L’influence masquée : quand les créateurs sans visage bousculent le marketing d’influence
Longtemps, le marketing d’influence a mis en avant des personnalités très exposées, adeptes du personal branding et de la mise en scène de soi. Mais une tendance émergente inverse la donne : l’influence masquée, ou comment briller sur les réseaux sans révéler son identité.
Les « faceless influencers », une nouvelle génération de créateurs, prospèrent ces derniers mois sur les réseaux sociaux … tout en faisant de leur anonymat une de leur valeur cardinale. Le phénomène a même pris une nouvelle ampleur : « Sur TikTok, quelque 200 000 posts apparaissent sous le tag #Faceless et cumulent plus d’un milliard de vues. Et sur Facebook, des groupes tels que Girls Gone Faceless rassemblent déjà près de 100 000 membres », énumérait l’hebdomadaire The Economist le 13 février dernier. Autrement dit, ce n’est plus l’image qui fait l’influence, mais la manière de s’en affranchir.
Le phénomène intrigue autant qu’il séduit. Selon Julia Markowitz, agente d’influenceurs chez Emerald Woods Management, et dont les propos ont été relayés par Courrier International : « Ces créateurs d’un nouveau genre sont tout autant suivis que les influenceurs traditionnels ». Leur popularité s’explique notamment par un rapport différent au public : « leurs abonnés sont fascinés par leur manière de vivre et non par leur vie à proprement parler », précise-t-elle. En se focalisant sur l’activité plutôt que sur la personnalité, ces influenceurs instaurent une relation plus neutre et inclusive avec leur audience. Pour The Economist, ce contenu plus neutre facilite l’identification du public. Une tendance de fond à rebours de l’ère de l’ultra-personnalisation et du culte de l’ego qui semblait structurer l’essentiel de la creator economy.
Derrière le masque…
Pourquoi choisir de rester dans l’ombre quand le succès frappe à la porte ? Les motivations sont multiples et souvent pragmatiques. La première tient à la préservation de la vie privée, selon l’adage bien connu «Pour vivre heureux, vivons cachés » qui semble guider bon nombre de ces créateurs. Être propulsé du jour au lendemain au rang de célébrité du web peut s’avérer éprouvant. Des youtubeurs très populaires, comme Michou en France, rappellent régulièrement à qui – de sain – veut l’entendre de ne pas les suivre jusqu’à leur domicile au risque d’empiéter allégrement sur leur intimité. En plus de la quiétude au quotidien, l’anonymat protège en partie contre le cyberharcèlement et les attaques personnelles. Ne pas afficher son visage, c’est retirer une cible facile aux commentaires malveillants sur le physique ou l’identité. Une protection n’est malheureusement pas absolue – nous y reviendrons –.
Par ailleurs, mettre en avant le contenu plutôt que sa personne est un choix artistique et stratégique. Le youtubeur français Maskey, connu pendant des années pour apparaître avec un masque noir, expliquait qu’il voulait que son travail parle de lui-même. « Être “anonyme” permet aux abonnés de s’intéresser au contenu plus qu’au créateur », confiait-il ainsi dans une interview à Clique. Ce principe, Maskey l’a appliqué durant sept ans de vidéos sur YouTube, refusant de montrer son visage afin de « préserver (sa) vie privée » et de ne pas devenir une vedette malgré lui. « J’avais peur de me planter, c’est pour ça que j’ai mis un masque… Je n’avais pas envie d’être célèbre. J’ai du mal avec ce concept », expliquait-il à BFMTV. Pour lui, rester dans l’ombre était une manière de conjurer la pression du succès et de garder le contrôle sur son image – en l’occurrence, son non-image.
Enfin, l’anonymat offre une forme de liberté créative et logistique. Créer du contenu sans se montrer peut-être moins contraignant : pas besoin d’être impeccable à l’écran en toutes circonstances, ni de consacrer des heures à soigner son apparence pour chaque vidéo. « Les jeunes femmes veulent se faire un peu d’argent en plus de leur travail sans devoir passer des heures à se préparer pour être impeccable à l’écran », observe Fallon Lowery, agente spécialisée dans l’influence, dans The Economist. Le masque ou le pseudonyme décomplexe la création de contenu, une manière de vivre l’aventure de l’influence sans ses inconvénients.
