Marketing, clichés et clivages : dix ans de récits générationnels dans les médias
Boomers contre millennials, jeunes « digital natives » contre vieux réfractaires… La nouvelle étude de Tagaday montre combien ces récits générationnels ont envahi les médias depuis dix ans. Reste à savoir s'ils ont encore un futur crédible.
Des « générations » à toutes les sauces. Depuis quelques décennies, le mot s’est banalisé au point de supplanter d’autres prismes d’analyse. Des constructions parfois plus communicationnelles que sociologiques et dont la popularité doit beaucoup au marketing et aux médias eux-mêmes.
La fameuse « génération Y », par exemple, née dans la presse marketing des années 2000 et reprise par les consultants comme par les publicitaires, n’a rien d’une catégorie scientifique. C’est avant tout une persona, un idéal-type pratique pour cibler des campagnes, mais qui ne va pas plus loin.
Un storytelling médiatique
Dernier exemple en date : au printemps 2023, la réforme des retraites a été largement commentée sous l’angle générationnel, sous l’impulsion de notre ex-premier ministre, avec des médias opposant les boomers, présentés comme bénéficiaires, aux millennials, supposées devoir financer le système. Rien de bien neuf pourtant. Depuis les années 2010, Le schéma « boomers contre millennials » (puis « Gen Z ») pour décrire l’actualité est devenu un classique du discours médiatique – retraites, coût de la vie, climat… –.
L’étude « Boomers à la Une : dix ans de récits générationnels dans les médias », publiée cette semaine par Tagaday et basée sur l’analyse de plus de 72 000 contenus, montre d’ailleurs que chaque « génération » a eu son tour sous les projecteurs. En 2015–2018, les Millennials dominaient le récit, devenant la « figure de référence des transformations du travail » à l’ère de l’ubérisation, expliquent les auteurs. Puis l’onde de choc « OK boomer » fin 2019 a inversé la vapeur : l’expression virale a installé le boomer comme symbole de « l’ancien monde » jugé privilégié et peu attentif aux urgences climatiques.
Après la parenthèse du Covid-19 – où les aînés étaient associés à la vulnérabilité sanitaire et les plus jeunes à l’isolement des confinements – la Génération Z a pris le relais. Portée par TikTok et l’activisme climat, la Gen Z « s’impose comme un acteur culturel incontournable » dans les médias à partir de 2021, au point d’occuper aujourd’hui plus d’un tiers de l’espace médiatique générationnel.
La recette est efficace mais elle repose sur de gros stéréotypes. D’un côté, les boomers sont souvent dépeints en retraités égoïstes, technophobes ou privilégiés ; de l’autre, les jeunes générations passent pour des digital natives narcissiques et paresseux. Comme le rappelait Vincent Cocquebert, journaliste et auteur deMillennial Burn-out (Arkhê, 2019), « les clichés sur les “X”, “Y” et “Z” sont un écran de fumée qui nous empêche de voir les vrais phénomènes de montée des inégalités » (Le Monde, entretien du 21 juin 2019).
Génération X oubliée, génération Alpha à l’horizon
Curieusement, au milieu de cette frénésie générationnelle, une cohorte passe sous les radars : la génération X (nés ~1965–1980). Ni tout à fait « jeunes » ni vraiment papy boomers, les X font peu vendre de papier. Les auteurs de l’étude souligne que la Génération X« reste le maillon discret du débat public, rarement au cœur des récits médiatiques ». Moins nombreuse et moins polarisante que ses voisines, cette génération intermédiaire apparaît « surtout dans des récits médiatiques discrets », avec un profil pragmatique (carrière, famille) qui la rend peu visible publiquement.
À l’inverse, la toute nouvelle génération Alpha (enfants nés depuis 2010) commence à peine à pointer dans les médias. Trop jeune pour occuper le devant de la scène, elle n’apparaît pour l’instant qu’à travers des sujets liés à l’enfance – usage des écrans, réseaux sociaux, éducation, santé mentale des ados.
« Encore en périphérie des débats médiatiques », la Gen Alpha « incarne néanmoins les enjeux d’une génération née dans un monde entièrement numérisé et confronté à l’urgence climatique ». Autrement dit, elle symbolise déjà les défis technologiques et écologiques qui marqueront son destin… et les futurs récits la concernant.
Parallèlement, la fracture entre générations s’est bel et bien accentuée ces dernières années, réalité sociale autant qu’angle médiatique. Le Baromètre de la solidarité intergénérationnelle 2024 révèle que 60 % des Français perçoivent un risque de conflit entre les âges, des tensions nourries par « la dette écologique et l’état des finances publiques ». Chez les 18–26 ans, 61 % estiment d’ailleurs que c’est la faute des générations précédentes si elles doivent vivre dans un monde pollué.
Quel avenir pour le récit générationnel ?
Le concept même de « génération » va-t-il survivre aux bouleversements à venir ? Face à l’accélération technologique et aux crises globales, certains imaginent que ces catégories pourraient perdre de leur pertinence. L’intelligence artificielle et les réalités immersives, par exemple, risquent de fragmenter encore davantage les expériences selon l’âge – ou au contraire de brouiller les frontières. Les médias de demain devront également s’adapter à un public ultra-segmenté par les algorithmes.
Le risque ? Voir chaque génération piégée dans sa bulle narrative, sans langage ni référent partagé, ce qui ne ferait qu’attiser une incompréhension mutuelle… à moins qu’émergent de nouveaux imaginaires valorisant la solidarité entre âges face à un destin commun.
Outil marketing, métaphore médiatique ou reflet de véritables transformations sociales ? La question reste posée, comme le formulait (en 2017 déjà) la sociologue Elodie Llobet dans la revue Effeuillage : fait-on face à « des métaphores médiatiques, à un opportunisme marketing ou bien aux illustrations de véritables changements générationnels » ? L’avenir dira si les médias continueront de monter les générations en épingle… ou s’ils choisiront d’autres grilles de lecture pour raconter notre époque.