28 mai 2025

Temps de lecture : 9 min

Miroir, miroirs – Narcisse et les avatars. Quelles représentations, quels modèles ?

La cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques 2024 à Paris a mis en scène la diversité des corps devant un milliard de téléspectateurs. Cet événement inclusif qui a suscité de nombreuses réactions devient un miroir des enjeux contemporains - politiques, moraux, esthétiques, identitaires - liés à la représentation corporelle. N'est-il pas la manifestation de ce que nos corps disent et ce que voulons nous leur faire dire ?...


26 juillet 2024, 19 h 30 : début de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Paris s’offre aux regards du monde et nous offre le spectacle de la multiplicité des corps. Jeunes, vieux, de toutes les couleurs (bleu inclus), de toutes les tailles, de toutes les formes, de tous les genres, valides ou non, nus ou en uniforme, célèbres ou anonymes, des corps défilent devant 1 milliard de téléspectateurs. Ils sont porteurs d’un message : Paris est une ville moderne, ouverte, inclusive. La polémique qui suivra ne fera que confirmer les enjeux – politiques, moraux, identitaires, esthétiques – que cristallise la représentation des corps. Il ne s’agit évidemment pas ici de juger cet événement. Moins encore de commenter les réactions qu’il a suscitées. Mais comment ne pas y voir une manifestation parfaite de ce que nos corps disent, de ce que nous leur faisons dire ? …

Peu de choses ont tant bougé en si peu de temps que la représentation que nous nous faisons d’un corps désirable, souhaitable ou simplement « socialement acceptable ». L’époque des morphologies standardisées peut sembler définitivement révolue : diversité, body positivisme, inclusivité, occupent le devant de la scène médiatique.

Pourtant, dans le même temps, les influenceurs imposent à leurs millions de followers des canons de beauté ultra-sophistiqués, poussant un cran plus loin l’idéal de perfection. Les tutos maquillage où l’on gomme même les défauts qu’on n’a pas sont légion. Les gourous du fitness font fortune, captant des millions d’abonnés en recherche d’un corps musclé (Thibo Inshape est le youtubeur francophone le plus suivi, comptabilisant plus de 21,9 millions d’abonnés en juillet 2024). La chirurgie esthétique est en plein boom, y compris chez les hommes et les (très) jeunes.

Près d’un Français sur deux (47 %) n’aime pas son corps. Et ça ne s’arrange pas : 46% des femmes n’aimaient pas leur corps il y a dix ans, elles sont 60 % aujourd’hui, contre 33 % des hommes (étude Ifop, juin 2023) (GRAPHIQUE 24).

Body positivité ou pas, on est toujours trop ceci ou pas assez cela. Renormé à l’ancienne ou dénormé, le corps en tout cas s’affiche. Plus que jamais. Pourquoi cette focalisation ?

Le corps marketé

D’abord, parce que le corps recouvre aujourd’hui grand nombre de fonctions, dont une centrale : dire qui je suis ou qui je souhaite être. Quoi de plus normal dans une société où l’image est devenue langage universel et, pour partie, outil de succès social ? Jean-François Amadieu, sociologue du travail, le rappelle dans La Société du paraître (Odile Jacob, 2016), la discrimination au travail liée à l’apparence reste une réalité : « Grâce aux sondages – ceux du Défenseur des droits, le baromètre de l’égalité du Medef ou des enquêtes européennes –, on sait que l’apparence physique, la taille et le poids, notamment, de même que le fait d’avoir l’air vieux, sont les principales sources de discrimination au travail. »

Que ce soit pour se conformer à ce que l’on pense attendu de notre apparence, pour contester au contraire l’obligation de conformité ou seulement pour se démarquer des autres, l’enjeu qui pèse sur le corps est considérable à l’ère du personal branding. Le visage, le corps doivent parler au premier regard : dire notre trajectoire, notre performance, notre créativité, nos valeurs aussi ; donner envie, rassurer ou séduire, interpeller ou provoquer.

L’engouement pour le tatouage est peut-être à mettre sur le compte de ce désir de s’exprimer fort, immédiatement, de cette urgence à dire ce que nous sommes ou voulons être avant même les mots. D’une certaine manière, nous avons intégré les principes du marketing : l’échantillonnage (montrer un bout du produit pour en figurer le tout), l’impératif de mémorisation qui conduit à afficher des signes forts pour capter l’attention en peu de temps, pour délivrer notre message et convaincre, vite.

Changer notre génome ?