… certains poids lourds de l’écosystème
Contrairement à une idée reçue, ces influenceurs de l’ombre ne sont pas cantonnés à la marge – certains figurent même parmi les plus grandes stars du web. L’un des exemples les plus emblématiques est Dream, un youtubeur américain spécialiste de Minecraft. Pendant des années, Dream a cultivé le mystère autour de son identité, apparaissant en vidéo affublé d’un simple smiley stylisé en guise de visage. Sa popularité a explosé : plus de 30 millions d’abonnés sur YouTube, des collaborations avec les plus grands – il a même joué en live avec la députée américaine Alexandria Ocasio-Cortez –. L’anonymat faisait partie intégrante de sa légende et de son storytelling. « L’anonymat a fait de Dream ce qu’il est. Il a conféré à une personne tout à fait ordinaire une aura mystérieuse », analysait la journaliste Imogen Mellor dans un article qui revenait en 2022 sur son incroyable success story.
En octobre de la même année, après huit ans de carrière, Dream a finalement révélé son visage lors d’un événement en ligne suivi par plus d’un million de personnes en direct. Ironie du sort : là où il espérait se libérer, la révélation a provoqué un déluge de réactions négatives sur les réseaux. Sur Twitter, le hashtag #PutTheMaskBackOn a rapidement émergé, et certains sont allés jusqu’à lancer « he’s ugly » en tendance mondiale. Moins d’un an plus tard, ébranlé par les moqueries et critiques sur son apparence, Dream a annoncé regretter cette surexposition soudaine. Il a supprimé toutes les images de lui en circulation et remis son masque virtuel. Time rapporte qu’il « regrettait l’attention et la haine » reçues après son face reveal, et a décidé de redevenir « juste un gamer sans visage ».
Sur la scène francophone, le cas de Maskey est tout aussi révélateur. En décembre 2022, il faisait « enfin » tomber le masque dans une vidéo surprise. Là encore, la réaction du public a été contrastée. Beaucoup de fans ont salué son honnêteté, mais d’autres ont déversé un flot d’insultes, y compris racistes, sur son physique, à l’image de son confrère étasunien.
Dans l’ombre, la lumière du contenu
Bien sûr, nombre de créateurs préfèrent, eux, maintenir le mystère coûte que coûte. Le youtubeur français Le Règlement, par exemple, figure depuis des années parmi les références de l’analyse musicale sur YouTube sans jamais avoir montré son visage. Idem pour Corpse Husband, streamer et musicien américain à la voix caverneuse, dont l’identité réelle reste inconnue malgré une base de fans ultra-dévoués. Citons également les VTubeurs – ces vidéastes qui incarnent un avatar virtuel animé, souvent inspiré des personnages de manga. Née au Japon avec des pionnières comme Kizuna AI, la vague VTube s’est mondialisée : aujourd’hui, des millions d’abonnés suivent sur Twitch ou YouTube des personnages virtuels derrière lesquels se cachent des performeurs anonymes. Ces avatars permettent toutes les fantaisies – incarner un chaton facétieux ou une guerrière intergalactique – tout en préservant l’incognito du créateur.
Enfin, l’influence sans visage ne concerne pas que les figures individuelles – elle s’étend aussi aux formats de vidéos “POV” ou “silencieux” très en vogue. Sur TikTok, on trouve quantité de contenus lifestyle où l’on ne voit jamais le visage de l’auteur : routines bien-être filmées en plongée sur les mains, sessions de nettoyage ou de cuisine cadrées de sorte qu’on n’aperçoit que des gestes… L’exemple de Victoria Ortega, alias Elysian Living sur les réseaux, est parlant. Cette Américaine cumule près de six millions de followers en postant des vidéos de sa vie quotidienne – astuces ménage, recettes de beauté – sans jamais montrer son visage. « Le plus gros avantage, c’est la liberté qui va avec ce métier », dit-elle pour expliquer ce choix. Son succès prouve qu’un influenceur peut tout à fait construire une relation de confiance et de proximité avec son audience sans révéler son identité visuelle.
