Augmentation des violences verbales à l’égard des élus de 32 %, des injures au sein du couple qui ne cessent de croître, sans oublier, la brutalité des échanges verbaux dans les collèges, lycées voire au travail. Dans « Les usages sociaux de l’insulte », la linguiste Sylvie Cromer, analyse ces modes d’expression sanctionnés par la loi, mais qui demeurent un fait social élémentaire dans l’ensemble des sphères d’activité, depuis les cours de récréation, jusque dans le domaine professionnel, des halls d’immeubles aux tribunes sportives, de l’univers familial au monde universitaire, dans la vie intime comme dans l’espace public.
Un élève sur dix environ quitte aujourd’hui notre système scolaire en situation d’insécurité linguistique
Mais il ne faut pas négliger le fait que l’insulte, la brutalité verbale, son sens, sa portée sont « meubles » et varient en fonction des époques. À titre d’exemple, le journal Libération du 5 juillet dernier, consacrait un article à cette question « les insultes sexistes, racistes, antisémites, qui sont celles qui font le plus réagir aujourd’hui, étaient bien plus tolérées auparavant. Autrement dit, la nature des insultes change en fonction des valeurs fondamentales que porte la société à un moment donné. Par exemple, il est intéressant de noter qu’au XIXème siècle, dans le jeu politique certaines injures étaient jugées insupportables, et notamment tout ce qui remettait en cause l’honneur personnel – et qualifier quelqu’un de «menteur», de «lâche» ou de «traître» était intolérable.» Dans Violences et Sociétés, l’anthropologue Marcel Jousse analyse « notre incapacité collective à tirer des conséquences pratiques des alertes présentées par les scientifiques qui donne l’impression que les sociétés technologiquement avancées du monde entier sont engagées dans une dynamique d’auto-destruction impactant l’ensemble de la vie sur Terre ». Déjà en 2009, Alain Bentolila, linguiste prévenait dans Libération, « Si nos enfants – je dis bien nos enfants – passent à l’acte plus vite et plus fort, c’est parce que ni nous ni leurs maîtres n’avons su leur transmettre la capacité de mettre pacifiquement en mot leur pensée pour l’Autre. Un élève sur dix environ quitte aujourd’hui notre système scolaire en situation d’insécurité linguistique ».
Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole n’a pas le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique
Pire et si actuelle « l’insécurité linguistique, parce qu’elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole n’a pas le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique ». Une analyse qui vaut pour les brutalités verbales examinées ici par La Fondation de France avec le concours de Viavoice.
Alban Gonord normalien, agrégé et directeur de l’engagement de la Macif décrypte pour nous l’état des violences verbales en 2024 par le biais de la mobilité, sans oublier d’apporter un éclairage sociétal englobant l’ensemble des sphères qui nous concernent tous un jour ou l’autre.
INfluencia : vous venez de dévoiler les résultats d’un rapport sur les violences verbales… Quelles sont vos premières conclusions sur ce sujet, et sur quels terrains vous êtes-vous concentré ?
Alban Gonord : l’insécurité linguistique, parce qu’elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole n’a pas le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique.
IN. : l’étude menée auprès de 2000 personnes par Viavoice en avril dernier, porte dans un premier temps sur les incivilités en société, et sur l’usage des insultes ou violences verbales dans le quotidien. Et de vérifier qu’il y a bien une forme de mutualisation lexicale à l’œuvre dans la société…
A.G. : la première chose que nous avons constatée c’est qu’il y a une fréquence et une brutalité croissante des violences verbales dans la société avec 77 % des Français qui font preuve de violence verbale, et 86 % des Français qui les considèrent de plus en plus récurrentes. Et si je reprends les chiffres, il y a 8 Français sur 10 qui estiment que les insultes sont de plus en plus intenses. La deuxième chose que nous constatons est qu’il s’agit «toujours de la faute des autres », et que ce sont les autres qu’on insulte. Enfin, ce qui est intéressant aussi est de constater que pour 82 % des gens, ces insultes qui se propagent, sont inutiles, puisqu’elles ne nous aident pas à régler le ou les problèmes.
IN. : quelles sont les raisons de cette « escalade », terme certes galvaudé de nos jours…
A.G. : explorer un peu les raisons de cette escalade était également au programme de cette étude. Oui, nous constatons qu’il y a des niveaux d’insultes plus élevés chez les hommes qui, si la discussion se poursuit, peut aboutir à une violence physique, à des gestes violents. Il y a dans la vie des pulsions destructrices et des pulsions créatrices, nous évoquions tout à l’heure l’art comme une pulsion… créatrice, le problème est dans l’autre camp, la destruction. Là où il n’y a plus sublimation, il y a pulsion de mort. Albert Camus, dans Le Premier Homme résumait cela très bien en écrivant « l’homme ça ne s’empêche pas ». Et bien là, nous y sommes, l’insulte ça ne s’empêche pas. L’impression qu’il y a une forme de libération agressive immédiate et qui ne correspond même sans finalité pratique puisque ça ne règle aucun problème pour 80 % des gens. C’est une forme de décharge incontrôlée.
