18 décembre 2013

Temps de lecture : 6 min

Marques culture ou marques sectes

Pour mieux exprimer leur différence, les marques utilisent de plus en plus des messages intégrant la création de récits, afin de raconter une histoire, dans une logique de mythification. Elles s'inscrivent pour cela dans de nouveaux modes de communication plus digitaux autour d'une logique d’émotion présentéiste.

Il serait aisé de croire à la mort du mythe -muthos- comme à la mort de Dieu. Pourtant, il suffit d’assister à un concert de rock pour constater des comportements de communion spontanée, de voir les visages déformés par l’excitation des fans dévots de One Direction, à chacune de leurs apparitions. Être présent à n’importe quel match de football permet aussi de comprendre à quel point l’homme s’oublie dans la foule des supporters. Voir des millions de personnes se rendre quasiment religieusement dans les salles de cinéma, à la sortie de chaque nouvel épisode de « Twilight », montre à quel point nous sommes vraiment des êtres profondément sensibles et sujets à l’imaginaire et à l’irrationnel.

La revanche de Zarathoustra

Pourquoi les marques ne pourraient-elles pas en tirer profit, voire développer une aura religieuse pour mieux influencer leurs potentiels consommateurs ? Storytelling. Le mot et la discipline sont à la mode depuis quelques années. Le storytelling peut être défini comme une structure narrative utilisée par les marketeurs ou les politiques et visant à modeler l’opinion et les esprits dans le but d’attiser l’attention en utilisant des ressorts actanciels proches de ceux des contes et des légendes. « Du logo on passe aux stories », précise Christian Salmon, auteur du très influent essai « Storytelling », « Les marques s’attribuent le pouvoir qu’autrefois on cherchait dans la drogue ou dans les mythes ».

Georges Lewi a également montré dans son ouvrage « Les marques, mythologies du quotidien », comment les marques et la publicité sont devenues essentielles dans la structuration mentale de notre univers de pensée par leur capacité à s’ériger en entités mythologiques. Tout comme les héros, elles incarnent les rapports de l’individu au groupe et sont le produit de notre imagination collective. Comme Aphrodite, la séductrice qui avait le pouvoir de rendre amoureux tous les dieux et tous les mortels, L’Oréal assure avoir le même pouvoir insensé « parce que toutes les femmes le valent bien ».

Comme Zeus, qui s’impose comme le maître de l’Olympe et de l’abolition du temps, Breitling a su combattre victorieusement Chronos et apporter, à l’homme, l’annonce de temps nouveaux, d’une légende à reconquérir. Les créations publicitaires ou récits de marques sont structurés sur le modèle des grands récits mythologiques, un réel schéma actanciel, un enchaînement problème/solution/résultat, et peuplés de monotypes, des personnages idéal-typiques fonctionnant sur une logique binaire. Ils incarnent des forces, des archétypes qui fascinent parce qu’ils sont absolus.

Le sacré technologique

Prenons à présent deux exemples de marques ayant su communiquer et ayant un potentiel important. Deux marques technologiques. Faisons le pari que le sacré technologique est un des imaginaires les plus forts que l’homme ait jamais inventé. Chaque année, un classement de l’institut international Millward Brown met à l’honneur les marques les plus « puissantes » du monde. Depuis quelques années, les marques-phares des nouvelles technologies sont en tête du classement. Il est vrai que celles-ci ont gagné dans nos vies une place impressionnante. Mais est-ce la seule raison de leur succès ? Leur nouveau statut doit essentiellement à leur capacité unique de créer de la relation, avec une puissance jusqu’ici ( presque ) inégalée. Selon l’institut, « l’omniprésence de ces marques tient de la très forte valeur d’usage de leurs services et de l’expansion fulgurante sur la très grande majorité des marchés à travers le monde ».

Les grands noms de la technologie au sens large ( téléphonie, Internet, digital, mobile, gaming… ) ont su s’insérer dans nos quotidiens et vendre bien plus qu’un produit ou un univers. Plus que des marques que l’on consomme, Google, Apple ( ou encore Facebook ) sont des marques utiles, des marques outils, que l’on utilise, et dont la fonction a su s’imposer pour devenir essentielle à notre vie. Elles sont devenues essentielles à l’économie même du Monde ( au sens étymologique du terme oikonomía ( « la gestion de la maison » ). Elles se sont approprié la gestion et le commerce de quasiment toutes les activités relationnelles humaines ( discussions, échanges, débats, partages, connaissance, rencontres… ). Elles suscitent quelque chose d’unique: de la relation, et créent une économie relationnelle. Elles structurent le tissu social. Ces marques ne sont pas des marques, elles sont plus que des business, ce sont de nouveaux piliers. Il n’y a quasiment pas de précédent aussi puissant dans l’histoire à part, peut-être, le fait religieux. Le terme « religion » viendrait, d’ailleurs, selon certains linguistes de religare ( « rejoindre » ou « relier » ) comprenant la relation de l’humain à la divinité, mais aussi des humains entre eux.

Google et l’économie divine

Les marques digitales ne sont finalement rien de plus que l’équivalent contemporain des dieux structurant la Cité à l’époque de la fondation des premières civilisations. En créant les bases d’un nouveau mode de communication dominant le monde, elles le refondent en remplissant un rôle jadis assigné à d’autres. Google ressemble à Mardouk créant Babylone. Google fonde une Cité. Elles sont le miroir mythologique postmoderne et digital des dieux qui, à Esagila, le temple dédié à Mardouk créé par Nabuchodonosor, donnaient à l’univers « leur structure, révélaient le monde caché et assignaient à tous et aux dieux leur place dans l’univers ». Google est peut-être proche de la religion… « Ce que nous construisons réellement est une version augmentée de l’humanité, des ordinateurs qui aident les humains à faire les choses qu’ils ne pourraient pas faire mieux ». Le patron de Google, Eric Schmidt, annonçait la couleur en 2009.