Quels enjeux pour les marques et les agences ?
L’essor de ces créateurs incognito n’est pas passé inaperçu des professionnels du marketing. Pour les marques et les agences, il ouvre de nouvelles opportunités… et pose aussi quelques questions inédites. Du côté des opportunités, les influenceurs sans visage représentent un canal d’influence innovant qui remet les produits sur le devant de la scène. En effet, dans un partenariat avec un créateur anonyme, la vedette de la campagne sera davantage l’objet mis en avant que l’influenceur lui-même. Pour une marque, cela peut signifier un plus grand focus sur l’intégration “réelle” de son produit dans la vie de tous les jours, par exemple, sans l’écran de la persona publique. De quoi rendre le placement de produit plus naturel.
Autre atout non négligeable : ces influenceurs préservent une part de mystère qui intrigue et fidélise leur audience. On sait que le message passe, mais le messager conserve un voile d’anonymat qui alimente la conversation. Certaines agences commencent d’ailleurs à se spécialiser dans la gestion de ces talents atypiques. On pense aux virtual influencers entièrement fictifs – comme Lil Miquela, l’avatar Instagram aux millions d’abonnés – qui ont préparé le terrain – les communicants ont appris à travailler avec des entités sans visage humain. Avec de vrais créateurs en chair et en os mais anonymes, les campagnes peuvent gagner en créativité, en jouant sur l’angle du mystère ou en exploitant l’identité visuelle alternative du créateur –mascotte, logo, voix distinctive, etc. –.
Cependant, cette tendance soulève aussi des défis spécifiques pour les marques. D’abord, l’absence d’identité publique complique l’exercice habituel du personnal branding. Engager un influenceur, c’est souvent chercher à bénéficier de son image personnelle – son style, son sourire, son charisme. Ici, cette dimension est gommée ce qui force les marques à adapter leur approche.
Ensuite, il y a la question de la confiance et de la transparence. Collaborer avec un individu masqué suppose à l’agence de bien le connaître en coulisses. Or, par définition, ces créateurs tiennent à garder des pans de leur identité privés. Les agences doivent instaurer une relation de confiance très forte – vérifier que l’influenceur respecte la réglementation – par exemple sur les publicités déclarées –, qu’il n’a pas de bad buzz caché qui pourrait resurgir, etc., le tout sans pouvoir toujours capitaliser sur une réputation préexistante. En somme, il faut faire confiance au pseudo autant qu’à la personne réelle.
Un enjeu connexe est la durabilité de l’anonymat : si l’influenceur venait à dévoiler son visage ou se faire doxxer (dévoiler en ligne), l’aura autour de ses contenus pourrait changer du jour au lendemain. La campagne d’influence construite sur son anonymat pourrait perdre de sa superbe – ou au contraire gagner un surcroît d’attention médiatique inattendu. C’est un pari. Pour les marques, cela implique de gérer cette part d’incertitude et d’avoir éventuellement des plans de communication prêts au cas où l’anonymat tomberait.
Enfin, l’aspect technique et créatif n’est pas à négliger : comment intégrer un influenceur sans visage dans un live événementiel ou une story Instagram brandée ? Souvent, ces créateurs contournent le problème en redoublant de créativité visuelle : usage d’avatars 3D, cadrages astucieux, mise en scène soignée de leurs mains ou de leur silhouette… Les marques peuvent tout à fait jouer le jeu, en sponsorisant par exemple un filtre AR (réalité augmentée) signature pour l’influenceur, ou en prévoyant des événements virtuels plutôt que physiques. L’adaptation est la clé, et beaucoup d’acteurs du marketing se disent prêts à innover.
