transforme pas forcément en réalité sur le terrain. D’une certaine manière, ils attendaient le 18 septembre pour voir ce que cela allait donner…
« Etre récupéré par les syndicats c’est non, mais récupérer les syndicats c’est oui » est sans doute la phrase qui résume le mieux le ressenti du 18 septembre.
IN : comment ont-ils vécu ou participé au 18 septembre, lancé à l’initiative des syndicats…
V.R.S. : « Etre récupéré par les syndicats c’est non, mais récupérer les syndicats c’est oui » est sans doute la phrase qui résume le mieux le ressenti du 18 septembre. Les mobilisés du 10 septembre ont poussé le mouvement que les syndicats avaient organisé ce jour-là, certains sont allés dans les cortèges – même s’ils n’étaient pas forcément en soutien de ce qui était demandé – car ces actions seraient mesurées.
Le 18, nous avons recensé environ 400 000 messages dans un registre très militant, très orchestré mais avec engagement moins fort que dans les messages du 10 septembre. Ce jour-là, quand les messages émanaient de personnes non politisées, les propos étaient très engagés, très forts. Les messages étaient beaucoup partagés.
Le 18, les messages étaient davantage des relais de la parole ou de vidéos prises dans des cortèges. Les messages ont été davantage utilisés pour faire savoir que pour s’organiser ou se retrouver.
Beaucoup de messages se réjouissaient du succès de la mobilisation et espéraient qu’elle ne serait pas récupérée par les Black blocks. Certains participants étaient assez d’accord avec les syndicats quand ils disaient vouloir poursuivre le mouvement, même s’ils les attentes ne sont pas forcément les mêmes.
IN : comment étaient-elles formulées ?
V.R.S. : les deux jours fériés ont été lâchés avant le début des manifestations. Le 10 septembre, qui était initialement un mouvement contre le plan budgétaire, s’est transformé en une manifestation contre Emmanuel Macron. Le 18, les gens du 10 et les syndicats étaient d’accord sur le fait qu’Emmanuel Macron devait « comprendre que ce n’est plus possible ». La mobilisation ne s’est pas transformée en slogans anti-Lecornu, que la plupart des gens ne connaissent pas.
Le 10 septembre, qui était initialement un mouvement contre le plan budgétaire, s’est transformé en une manifestation contre Emmanuel Macron
IN : les témoignages captés à chaud sur les cortèges faisaient beaucoup référence à « l’injustice sociale et fiscale ». Faire payer les riches ou les ultra-riches a toujours été populaire, à droite comme à gauche…
V.R.S. : reste à savoir ce qu’est un riche… On voit que c’est compliqué de trancher. Je ne constate pas de convergence des luttes mais plutôt une exigence commune sur le fait de taxer les ultra-riches et sur une exigence de justice, un mot derrière lequel chacun peut mettre des notions très différentes.
Ce partage de mots commun me semble avant tout révélateur du fait que nous sommes dans un pays où les gens sont inquiets, n’ont plus tellement confiance dans le système quel qu’il soit et que l’avenir ne sera pas formidable.
Certains commencent à se dire que leur vie était mieux avant et qu’elle aura été mieux que celle de leurs enfants. Faire des efforts est toujours difficile. Aujourd’hui, on a un sentiment de flottement, de manque de lisibilité et de traçabilité dans les efforts à fournir.
Si on n’est même pas d’accord sur le montant à économiser, on ne le sera pas non plus sur la manière d’y arriver ni sur ce à quoi cela va servir. On voit émerger un autre mot commun autour de « l’effort de l’Etat ». Il est souvent mal utilisé et les médias sont un peu fautifs.
IN : pourquoi ?
V.R.S. : au lieu de parler de l’effort de l’Etat, les médias parlent la plupart du temps du train de vie de l’Etat. Ils ont tous relayés les mesures concernant les Premiers ministres, disant qu’elles étaient anecdotiques. Si on veut parler du train de vie de l’Etat, on peut parler aussi de tout autre chose : de la structuration des cabinets ministériels, des doublons entre administrations et ministères… Aucun média n’a fait l’effort ou pris le temps de lister tout ce qui pouvait être questionné.
Certains auraient pu le faire. L’injustice fiscale est aussi devenue un mot valise qui n’est jamais défini correctement et dont on ne retient que le mot injustice. Sur ces différentes notions, on est donc souvent dans la caricature, ce qui crée une ambiance délétère et anxiogène.
Cela renforce la défiance des gens envers le politique et la politique. Le climat est certes entretenu sur les réseaux sociaux par les différents camps mais une grande partie des lieux communs est renforcée par les médias et les partis politiques.
IN : au vu de ce que vous observez, la séquence de revendications vous semble-t-elle de nature à durer ?
V.R.S. : on peut imaginer que le futur gouvernement entame péniblement des négociations, que le budget passe par 49.3 et que le Premier ministre tombe à nouveau. Nous sommes sans doute partis dans un moment conséquent de contestations.
Les syndicats ont été galvanisés par le mouvement du 18 septembre et ne vont sans doute pas s’arrêter de sitôt. L’inquiétude des Français ne fait que grandir, quel que soit leur bord politique. Cette inquiétude se transforme en peur et ils demandent à être rassurés. Chacun essaie de trouver des solutions…
IN : vous dîtes que des boucles sociales de plus en plus fermée, plus difficiles à craquer que celles des Gilets jaunes, étaient montées par les gens qui se mobilisent. Au point qu’il pourrait devenir difficile pour vous de suivre ces mouvements sociaux ?
V.S.R. : C’est ma préoccupation quotidienne depuis un an. Comme nous voulons entrer de manière « opt-in et transparente » dans ces boucles, nous avons donc un taux d’échec très important.
Nous nous invitons aussi dans des groupes en nous présentant en tant qu’agence. Certains nous refusent et d’autres nous demandent d’expliquer notre démarche. C’est pour pouvoir continuer à observer les mouvements de la société que nous sommes en train de travailler sur des innovations.