Google n’en est pas à son coup d’essai dans ce domaine puisque la firme de la Silicon Valley sponsorise depuis quelques années la « Singularity University », club de réflexion très inspiré par les thèses de Ray Kurzweil, scientifique américain rendu célèbre par ses écrits prônant l’utilisation des sciences et des techniques pour améliorer les capacités mentales, psychiques et physiques de l’homme, notamment via les nanotechnologies, et embauché par Google en 2013.

Selon bon nombre de scientifiques, l’homme serait en effet en voie d’être « transformé » grâce aux technologies. C’est notamment la thèse soutenue par les post-humanistes, dont l’un des plus célèbres porte-paroles est justement un certain Ray Kurzweil. Pour ce dernier, le moment est imminent où l’homme sera totalement dépassé par les machines et devra alors passer dans une nouvelle phase de son existence sur terre: la post-humanité, l’humanité augmentée par les machines. Kurzweil estime que le point de non-retour sera atteint en 2045. À cette date, d’après ses calculs, la quantité d’intelligence artificielle créée sera un milliard de fois supérieure à toute intelligence humaine. Des scientifiques ont récemment réussi à implanter des puces électroniques dans les cerveaux de singes, leur permettant d’activer des zones de décision par la pensée et de donner des ordres à des ordinateurs connectés à leurs cellules.

Mais les espérances des post-humanistes portent surtout sur le dépassement de la mort. Leur fantasme est d’offrir, grâce à la recherche scientifique, la possibilité d’exporter nos souvenirs, notre vie, notre conscience, dans des ordinateurs une fois notre enveloppe physique corporelle dépassée et obsolète, et de les réinjecter dans un cerveau et un corps plus jeunes. Nous deviendrions ainsi des cyborgs immortels. Pour Kurzweil et les post-humanistes, ces innovations seraient inéluctables et seraient le sens de notre évolution en tant qu’espèce, en quelque sorte la suite du darwinisme où nous aurions opéré un croisement avec les machines. Il est vrai que techniquement, rien ne s’opposerait à ce que l’homme vienne à bout de la mort. Il est d’ailleurs probable que l’espérance de vie doublera au cours du XXIe siècle, sous l’influence des progrès de la génomie, de la biotechnologie et des nanotechnologies réparatrices. Après les Google Glass, les ballons Loon et les Google Cars, le projet de Google ne serait-il pas d’éradiquer la mort ? N’est-ce pas après tout le postulat de toute religion… C’est ce que Time Magazine titre en septembre 2013 « Google Vs death »

Apple : « finalement, c’est la messe »

Pendant des années, Apple a été leader. L’iPad a révolutionné le mode de consommation digital en inventant un nouveau segment. Une révolution, une de plus, comme le Mac à son époque, comme iTunes, l’iPod, l’iPhone. La firme de la Silicon Valley nous a, depuis sa création, habitués à faire évoluer définitivement nos modes de consommation des médias. Mais Apple est plus que cela car Steve Jobs est une figure singulière. En se plaçant au-delà des règles, au-dessus des contingences technologiques et physiques et en inventant pour l’homme de nouveaux compagnons à la fidélité indéfectible, le mythique patron est réellement devenu « l’homme qui a changé nos vies », comme l’a consacré un jour la couverture de Courrier International.

Il y a presque quelque chose de diabolique ou de divin dans cette réussite. Une étude récente a ainsi révélé que les images des produits technologiques produits par la firme de la Silicon Valley faisaient réagir les mêmes zones du cerveau humain des fans d’Apple que celles qui sont normalement actives lorsqu’on montre à un fervent croyant des images religieuses, des icones ou des représentations du Christ, d’Allah ou de Bouddha. Le fait religieux n’est pas loin d’Apple: lors de la présentation de l’iPad, Steve Jobs avait même prononcé ces mots : « la dernière fois qu’il y eu autant d’excitation pour une tablette, il y avait des commandements écrits dessus ».

Si l’on y réfléchit bien, le symbole d’Apple est… une pomme. Si l’on ne savait pas que « pomum » signifie « fruit » en latin, on pourrait penser que le logo de la marque, la plus célèbre au monde, est un clin d’œil au fruit biblique et au péché originel. La légende dit qu’il s’agit plutôt d’un clin d’œil à Isaac Newton ou au mathématicien Alan Turing, qui se serait suicidé en croquant dans une pomme qu’il avait trempé dans du cyanure. Mais peu importe, le digital ne cesse de nous rapprocher des mythes et de nos origines.

Thomas Jamet – Moxie – Président (Groupe ZenithOptimedia – Publicis Groupe)
www.twitter.com/tomnever

Thomas Jamet est l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur). Préface de Michel Maffesoli.

Illustrations : Camille Jacquelot

Découvrez la Revue INfluencia sur la Culture en version papier ou digitale ! Pour s’abonner c’est ici

À lire aussi sur le même thème

Les Newsletters du groupe INfluencia : La quotidienne influencia — minted — the good. Recevez une dose d'innovations Pub, Media, Marketing, AdTech... et de GOOD

Bonne idée ! Je m'inscris !

Allez plus loin avec Influencia

the good newsletter

LES FORMATIONS INFLUENCIA

les abonnements Influencia