Nos corps portent nos messages. Et ceux-ci sont multiples. Schématiquement, deux camps opposés s’affrontent dans ce morpho-conflit : les naturistes, et les changeurs. Du côté des naturistes, le corps biologique est une donnée de base, une vérité, que l’on doit assumer et montrer telle qu’elle est avec fierté : âge, genre, poids, peau, quels qu’ils soient. Laisser le choix de la nature s’exprimer en nous, que cette expression soit facile ou difficile, socialement confortable ou non. Tous les goûts sont dans la nature (et dans le marketing), tous les corps aussi. À l’opposé, les changeurs veulent un corps mode- lable et modulable au gré de leurs envies ou de leurs besoins profonds. Le champ des possibles est quasi infini. On s’autorise à se refaçonner pour évoluer : agir sur sa silhouette, son visage, son genre, jusqu’à pouvoir modifier son génome et prendre la main sur les lois limitantes de la nature ? Avec, en ligne de mire, une forme de transhumanisme : déjouer la biologie, le vieillissement et, ultimement, la mort. De manière intermédiaire, le bio-hacking (le fait de pirater son propre système biologique) s’appuie sur les recherches récentes sur l’épigénétique pour encourager à modifier le fonctionnement de son génome par son mode de vie et par son activité physique. Les termes du débat semblent clairs. Pourtant, la confusion règne parmi les spectateurs de ce combat, car chacun des camps revendique le même graal : l’authenticité, le droit à être – physiquement – qui il est vraiment.

Pour les uns, être soi-même est une invention de soi, pour les autres, un processus d’acceptation. Pour les uns, le genre est une construction, pour les autres, une donnée. On retrouve ici l’opposition fondamentale en matière d’adaptation au changement climatique : donner la primauté à la nature ou tenter de la dominer par la science.

Rien d’étonnant à ce que les deux camps s’emmêlent parfois les pinceaux de maquillage et abritent des sous-groupes dissonants : fervents traditionalistes anti-GPA et PMA (on parle de corps sacrés) côtoient des écologistes convaincus du respect des lois de la nature, mais s’opposent sur leur vision de la diversité naturelle. À l’opposé, des transhumanistes bio-hackers peuvent sembler rejoindre les personnes transgenres, pourtant éloignées de la fusion homme-machine, sur la seule idée de transformation positive des corps.

Devenir un autre pour se réparer ?

En arrière-plan, on le comprend, il s’agit d’une insatiable quête identitaire parfois joyeuse, parfois angoissée. Alain Ehrenberg évoquait dans son livre éponyme une « fatigue d’être soi », en 1GG8. Les années 2020 font évoluer cette idée vers une notion plus profonde, un trouble de « l’être soi » qui nous saisit physiquement et moralement.

Les chiffres sur la santé mentale sont clairs : l’anxiété, le stress voire la dépression sont en constante augmentation (notamment chez les jeunes). Pour certains, ne pas être bien devient si prégnant qu’ils voient dans la possibilité de devenir autre une solution à court terme à leur sentiment d’inadaptation et de vulnérabilité. À défaut de pouvoir changer les choses, on peut peut-être se changer soi. Cette quête – finalement classique – ne mène plus seulement à une démarche psy : l’idée progresse que changer d’apparence, de corps, voire de genre, être un autre, est une voie possible de changement profond.

Si l’on ajoute à ce désir l’accessibilité et la variété croissantes des moyens de transformation, depuis les plus simples (les filtres sur Snapchat) jusqu’aux plus engageants (changement de genre, implants synthétiques), les conditions sont réunies pour assister à un véritable bal des identités et des appa- rences. Le corps est le nouveau laboratoire du soi. Changeurs et naturistes tentent tous de ressembler à un idéal plus naturel, plus fort, plus beau, moins masculin ou moins féminin, moins genré ou plus sexué, plus réel… ou plus virtuel.

Le corps sous monitoring

L’attention portée au corps, la quête d’un corps qui dit quelque chose de soi n’est pas l’apanage des jeunes générations ou des seniors en quête de jeunesse éternelle. L’injonction au corps sain, véhicule de l’esprit sain est omniprésente. La santé est devenue une obsession (GRAPHIQUE 2G). Et les questionnements, injonctions, nouveaux pro- blèmes ou découvertes scientifiques se multiplient. Le sommeil est essentiel au bien être mental. Avez- vous assez dormi ? Un déséquilibre du microbiote peut être précurseur de pathologies lourdes. Savez- vous identifier et éliminer les fodmaps? Avez-vous fait 10000 pas aujourd’hui ? Bu assez d’eau ?

Alors que nos vies sédentaires et digitalisées nous coupent chaque jour un peu plus de l’expérience de notre corps, la tentation et la possibilité du check-up permanent nous guettent. Ce que résume Alain Damasio dans son dernier livre (Vallée du silicium, Seuil, 2024) en inventant deux néologismes. Le premier est le dé-corps : notre corps biologique, qui ressent, qui est fait de chair, de sang et de bactéries. C’est le corps immédiat et sensoriel, qui peut tomber malade, se fatiguer, vieillir. Celui-ci serait de plus en plus dévalorisé et ignoré, dans une époque qui cherche à dépasser les limita- tions physiques par la technologie. Le second est le ra-corps : notre corps surveillé, interfacé, détaché de nous pour servir de coquille à notre dé-corps comme une sorte de « burqa numérique ». Il est mesuré, monitoré par nos objets connectés et permet de retrouver une perception de soi à travers la technologie, mais au prix de la perte de perception naturelle de son corps.