IN. : pourquoi ces dernières s’expriment-elles le plus souvent en voiture, à vélo, bref, sur la route…
A.G. : près de 8 Français sur 10 déclarent proférer des insultes : ils sont 65% à en dire de temps en temps, et 12% tous les jours. Sur la route, les Français cèdent à la “road rage”, la rage du volant avec 65% des insultes qui sont entendues sur la route. 33% des Français ont déjà assisté à des violences physiques survenues suite à des insultes.
IN. : la route serait-elle comme dans les séries de jeux vidéo « Call of Duty » ou Assassin’s Creed, un réceptacle à pulsions ?
A.G. : sur la route, le sentiment de liberté prône sur les autres sentiments. 67% des Français déclarent prononcer des insultes sur la route principalement. La présence de l’autre, et a fortiori ses incivilités, apparaissent donc comme des atteintes à ces libertés. À cela s’ajoutent le risque et la peur : les causes « immédiates » de violences verbales sont des comportements à risque : queue de poisson, véhicule trop proche, absence des clignotants…, et en conséquence des violences verbales provoquées par une « peur » de l’accident (66%).
Sans surprise, ce sont bien les conducteurs de voiture qui s’énervent le plus contre les vélos en première position (64%), les autres voitures (57%), les deux-roues et les vélos (54 et 53%) puis les trottinettes (43%). Ce sont ensuite les conducteurs de trottinettes et les vélos qui s’énervent surtout contre les conducteurs de voiture, mais également les piétons. Pour les utilisateurs des transports en commun, des émotions très négatives ressortent largement en tête : énervement (39%), anxiété (41%), frustration (28%) et colère (14%). Vous avez raison de souligner l’analogie entre jeux et automobile, ou réseaux sociaux, qui créent d’une certaine manière une impunité, et une liberté de parole excessive, spectaculaire…
IN. : de quoi les Français s’insultent le plus ? Et comment l’expliquez-vous ?
« Connard/Connasse » et «Con/conne» sont les plus utilisés respectivement par 48% et 43% des Français. On retrouve « abruti » utilisé par 31% des Français et surtout par les plus de 50 ans (39%). « Enculé » est utilisé par 13% des Français dont 19% d’hommes. Ensuite les bien connus « bouffon », « salaud/salope », « fils de pute », « bâtard » et « tocard » utilisés surtout par les moins de 35 ans…
IN. : vous vous réjouissez du fait que le terme « pédé » soit rétrocédé en dernière place ?
A.G. : oui, pédé utilisé par seulement 4% des Français, était il y a 30 ans en tête des insultes… La société change, et s’ouvre…
IN. : comment La Macif à l’origine de cette étude, traite ces maux et ces mots ?
A.G. : « Sur le moment », beaucoup tentent de se maîtriser, c’est-à-dire de s’évader, que ce soit par la musique (57 %) ou par la relativisation (53 %). Mais ces réponses sont immédiates… Sur le fond, 56 % des Français estiment possible de « faire de la prévention », pour sensibiliser et éviter ces « tensions inutiles». Ces violences sont majoritairement imputées à un manque de civilité (56%) mais aussi de discipline (38%) et d’éducation (33%). Pour les répondants, la prévention doit être assurée via l’éducation (auto-école, parents, stages, ateliers, formations) mais également avec davantage de contenus de prévention et de sensibilisation (campagnes publicitaires, spots TV…).
IN. : vous avez lancé récemment « Hurler les civilités ». De quoi s’agit-il ?
A.G. : chaque année, la Macif réalise plus de 800 actions de prévention de sécurité routière, en allant à la rencontre de ses sociétaires pour leur rappeler le code de la route, le constat amiable, les sensibiliser à la sécurité routière etc. La Macif mène également des actions innovantes concernant les bienfaits de l’entraînement attentionnel sur la conduite (webinaires, séances de mise en pratique en agence “comment rester zen au volant”, vidéos avec des clés pour rester plus calme et attentif au volant). Mais aussi des campagnes. Comme la prochaine qui sortira dans deux semaines et dont l’idée est de remplacer des insultes par des mots d’amour… Hurler des civilités, en somme.