Masques et anonymat : une perspective culturelle
Bien qu’il prenne une ampleur inédite avec les réseaux sociaux, le désir d’anonymat chez les créateurs n’a rien de nouveau. Dans l’histoire, nombreux sont les artistes qui ont choisi de masquer leur identité pour libérer leur art – ou leur vie. En littérature, l’exemple d’Elena Ferrante est souvent cité. Cette romancière italienne, autrice du best-seller L’Amie prodigieuse, a gardé son vrai nom secret depuis ses débuts dans les années 1990. Elle refuse les apparitions publiques et les interviews en personne, revendiquant le droit de « se retirer des rituels auxquels les écrivains sont obligés de se plier pour soutenir leur livre en leur prêtant l’image de leur auteur ». Le tout en soulignant pudiquement que ses livres n’en ont pas souffert, bien au contraire. On peut y voir un parallèle direct avec ces influenceurs sans visage dont les vidéos démontrent leur indépendance vis-à-vis de toute starification personnelle.
Le monde de la musique offre lui aussi de fameux exemples d’artistes masqués. Que l’on songe aux casques futuristes des Daft Punk, au visage voilé de la chanteuse Sia, ou encore au masque métallisé du regretté rappeur MF Doom, l’anonymat est utilisé comme un élément de narration et de branding artistique. Dans le cas des Daft Punk, rester anonymes derrière leurs casques de robots a contribué à forger un mythe et à focaliser l’attention sur leur musique plutôt que sur leur personne. Ce procédé n’est pas sans rappeler la tradition littéraire des hétéronymes, ces alter ego d’écrivains, comme Fernando Pessoa créant toute une galerie d’auteurs imaginaires pour mieux exprimer les différentes facettes de son génie.
Sur la scène de l’art contemporain, l’énigme Banksy est un autre cas d’école. Son anonymat est même indissociable de sa légende et de la portée de ses œuvres satiriques. Banksy a parfaitement conscience du pouvoir subversif de l’invisibilité. Il a d’ailleurs tourné en dérision la prédiction d’Andy Warhol sur le « quart d’heure de célébrité » accessible à tous : sur l’un de ses pochoirs urbains les plus célèbres, on peut lire « À l’avenir, chacun sera anonyme pendant 15 minutes ». Voilà le réel renversement à l’œuvre : dans un monde saturé d’images et d’egos surexposés, l’anonymat devient peut-être le vrai luxe, le dernier frisson à la mode.
L’anonymat comme acte de présence
Dans chacun de ces exemples, cacher son identité n’est pas un aveu de faiblesse, mais un geste de liberté et de défi. « Utiliser un pseudonyme, c’est s’octroyer une liberté qui va à l’encontre des règles », explique ainsi l’écrivain Yann Perreau dans Le Monde en mars 2017. Comme quoi les faceless influencers s’inscrivent finalement dans une longue tradition d’anonymat choisi. De Romain Gary – et son double littéraire Émile Ajar – jusqu’aux avatars virtuels d’aujourd’hui, ils la réinventent simplement à l’ère numérique, dans l’arène lucrative et médiatique de la creator economy.
L’essor de l’influence masquée pose un regard frais sur notre rapport à l’identité à l’ère numérique. Ces créateurs anonymes montrent qu’il est possible de fédérer des communautés massives, de peser sur les tendances, voire de collaborer avec des marques de premier plan, tout en préservant une part de mystère. En refusant de « vendre leur visage », ils recentrent le discours sur ce qu’ils offrent réellement : du contenu, une expertise, un divertissement.
On peut y voir un prélude à l’influence de demain, peut-être de plus en plus hybride, mêlant personnes réelles anonymes, avatars virtuels et même, pourquoi pas, IA influente. Car si le visage humain s’efface, la porte s’ouvre à des contenus générés artificiellement. The Economist prédit ainsi un futur où « de faux influenceurs vendront dans de faux décors des produits faussement luxueux ». Une projection grinçante qui souligne en creux la responsabilité des acteurs actuels de l’influence. Et si, à défaut de nos 15 minutes de célébrité, nous aspirions tous à nos 15 minutes d’anonymat ?