On se mesure, on s’évalue, on se compare. L’attention permanente à ce « corps machine » qu’il faut « faire tourner » au maximum de ses capacités prend de nombreuses formes : le nombre de participants au Marathon de Paris a bondi de 60 % en dix ans (âge moyen : 39 ans). Et le marché du check-up ne s’est jamais aussi bien porté. Être son meilleur soi est devenu une injonction.

La ronde des « moi »

Choisir son corps, sinon son « moi », semble désormais à portée de main. Par curiosité, par jeu, par besoin, les expériences d’altérité en soi se multiplient. Bien loin de la gonflette des années 1G80 et 1GG0, une partie des courants de fitness, basés sur des programmes quasi militaires, pose clairement la puissance du corps comme un rempart en cas d’apocalypse. Seuls les forts survivront à la fin du monde. Le maquillage glass-doll, inventé par Pat McGrath (pour Maison Margiela) pousse la tendance frozen (figé) à son paroxysme, permet- tant à ses adeptes de ressembler à des poupées de verre épargnées par le temps et l’âge telle Nicole Kidman dans The Perfect Couple. L’influence des récits mêlant humains de synthèse et cyborgs s’y fait nettement sentir, actant le désir d’une partie de la population de transcender sa condition mortelle.

On mentionnera bien sûr toute la palette de la gender fluidity, autorisant à sortir partiellement ou totalement de son genre de naissance. Selon un sondage fait par l’appli de paiement Klarna, en 2023, 27 % des hommes français se maquillent (GRAPHIQUE 25). Dans une campagne récente pour la marque de beauté NYX, Bilal Hassani l’évoque clairement : en rejetant les photos d’identité non conformes tant qu’il apparaît maquillé, perruqué, portant des vêtements féminins, le Photomaton (l’œil de la norme, en l’occurrence) nie sa « True ID », sa vraie identité. Le même déclarait, dans une interview à Têtu : « La notion de genre m’est obsolète. » Conforme à rien d’autre qu’à soi. La campagne Célio « Be normal », qui montre des hommes bedonnants ou simplement éloignés des canons traditionnels de beauté, s’appuie paradoxalement sur le même principe et revendique, finalement, la même chose : le droit à ne pas être jugé sur son apparence.

Cette tendance à l’expérimentation rapide de plusieurs identités, choix permanents parfois mais le plus souvent éphémères, confine au trans- formisme, notamment chez les jeunes générations. La mode du « make-up morphing » permet, par exemple, de resculpter les traits de son visage le temps d’une soirée, d’une semaine. Glassdoll un soir, néogothique le lendemain. Une façon peut-être d’essayer plusieurs « moi » avant d’en adopter un qui convienne, ou de picorer dans chaque expérience un fragment identitaire qui servira à composer l’ensemble plus tard…

Parfois, la forme crée le fond, comme le costume finit parfois par faire l’acteur, le temps d’un film ou d’une représentation. À la différence près que nos films deviennent permanents, dans un grand théâtre du quotidien dont Guy Debord n’aurait osé imaginer les proportions.

Devenir le héros de son film

Ce qui se cache derrière nos corps tient à la fois de la quête identitaire et de la société du spectacle. Comme le chantait, il y a bien longtemps, une Lio presque déguisée en héroïne de comics : « Que nos vies aient l’air d’un film parfait. » Un film parfait, d’autant plus désirable que le réel est incertain. D’autant plus accessible que nos imaginaires sont façonnés d’audiovisuel et de jeux vidéo et que nous avons tous une caméra dans la poche.

De ces films parfaits nous sommes les scénaristes et les héros, dans une version embellie, sublimée de nous-mêmes. C’est vieux comme le maquillage mais cela prend, aujourd’hui, des formes bien différentes. La pratique du gaming nous a habitués à nous incarner dans des avatars, à vivre, à travers leurs corps virtuels, aventures et sensations. Le hardware du gamer l’entraîne toujours plus loin dans l’illu- sion de la réalité : bruits, vibrations, sensations… Sur TikTok, le hashtag #maincharacterenergy (MCE) a, à ce jour, comptabilisé plus de 5,2 milliards de vues. Le MCE incite les utilisateurs à se percevoir comme le personnage principal de leur propre vie, à la manière d’un protagoniste de film ou de roman, à se mettre en scène dans le quotidien, tel Jean-Paul Belmondo dans Le Magnifique.

Notre corps, l’image que nous renvoyons disent beaucoup de la façon dont nous nous représentons le monde, la vie, et dont nous nous y prenons pour faire coïncider, le mieux possible, notre réel et l’idée de ce qu’il pourrait être, de ce que nous pourrions être.

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